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L'appel de Cthulhu - Howard-Phillips LOVECRAFT, L'horreur d'argile

L'horreur d'argile

Ce qu'il y a de plus pitoyable au monde, c'est, je crois, l'incapacité de l'esprit humain à relier

tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île placide d'ignorance, environnée de noirs océans

d'infinitude que nous n'avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune

s'évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu'à présent peu nui. Un jour, cependant, la

coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le

réel et sur l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous restera plus qu'à sombrer

dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans

la paix et la sécurité d'un nouvel obscurantisme.

Les théosophes ont eu l'intuition de la grandeur effrayante du cycle cosmique à l'intérieur

duquel notre univers et la race humaine ne sont que des incidents éphémères. Ils ont fait

allusion à d'étranges survivances en des termes qui devraient glacer le sang, si un aimable

optimisme ne les masquait. Mais ce n'est pas d'eux que me vint l'unique vision fugitive des

ères interdites qui me glace quand j'y songe et me rend fou quand j'en rêve. Cette vision,

comme toutes les visions redoutables de la vérité, surgit brusquement de la juxtaposition

accidentelle d'éléments distincts – en l'occurrence, un fait divers tiré d'un vieux journal et les

notes d'un professeur défunt. Je souhaite qu'il n'y ait jamais personne pour effectuer à

nouveau ce rapprochement. Il est certain que, si je vis, je n'ajouterai plus sciemment d'anneau

à une chaîne aussi hideuse. Je suis persuadé que le professeur avait lui aussi l'intention de

garder le silence sur ce qu'il savait et qu'il aurait détruit ses notes si une mort soudaine ne

l'avait emporté.

Je pris connaissance de cette affaire au cours de l'hiver 1926-1927, à la mort de mon grandoncle,

George Gammel Angell, professeur honoraire de langues sémitiques à l'université Brown,

de Providence, dans l'Etat de Rhode Island. L'autorité du professeur Angell en matière

d'inscriptions anciennes était largement reconnue et il était souvent consulté par les

responsables des grands musées. Aussi sa disparition, à l'âge de quatre-vingt-douze ans, estelle

demeurée dans la mémoire de nombreuses personnes. Localement, l'émotion qu'elle

suscita s'accrut du fait de l'obscurité de la cause de sa mort. Le professeur avait succombé

alors qu'il revenait du bateau de Newport. Il était tombé brusquement, disaient les témoins,

après avoir été bousculé par un Noir à l'allure de marin, sorti de l'une des curieuses et

sombres cours qui s'ouvraient sur le flanc abrupt de la colline et offraient un raccourci entre

le port et la maison du défunt, dans Williams Street. Les médecins n'avaient pu découvrir

d'affection visible et avaient conclu, à la suite d'une délibération embarrassée, que quelque

obscure défaillance cardiaque, produite par la montée rapide d'une pente aussi raide pour un

homme de cet âge, avait été responsable de sa fin. A l'époque, je ne vis aucune raison de

ne pas me ranger à cette opinion mais, depuis quelques temps, j'ai commencé à me poser

des questions – et même plus que cela.

En tant qu'héritier et exécuteur testamentaire de mon grand-oncle, étant donné qu'il était mort

veuf et sans enfants, j'étais censé examiner ses papiers de manière assez approfondie. C'est

dans ce but que j'emportai ses fiches et ses dossiers au grand complet dans mon

appartement de Boston. La plus grande partie du matériel que je classai était destinée à la

Société Américaine d'Archéologie qui la publierait un jour, mais l'un des dossiers m'intriguait

infiniment et je n'avais pas du tout envie de le communiquer à qui que ce soit. Il était fermé

et je n'en trouvais pas la clé ; l'idée me vint alors d'examiner l'anneau que mon oncle portait

toujours dans sa poche. Et je réussis, en effet, à l'ouvrir ; mais cela fait, ce fut pour me

retrouver, me sembla-t-il, devant une barrière encore plus haute et plus hermétiquement close.

Que pouvaient signifier l'étrange bas-relief d'argile, les notes, les récits incohérents et les

coupures de presse que j'y trouvais ? Mon oncle, dans les dernières années de sa vie, avait-il

ajouté foi aux impostures les plus superficielles ? Je résolus de rechercher le sculpteur

excentrique, responsable du trouble apparent de la paix de l'esprit du vieil homme.

Ce bas-relief était un rectangle grossier de moins d'un pouce d'épaisseur et d'environ cinq

pouces sur six, manifestement récent. Les dessins, pourtant, n'avaient rien de récent, ni dans

leur harmonie, ni dans ce qu'ils suggéraient. En effet, si les fantaisies du cubisme et du

futurisme ont été nombreuses et désordonnées, elles n'ont pas souvent répété la régularité

secrète qui se dissimule dans le graphisme préhistorique. Or, pour l'essentiel, ces dessins

paraissaient bien être les symboles d'une écriture. Ma mémoire, pourtant, en dépit de la

connaissance approfondie que j'avais désormais acquise des papiers et des collections de

mon oncle, ne me fut d'aucun secours quand il s'agit d'identifier cette catégorie particulière ou

même de deviner ses affiliations les plus lointaines.

Au-dessus de ce qui, apparemment, était des hiéroglyphes, se trouvait une figure, placée là

dans une intention d'illustration évidente, même si l'exécution impressionniste n'autorisait pas

que l'on se fît une idée très nette de sa nature. On aurait dit une sorte de monstre, ou de

symbole représentant un monstre, d'une forme telle que seul un esprit morbide avait pu le

concevoir. Si je dis que mon imagination quelque peu extravagante se laissa aller à y voir

tout à la fois les formes d'une pieuvre, d'un dragon et d'une caricature humaine, ce ne sera

pas trahir l'esprit de la chose. Une tête molle, tentaculée, surmontait un corps grotesque et

écailleux, équipé d'ailes rudimentaires, mais c'était la ligne générale de l'ensemble qui

provoquait le choc le plus violent et le rendait plus effrayant. Derrière la figure, à l'arrière-plan,

on devinait la vague suggestion d'une architecture cyclopéenne.

Les textes qui accompagnaient cet objet bizarre étaient de la main du professeur Angell et

semblaient avoir été rédigés tout récemment, à l'exception d'un paquet de coupures de

presse. C'étaient des notes, sans aucune prétention littéraire. Le document apparemment le plus

important portait le titre CULTE DE CTHULHU, soigneusement écrit en caractères d'imprimerie,

comme pour éviter toute erreur de lecture sur un mot aussi inhabituel. Ce manuscrit était

divisé en deux sections, dont la première était intitulée « 1925 – Rêves et oeuvres d'aprèsrêves

d' H. A. Wilcox, 7 Thomas Street, Providence, Rhode Island », et la seconde, « Récit de

l'inspecteur John R. Legrasse, 121 Bienville Street, La Nouvelle-Orléans, Louisiane, à la

conférence de 1908 de la S.A.A. – Notes à propos de ce dernier et de la relation du prof.

Webb ». Les autres documents manuscrits n'étaient que des notes brèves, certaines relatant

les rêves étranges faits par diverses personnes, d'autres comportant des citations tirées de

livres et de revues de théosophie (notamment, L'Atlantide et La Lémurie perdue de W. Scott-

Elliott). Quant au reste, il s'agissait de commentaires sur quelques passages de classiques de

la mythologie et de l'anthropologie, tels que Le Rameau d'or de Frazer, ou Le Culte des

sorcières en Europe occidentale, de Miss Murray. Les coupures faisaient essentiellement

allusion aux maladies mentales et aux épidémies extraordinaires de folie ou de délire collectif

que l'on avait pu constater au printemps de l'année 1925.

La première partie du manuscrit principal contait une très étrange histoire. Il semble que, le 1er

mars 1925, un jeune homme mince et brun, l'air névrosé et surexcité, soit venu rendre visite

au professeur Angell en lui apportant le singulier bas-relief d'argile, encore tout humide et tout

frais. Sa carte portait le nom d'Henry Anthony Wilcox et mon oncle sut ainsi qu'il était le plus

jeune fils d'une excellente famille qu'il connaissait un peu. Ce garçon avait étudié la sculpture

peu de temps auparavant à l'Ecole des Beaux-Arts de Rhode Island et vivait seul dans une

grande maison du nom de « Fleur de lys », non loin de cette institution. Wilcox était un jeune

homme précoce, dont les dons étaient reconnus, mais aussi la grande excentricité car, depuis

l'enfance, il avait attiré l'attention sur lui pour l'habitude qu'il avait de raconter des histoires

curieuses et des rêves étranges. Il disait de lui-même qu'il était « hypersensible sur le plan

psychique », mais les habitants de cette ancienne cité commerciale, des hommes posés, se

contentaient de le considérer simplement comme un « original ». Se mêlant rarement aux gens

de son milieu, il avait peu à peu cessé de fréquenter la société et il n'était plus à présent

connu que d'un petit groupe d'esthètes, originaires d'autres villes. Le Club d'Art de Providence

lui-même, soucieux de préserver son conservatisme, l'avait jugé tout à fait désespérant.

Lors de sa visite, poursuivait le manuscrit du professeur, le sculpteur avait subitement fait

appel aux connaissances archéologiques de son hôte en lui demandant d'identifier les

hiéroglyphes du bas-relief. Il s'était exprimé de façon rêveuse, tendue, ce qui suggérait

l'affectation et aliénait toute sympathie. Mon oncle avait d'ailleurs mis quelque brusquerie à lui

répondre, car la fraîcheur manifeste de l'état de la tablette pouvait tout impliquer, sauf un

rapport avec l'archéologie. La réplique du jeune Wilcox, qui avait assez impressionné mon

oncle pour qu'il s'en souvienne et la note mot à mot, avait été faite sur un ton de poésie

fantastique, qui avait dû être imprimé à toute la conversation et dont je me suis aperçu,

depuis, qu'il était hautement caractéristique du personnage. Il avait dit : « C'est neuf, c'est exact,

car je l'ai fait la nuit dernière au cours d'un rêve de cités étranges ; et ces rêves sont plus

anciens que la sombre Tyr, le Sphinx contemplatif ou Babylone ceinturée de jardins. »

C'est alors qu'il avait commencé ce récit incohérent qui avait soudain réveillé quelque chose

dans la mémoire endormie de mon oncle et fait que celui-ci l'avait écouté avec un intérêt

passionné. Il y avait eu un léger tremblement de terre, la nuit précédente, le plus considérable

qui ait été ressenti en Nouvelle-Angleterre depuis plusieurs années. Or, l'imagination de Wilcox

en avait été vivement affectée. Après s'être endormi, il avait fait un rêve comme il n'en avait

encore jamais fait, avec des cités cyclopéennes, faites de blocs de pierre titanesques et de

monolithes qui s'élançaient vers le ciel, le tout ruisselant de vase verte et sinistre d'horreur

latente. Des hiéroglyphes couvraient murailles et piliers, et d'un point indéterminé, au-dessous

de lui, était sortie une voix qui n'était pas une voix ; une sensation chaotique que seule

l'imagination permettait de traduire en sons, mais qu'il avait tenté de rendre par

l'enchevêtrement presque imprononçable de ces lettres : « Cthulhu fhtagn ».

Cet entremêlement verbal avait été la clé du souvenir qui avait excité et troublé le professeur

Angell. Il avait questionné le sculpteur avec une minutie toute scientifique. Il avait ensuite

examiné avec une intensité presque frénétique le bas-relief auquel le jeune homme s'était

retrouvé en train de travailler, glacé et simplement vêtu de ses vêtements de nuit, quand le

réveil l'avait surpris, stupéfait. Mon oncle avait accusé son grand âge, devait dire plus tard

Wilcox, de la lenteur avec laquelle il avait identifié les hiéroglyphes et le dessin qui les

illustrait. Nombre de ses questions parurent très déplacées à son visiteur, surtout celles qui

tendaient à l'associer avec des cultes ou des sociétés étranges. Wilcox ne parvenait pas à

comprendre les adjurations répétées de silence qu'il se voyait présenter, en échange d'une

admission à quelque vaste savoir religieux, mystique ou païen. Quand le professeur Angell fut

persuadé que le sculpteur ignorait en réalité tout culte ou tout système de tradition cryptique,

il assiégea son visiteur de prières pour qu'à l'avenir il vienne lui raconter ses rêves. Le

résultat fut positif, car, après la première entrevue, le manuscrit mentionne les visites

quotidiennes du jeune homme, visites au cours desquelles il rapportait de surprenants

lambeaux d'une imagerie nocturne dont la substance demeurait toujours quelque terrible vision

cyclopéenne de pierre noire et ruisselante, accompagnée d'une voix ou d'une intelligence

souterraine qui criait, monotone, des messages énigmatiques que l'on pouvait qualifier de sons

inarticulés. Les deux vocables les plus fréquemment répétés étaient ceux que rendent les

lettres « Cthulhu » et « R'lyeh ».

Le 23 mars, disait encore le manuscrit, Wilcox n'était pas venu. Une visite à son domicile

permit de savoir qu'il avait été pris d'une obscure sorte de fièvre et transporté dans sa famille

à Waterman Street. Il avait appelé dans la nuit, réveillant divers autres artistes qui logeaient

dans le même bâtiment que lui, et il n'avait plus manifesté depuis lors que des alternances

d'inconscience et de délire. Mon oncle avait aussitôt appelé la famille par téléphone et, dès

lors, avait accordé une attention sans relâche à cette affaire, se rendant souvent au cabinet

de Thayer Street du Dr. Tobey, auquel on avait fait appel. L'esprit fébrile du jeune homme

explorait manifestement d'étranges domaines et le docteur frissonnait parfois quand il en

parlait. Il y avait, certes, ce dont il avait déjà rêvé, mais aussi des allusions désordonnées à

une chose gigantesque qui avait « des miles de haut » et qui marchait ou montait à pas

pesants. Il ne devait jamais décrire complètement cette chose, mais certaines paroles

prononcées dans son délire et répétées par le Dr. Tobey convainquirent le professeur qu'il

devait s'agir de la monstruosité sans nom qu'il s'était efforcé de reproduire dans sa sculpture

de rêve. Toute référence à cet objet, ajoutait le docteur, était invariablement le prélude à une

léthargie dans laquelle sombrait le jeune homme. Chose curieuse, sa température ne s'élevait

guère au-dessus de la normale ; par ailleurs, l'état général était tel qu'il suggérait la présence

d'une fièvre véritable, plutôt que celle d'un trouble mental.

Le 2 avril, vers trois heures de l'après-midi, toutes traces de la maladie de Wilcox disparurent

soudain. Il s'assit bien droit dans son lit, fut surpris de se retrouver chez ses parents et parut

tout ignorer de ce qui s'était passé, en rêve ou dans la réalité, au cours de la nuit du 22

mars. Comme le docteur le jugeait rétabli, il retourna au bout de trois jours dans son

appartement. Il ne devait plus être d'aucune assistance pour le professeur Angell. Les rêves

étranges s'étaient évanouis au moment où il avait guéri et mon oncle cessa de recueillir ses

pensées nocturnes au bout d'une semaine de récits de visions des plus ordinaires sans

grand sens ni intérêt.

C'est ici que s'arrêtait la première partie du manuscrit, mais les références qui étaient faîtes à

certaines des notes en désordre me donnèrent beaucoup à penser – tant, même, que seul le

scepticisme invétéré qui était alors à la base de ma philosophie peut expliquer la défiance

prolongée que j'éprouvais à l'égard de l'artiste. Les notes en question décrivaient les rêves de

diverses personnes pendant la période où le jeune Wilcox avait ses étranges visitations. Mon

oncle, semble-t-il, avait rapidement mis en place un corps d'enquête d'une ampleur prodigieuse

auprès de la majeure partie des amis qu'il pouvait interroger sans impertinence. Il priait de lui

envoyer le récit des rêves qu'ils faisaient chaque nuit et la date de toutes les visions

notables qu'ils avaient eues depuis quelques temps. Sa requête paraissait avoir été reçue de

façons fort diverses. Pourtant, il avait très certainement dû recevoir plus de réponses qu'il n'en

pouvait examiner sans secrétaire. Cette correspondance originale n'avait pas été conservée,

mais ses notes en constituaient un résumé très complet et profondément significatif. La plupart

des gens appartenant à la haute société et au monde des affaires – le traditionnel « sel de la

terre » de la Nouvelle-Angleterre – avaient fourni un résultat presque entièrement négatif, encore

que, dans certains cas isolés, des impressions nocturnes, inquiètes bien qu'à peine ébauchées,

eussent été ressenties ici ou là, toujours entre le 23 mars et le 2 avril – période du délire du

jeune Wilcox. Les scientifiques n'avaient guère été affectés non plus, bien que, dans quatre

cas, de vagues descriptions eussent suggéré qu'il y avait eu une découverte fugitive de

paysages étranges et que, dans un autre cas, il eût été fait mention d'une appréhension à

l'égard de quelque chose d'anormal.

Ce fut des artistes et des poètes que vinrent les réponses pertinentes et je suis convaincu

qu'ils auraient été pris de panique s'ils avaient pu comparer leurs témoignages. Quoi qu'il en

soit, comme je ne pouvais consulter les originaux, je soupçonnais à demi celui qui les avait

analysés d'avoir posé des questions allant dans le sens qu'il souhaitait ou de n'avoir gardé

de cette correspondance que ce qui venait appuyer ce qu'il avait depuis peu résolu de

chercher. Voilà pourquoi je demeurais persuadé que, ayant eu d'une manière ou d'une autre

connaissance de données plus anciennes que mon oncle aurait eues en sa possession, Wilcox

avait trompé le vieux savant. Les réponses des artistes révélaient une histoire bien troublante.

Entre le 28 février et le 2 avril, beaucoup d'entre eux avaient fait des rêves très bizarres, ces

rêves ayant été infiniment plus fréquents pendant la période où le jeune sculpteur avait déliré.

Un quart de ceux qui avaient envoyé un compte-rendu témoignait avoir assisté à des scènes

et perçu des quasi-sons pas très différents de ceux que Wilcox avait décrits. Et certains de

ces rêveurs avouaient avoir eu une peur intense de la chose gigantesque et indicible qui

était devenue visible vers la fin. L'un des cas, qu'une note décrivait en détail, était tout à fait

attristant. Le sujet, un architecte très connu qui avait un penchant pour la théosophie et

l'occultisme, avait été pris de folie violente le jour où Wilcox avait été lui-même frappé et il

était mort quelques mois plus tard, après avoir poussé des cris incessants pour demander

qu'on le sauve de quelque lieu infernal. Si mon oncle avait utilisé les noms au lieu

d'employer simplement une numérotation, j'aurais entrepris à mon tour une enquête et procédé

à quelques vérifications. Malheureusement, je ne parvins à retrouver que quelques témoins. Ces

derniers, cependant, confirmèrent tous absolument le contenu des notes. Je me suis souvent

demandé si tous les sujets interrogés par le professeur avaient été aussi intrigués que ceux

que je rencontrai. Il est préférable qu'aucune explication ne leur parvienne jamais.

Les coupures de presse, comme je l'ai laissé entendre, faisaient allusion à certains cas de

panique, de manie ou d'excentricité constatés au cours de la même période. Le professeur

Angell avait sans doute fait appel à une agence de coupures de journaux, car le nombre

d'articles dont il disposait était prodigieux et ils provenaient du monde entier. Ici, c'était un

suicide, qui s'était produit la nuit à Londres, parce qu'un dormeur solitaire avait sauté par la

fenêtre en poussant un cri terrifiant. Là, dans une lettre incohérente adressée au directeur d'un

journal d'Amérique latine, un fanatique déduisait des visions qu'il avait eues que l'avenir serait

atroce. Une dépêche de Californie décrivait une colonie de théosophes qui revêtaient en

masse des robes blanches, dans l'attente de quelque « accomplissement glorieux » qui ne se

réalisa jamais, tandis que des entrefilets venus des Indes évoquaient à mots couverts de

sérieux troubles indigènes qui s'étaient produits vers la fin du mois de mars. Des orgies

vaudoues s'étaient multipliées en Haïti et, des postes avancés qu'ils occupaient en Afrique,

certains Blancs faisaient état de murmures inquiétants. Des officiers américains servant aux

Philippines constataient l'existence d'une agitation dans quelques tribus, toujours à la même

époque, et des policiers new-yorkais étaient harcelés par les Levantins hystériques dans la

nuit du 22 au 23 mars. L'ouest de l'Irlande, lui aussi, était plein de rumeurs incontrôlables et

légendaires, tandis qu'un peintre fantastique du nom d'Ardois-Bonnot accrochait un Paysage de

rêve blasphématoire au Salon de printemps de Paris, en 1926. Si nombreux étaient les

troubles enregistrés dans les asiles de fous que seul un miracle pouvait avoir empêché la

confrérie médicale d'établir de curieux parallèles et de tirer des conclusions embarrassantes.

Un étrange paquet de coupures de presse, en définitive. Et je comprends mal, aujourd'hui, le

rationalisme insensible avec lequel je les écartai. Cependant, j'étais alors convaincu que le

jeune Wilcox avait eu connaissance de problèmes plus anciens, également mentionnés par le

professeur.

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L'horreur d'argile

Ce qu'il y a de plus pitoyable au monde, c'est, je crois, l'incapacité de l'esprit humain à relier

tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île placide d'ignorance, environnée de noirs océans

d'infinitude que nous n'avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune

s'évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu'à présent peu nui. Un jour, cependant, la

coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le

réel et sur l'effroyable position que nous y occupons qu'il ne nous restera plus qu'à sombrer

dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans

la paix et la sécurité d'un nouvel obscurantisme.

Les théosophes ont eu l'intuition de la grandeur effrayante du cycle cosmique à l'intérieur

duquel notre univers et la race humaine ne sont que des incidents éphémères. Ils ont fait

allusion à d'étranges survivances en des termes qui devraient glacer le sang, si un aimable

optimisme ne les masquait. Mais ce n'est pas d'eux que me vint l'unique vision fugitive des

ères interdites qui me glace quand j'y songe et me rend fou quand j'en rêve. Cette vision,

comme toutes les visions redoutables de la vérité, surgit brusquement de la juxtaposition

accidentelle d'éléments distincts – en l'occurrence, un fait divers tiré d'un vieux journal et les

notes d'un professeur défunt. Je souhaite qu'il n'y ait jamais personne pour effectuer à

nouveau ce rapprochement. Il est certain que, si je vis, je n'ajouterai plus sciemment d'anneau

à une chaîne aussi hideuse. Je suis persuadé que le professeur avait lui aussi l'intention de

garder le silence sur ce qu'il savait et qu'il aurait détruit ses notes si une mort soudaine ne

l'avait emporté.

Je pris connaissance de cette affaire au cours de l'hiver 1926-1927, à la mort de mon grandoncle,

George Gammel Angell, professeur honoraire de langues sémitiques à l'université Brown,

de Providence, dans l'Etat de Rhode Island. L'autorité du professeur Angell en matière

d'inscriptions anciennes était largement reconnue et il était souvent consulté par les

responsables des grands musées. Aussi sa disparition, à l'âge de quatre-vingt-douze ans, estelle

demeurée dans la mémoire de nombreuses personnes. Localement, l'émotion qu'elle

suscita s'accrut du fait de l'obscurité de la cause de sa mort. Le professeur avait succombé

alors qu'il revenait du bateau de Newport. Il était tombé brusquement, disaient les témoins,

après avoir été bousculé par un Noir à l'allure de marin, sorti de l'une des curieuses et

sombres cours qui s'ouvraient sur le flanc abrupt de la colline et offraient un raccourci entre

le port et la maison du défunt, dans Williams Street. Les médecins n'avaient pu découvrir

d'affection visible et avaient conclu, à la suite d'une délibération embarrassée, que quelque

obscure défaillance cardiaque, produite par la montée rapide d'une pente aussi raide pour un

homme de cet âge, avait été responsable de sa fin. A l'époque, je ne vis aucune raison de

ne pas me ranger à cette opinion mais, depuis quelques temps, j'ai commencé à me poser

des questions – et même plus que cela.

En tant qu'héritier et exécuteur testamentaire de mon grand-oncle, étant donné qu'il était mort

veuf et sans enfants, j'étais censé examiner ses papiers de manière assez approfondie. C'est

dans ce but que j'emportai ses fiches et ses dossiers au grand complet dans mon

appartement de Boston. La plus grande partie du matériel que je classai était destinée à la

Société Américaine d'Archéologie qui la publierait un jour, mais l'un des dossiers m'intriguait

infiniment et je n'avais pas du tout envie de le communiquer à qui que ce soit. Il était fermé

et je n'en trouvais pas la clé ; l'idée me vint alors d'examiner l'anneau que mon oncle portait

toujours dans sa poche. Et je réussis, en effet, à l'ouvrir ; mais cela fait, ce fut pour me

retrouver, me sembla-t-il, devant une barrière encore plus haute et plus hermétiquement close.

Que pouvaient signifier l'étrange bas-relief d'argile, les notes, les récits incohérents et les

coupures de presse que j'y trouvais ? Mon oncle, dans les dernières années de sa vie, avait-il

ajouté foi aux impostures les plus superficielles ? Je résolus de rechercher le sculpteur

excentrique, responsable du trouble apparent de la paix de l'esprit du vieil homme.

Ce bas-relief était un rectangle grossier de moins d'un pouce d'épaisseur et d'environ cinq

pouces sur six, manifestement récent. Les dessins, pourtant, n'avaient rien de récent, ni dans

leur harmonie, ni dans ce qu'ils suggéraient. En effet, si les fantaisies du cubisme et du

futurisme ont été nombreuses et désordonnées, elles n'ont pas souvent répété la régularité

secrète qui se dissimule dans le graphisme préhistorique. Or, pour l'essentiel, ces dessins

paraissaient bien être les symboles d'une écriture. Ma mémoire, pourtant, en dépit de la

connaissance approfondie que j'avais désormais acquise des papiers et des collections de

mon oncle, ne me fut d'aucun secours quand il s'agit d'identifier cette catégorie particulière ou

même de deviner ses affiliations les plus lointaines.

Au-dessus de ce qui, apparemment, était des hiéroglyphes, se trouvait une figure, placée là

dans une intention d'illustration évidente, même si l'exécution impressionniste n'autorisait pas

que l'on se fît une idée très nette de sa nature. On aurait dit une sorte de monstre, ou de

symbole représentant un monstre, d'une forme telle que seul un esprit morbide avait pu le

concevoir. Si je dis que mon imagination quelque peu extravagante se laissa aller à y voir

tout à la fois les formes d'une pieuvre, d'un dragon et d'une caricature humaine, ce ne sera

pas trahir l'esprit de la chose. Une tête molle, tentaculée, surmontait un corps grotesque et

écailleux, équipé d'ailes rudimentaires, mais c'était la ligne générale de l'ensemble qui

provoquait le choc le plus violent et le rendait plus effrayant. Derrière la figure, à l'arrière-plan,

on devinait la vague suggestion d'une architecture cyclopéenne.

Les textes qui accompagnaient cet objet bizarre étaient de la main du professeur Angell et

semblaient avoir été rédigés tout récemment, à l'exception d'un paquet de coupures de

presse. C'étaient des notes, sans aucune prétention littéraire. Le document apparemment le plus

important portait le titre CULTE DE CTHULHU, soigneusement écrit en caractères d'imprimerie,

comme pour éviter toute erreur de lecture sur un mot aussi inhabituel. Ce manuscrit était

divisé en deux sections, dont la première était intitulée « 1925 – Rêves et oeuvres d'aprèsrêves

d' H. A. Wilcox, 7 Thomas Street, Providence, Rhode Island », et la seconde, « Récit de

l'inspecteur John R. Legrasse, 121 Bienville Street, La Nouvelle-Orléans, Louisiane, à la

conférence de 1908 de la S.A.A. – Notes à propos de ce dernier et de la relation du prof.

Webb ». Les autres documents manuscrits n'étaient que des notes brèves, certaines relatant

les rêves étranges faits par diverses personnes, d'autres comportant des citations tirées de

livres et de revues de théosophie (notamment, L'Atlantide et La Lémurie perdue de W. Scott-

Elliott). Quant au reste, il s'agissait de commentaires sur quelques passages de classiques de

la mythologie et de l'anthropologie, tels que Le Rameau d'or de Frazer, ou Le Culte des

sorcières en Europe occidentale, de Miss Murray. Les coupures faisaient essentiellement

allusion aux maladies mentales et aux épidémies extraordinaires de folie ou de délire collectif

que l'on avait pu constater au printemps de l'année 1925.

La première partie du manuscrit principal contait une très étrange histoire. Il semble que, le 1er

mars 1925, un jeune homme mince et brun, l'air névrosé et surexcité, soit venu rendre visite

au professeur Angell en lui apportant le singulier bas-relief d'argile, encore tout humide et tout

frais. Sa carte portait le nom d'Henry Anthony Wilcox et mon oncle sut ainsi qu'il était le plus

jeune fils d'une excellente famille qu'il connaissait un peu. Ce garçon avait étudié la sculpture

peu de temps auparavant à l'Ecole des Beaux-Arts de Rhode Island et vivait seul dans une

grande maison du nom de « Fleur de lys », non loin de cette institution. Wilcox était un jeune

homme précoce, dont les dons étaient reconnus, mais aussi la grande excentricité car, depuis

l'enfance, il avait attiré l'attention sur lui pour l'habitude qu'il avait de raconter des histoires

curieuses et des rêves étranges. Il disait de lui-même qu'il était « hypersensible sur le plan

psychique », mais les habitants de cette ancienne cité commerciale, des hommes posés, se

contentaient de le considérer simplement comme un « original ». Se mêlant rarement aux gens

de son milieu, il avait peu à peu cessé de fréquenter la société et il n'était plus à présent

connu que d'un petit groupe d'esthètes, originaires d'autres villes. Le Club d'Art de Providence

lui-même, soucieux de préserver son conservatisme, l'avait jugé tout à fait désespérant.

Lors de sa visite, poursuivait le manuscrit du professeur, le sculpteur avait subitement fait

appel aux connaissances archéologiques de son hôte en lui demandant d'identifier les

hiéroglyphes du bas-relief. Il s'était exprimé de façon rêveuse, tendue, ce qui suggérait

l'affectation et aliénait toute sympathie. Mon oncle avait d'ailleurs mis quelque brusquerie à lui

répondre, car la fraîcheur manifeste de l'état de la tablette pouvait tout impliquer, sauf un

rapport avec l'archéologie. La réplique du jeune Wilcox, qui avait assez impressionné mon

oncle pour qu'il s'en souvienne et la note mot à mot, avait été faite sur un ton de poésie

fantastique, qui avait dû être imprimé à toute la conversation et dont je me suis aperçu,

depuis, qu'il était hautement caractéristique du personnage. Il avait dit : « C'est neuf, c'est exact,

car je l'ai fait la nuit dernière au cours d'un rêve de cités étranges ; et ces rêves sont plus

anciens que la sombre Tyr, le Sphinx contemplatif ou Babylone ceinturée de jardins. »

C'est alors qu'il avait commencé ce récit incohérent qui avait soudain réveillé quelque chose

dans la mémoire endormie de mon oncle et fait que celui-ci l'avait écouté avec un intérêt

passionné. Il y avait eu un léger tremblement de terre, la nuit précédente, le plus considérable

qui ait été ressenti en Nouvelle-Angleterre depuis plusieurs années. Or, l'imagination de Wilcox

en avait été vivement affectée. Après s'être endormi, il avait fait un rêve comme il n'en avait

encore jamais fait, avec des cités cyclopéennes, faites de blocs de pierre titanesques et de

monolithes qui s'élançaient vers le ciel, le tout ruisselant de vase verte et sinistre d'horreur

latente. Des hiéroglyphes couvraient murailles et piliers, et d'un point indéterminé, au-dessous

de lui, était sortie une voix qui n'était pas une voix ; une sensation chaotique que seule

l'imagination permettait de traduire en sons, mais qu'il avait tenté de rendre par

l'enchevêtrement presque imprononçable de ces lettres : « Cthulhu fhtagn ».

Cet entremêlement verbal avait été la clé du souvenir qui avait excité et troublé le professeur

Angell. Il avait questionné le sculpteur avec une minutie toute scientifique. Il avait ensuite

examiné avec une intensité presque frénétique le bas-relief auquel le jeune homme s'était

retrouvé en train de travailler, glacé et simplement vêtu de ses vêtements de nuit, quand le

réveil l'avait surpris, stupéfait. Mon oncle avait accusé son grand âge, devait dire plus tard

Wilcox, de la lenteur avec laquelle il avait identifié les hiéroglyphes et le dessin qui les

illustrait. Nombre de ses questions parurent très déplacées à son visiteur, surtout celles qui

tendaient à l'associer avec des cultes ou des sociétés étranges. Wilcox ne parvenait pas à

comprendre les adjurations répétées de silence qu'il se voyait présenter, en échange d'une

admission à quelque vaste savoir religieux, mystique ou païen. Quand le professeur Angell fut

persuadé que le sculpteur ignorait en réalité tout culte ou tout système de tradition cryptique,

il assiégea son visiteur de prières pour qu'à l'avenir il vienne lui raconter ses rêves. Le

résultat fut positif, car, après la première entrevue, le manuscrit mentionne les visites

quotidiennes du jeune homme, visites au cours desquelles il rapportait de surprenants

lambeaux d'une imagerie nocturne dont la substance demeurait toujours quelque terrible vision

cyclopéenne de pierre noire et ruisselante, accompagnée d'une voix ou d'une intelligence

souterraine qui criait, monotone, des messages énigmatiques que l'on pouvait qualifier de sons

inarticulés. Les deux vocables les plus fréquemment répétés étaient ceux que rendent les

lettres « Cthulhu » et « R'lyeh ».

Le 23 mars, disait encore le manuscrit, Wilcox n'était pas venu. Une visite à son domicile

permit de savoir qu'il avait été pris d'une obscure sorte de fièvre et transporté dans sa famille

à Waterman Street. Il avait appelé dans la nuit, réveillant divers autres artistes qui logeaient

dans le même bâtiment que lui, et il n'avait plus manifesté depuis lors que des alternances

d'inconscience et de délire. Mon oncle avait aussitôt appelé la famille par téléphone et, dès

lors, avait accordé une attention sans relâche à cette affaire, se rendant souvent au cabinet

de Thayer Street du Dr. Tobey, auquel on avait fait appel. L'esprit fébrile du jeune homme

explorait manifestement d'étranges domaines et le docteur frissonnait parfois quand il en

parlait. Il y avait, certes, ce dont il avait déjà rêvé, mais aussi des allusions désordonnées à

une chose gigantesque qui avait « des miles de haut » et qui marchait ou montait à pas

pesants. Il ne devait jamais décrire complètement cette chose, mais certaines paroles

prononcées dans son délire et répétées par le Dr. Tobey convainquirent le professeur qu'il

devait s'agir de la monstruosité sans nom qu'il s'était efforcé de reproduire dans sa sculpture

de rêve. Toute référence à cet objet, ajoutait le docteur, était invariablement le prélude à une

léthargie dans laquelle sombrait le jeune homme. Chose curieuse, sa température ne s'élevait

guère au-dessus de la normale ; par ailleurs, l'état général était tel qu'il suggérait la présence

d'une fièvre véritable, plutôt que celle d'un trouble mental.

Le 2 avril, vers trois heures de l'après-midi, toutes traces de la maladie de Wilcox disparurent

soudain. Il s'assit bien droit dans son lit, fut surpris de se retrouver chez ses parents et parut

tout ignorer de ce qui s'était passé, en rêve ou dans la réalité, au cours de la nuit du 22

mars. Comme le docteur le jugeait rétabli, il retourna au bout de trois jours dans son

appartement. Il ne devait plus être d'aucune assistance pour le professeur Angell. Les rêves

étranges s'étaient évanouis au moment où il avait guéri et mon oncle cessa de recueillir ses

pensées nocturnes au bout d'une semaine de récits de visions des plus ordinaires sans

grand sens ni intérêt.

C'est ici que s'arrêtait la première partie du manuscrit, mais les références qui étaient faîtes à

certaines des notes en désordre me donnèrent beaucoup à penser – tant, même, que seul le

scepticisme invétéré qui était alors à la base de ma philosophie peut expliquer la défiance

prolongée que j'éprouvais à l'égard de l'artiste. Les notes en question décrivaient les rêves de

diverses personnes pendant la période où le jeune Wilcox avait ses étranges visitations. Mon

oncle, semble-t-il, avait rapidement mis en place un corps d'enquête d'une ampleur prodigieuse

auprès de la majeure partie des amis qu'il pouvait interroger sans impertinence. Il priait de lui

envoyer le récit des rêves qu'ils faisaient chaque nuit et la date de toutes les visions

notables qu'ils avaient eues depuis quelques temps. Sa requête paraissait avoir été reçue de

façons fort diverses. Pourtant, il avait très certainement dû recevoir plus de réponses qu'il n'en

pouvait examiner sans secrétaire. Cette correspondance originale n'avait pas été conservée,

mais ses notes en constituaient un résumé très complet et profondément significatif. La plupart

des gens appartenant à la haute société et au monde des affaires – le traditionnel « sel de la

terre » de la Nouvelle-Angleterre – avaient fourni un résultat presque entièrement négatif, encore

que, dans certains cas isolés, des impressions nocturnes, inquiètes bien qu'à peine ébauchées,

eussent été ressenties ici ou là, toujours entre le 23 mars et le 2 avril – période du délire du

jeune Wilcox. Les scientifiques n'avaient guère été affectés non plus, bien que, dans quatre

cas, de vagues descriptions eussent suggéré qu'il y avait eu une découverte fugitive de

paysages étranges et que, dans un autre cas, il eût été fait mention d'une appréhension à

l'égard de quelque chose d'anormal.

Ce fut des artistes et des poètes que vinrent les réponses pertinentes et je suis convaincu

qu'ils auraient été pris de panique s'ils avaient pu comparer leurs témoignages. Quoi qu'il en

soit, comme je ne pouvais consulter les originaux, je soupçonnais à demi celui qui les avait

analysés d'avoir posé des questions allant dans le sens qu'il souhaitait ou de n'avoir gardé

de cette correspondance que ce qui venait appuyer ce qu'il avait depuis peu résolu de

chercher. Voilà pourquoi je demeurais persuadé que, ayant eu d'une manière ou d'une autre

connaissance de données plus anciennes que mon oncle aurait eues en sa possession, Wilcox

avait trompé le vieux savant. Les réponses des artistes révélaient une histoire bien troublante.

Entre le 28 février et le 2 avril, beaucoup d'entre eux avaient fait des rêves très bizarres, ces

rêves ayant été infiniment plus fréquents pendant la période où le jeune sculpteur avait déliré.

Un quart de ceux qui avaient envoyé un compte-rendu témoignait avoir assisté à des scènes

et perçu des quasi-sons pas très différents de ceux que Wilcox avait décrits. Et certains de

ces rêveurs avouaient avoir eu une peur intense de la chose gigantesque et indicible qui

était devenue visible vers la fin. L'un des cas, qu'une note décrivait en détail, était tout à fait

attristant. Le sujet, un architecte très connu qui avait un penchant pour la théosophie et

l'occultisme, avait été pris de folie violente le jour où Wilcox avait été lui-même frappé et il

était mort quelques mois plus tard, après avoir poussé des cris incessants pour demander

qu'on le sauve de quelque lieu infernal. Si mon oncle avait utilisé les noms au lieu

d'employer simplement une numérotation, j'aurais entrepris à mon tour une enquête et procédé

à quelques vérifications. Malheureusement, je ne parvins à retrouver que quelques témoins. Ces

derniers, cependant, confirmèrent tous absolument le contenu des notes. Je me suis souvent

demandé si tous les sujets interrogés par le professeur avaient été aussi intrigués que ceux

que je rencontrai. Il est préférable qu'aucune explication ne leur parvienne jamais.

Les coupures de presse, comme je l'ai laissé entendre, faisaient allusion à certains cas de

panique, de manie ou d'excentricité constatés au cours de la même période. Le professeur

Angell avait sans doute fait appel à une agence de coupures de journaux, car le nombre

d'articles dont il disposait était prodigieux et ils provenaient du monde entier. Ici, c'était un

suicide, qui s'était produit la nuit à Londres, parce qu'un dormeur solitaire avait sauté par la

fenêtre en poussant un cri terrifiant. Là, dans une lettre incohérente adressée au directeur d'un

journal d'Amérique latine, un fanatique déduisait des visions qu'il avait eues que l'avenir serait

atroce. Une dépêche de Californie décrivait une colonie de théosophes qui revêtaient en

masse des robes blanches, dans l'attente de quelque « accomplissement glorieux » qui ne se

réalisa jamais, tandis que des entrefilets venus des Indes évoquaient à mots couverts de

sérieux troubles indigènes qui s'étaient produits vers la fin du mois de mars. Des orgies

vaudoues s'étaient multipliées en Haïti et, des postes avancés qu'ils occupaient en Afrique,

certains Blancs faisaient état de murmures inquiétants. Des officiers américains servant aux

Philippines constataient l'existence d'une agitation dans quelques tribus, toujours à la même

époque, et des policiers new-yorkais étaient harcelés par les Levantins hystériques dans la

nuit du 22 au 23 mars. L'ouest de l'Irlande, lui aussi, était plein de rumeurs incontrôlables et

légendaires, tandis qu'un peintre fantastique du nom d'Ardois-Bonnot accrochait un Paysage de

rêve blasphématoire au Salon de printemps de Paris, en 1926. Si nombreux étaient les

troubles enregistrés dans les asiles de fous que seul un miracle pouvait avoir empêché la

confrérie médicale d'établir de curieux parallèles et de tirer des conclusions embarrassantes.

Un étrange paquet de coupures de presse, en définitive. Et je comprends mal, aujourd'hui, le

rationalisme insensible avec lequel je les écartai. Cependant, j'étais alors convaincu que le

jeune Wilcox avait eu connaissance de problèmes plus anciens, également mentionnés par le

professeur.