×

Wir verwenden Cookies, um LingQ zu verbessern. Mit dem Besuch der Seite erklärst du dich einverstanden mit unseren Cookie-Richtlinien.


image

Arthur Bernède- Belphégor, 3-1 Le grimoire de Ruggieri

3-1 Le grimoire de Ruggieri

Troisième partie - Le fantôme noir Le grimoire de Ruggieri

Sur la route de Mantes à Dreux, à quelques kilomètres de cette dernière ville, le château de Courteuil, qui datait de la Renaissance, dressait sa magnifique silhouette.

Le baron Papillon, qui s'en était rendu acquéreur quelques années auparavant, n'en avait pas fait seulement restaurer l'extérieur ; il avait aussi voulu que l'intérieur fût meublé comme il l'était autrefois. Et nous devons dire qu'il avait presque atteint son but. Après avoir franchi une superbe grille monumentale en fer forgé et traversé une vaste cour d'honneur, on pénétrait dans la salle des gardes, ornée de statues et d'armures, et au fond de laquelle s'amorçait un très bel escalier en pierre, à double évolution, qui aboutissait, au premier étage, à un large vestibule dont les murs étaient tendus de tapisseries de haute lice. Ce vestibule desservait un très beau salon Louis XV aux boiseries délicatement ouvragées et qui avaient conservé leurs ors, aux meubles rares et aux tableaux de maîtres… Le parquet était garni d'un splendide et unique tapis de la Savonnerie. Cette pièce vraiment admirable communiquait directement avec une immense bibliothèque dont les quatre faces étaient garnies de rayons où s'alignaient plusieurs milliers de volumes dont certains eussent été dignes de figurer à l'Arsenal, à Chantilly ou à la Mazarine. Ce jour-là, dans cette salle, l'homme chargé par le baron Papillon de surveiller toutes ces richesses était assis devant une table Louis XIII, sur laquelle reposait un colis de forme rectangulaire et qu'enveloppait une toile d'emballage marquée de plusieurs cachets de cire rouge. Ce personnage n'était autre que le bossu mystérieux, l'un des complices de Belphégor. L'autre comparse, c'est-à-dire l'homme à la salopette, se tenait debout près du bureau, sa casquette à la main. En face d'eux, un concierge en livrée écoutait, en une attitude respectueuse, les ordres du bossu. Celui-ci lui disait, sur un ton qui révélait immédiatement la place importante qu'il occupait dans la maison : – Par suite d'un accident survenu au mécanisme secret des oubliettes, M. le baron a donné l'ordre d'interdire toute visite au château. – Bien, monsieur le secrétaire, répondait le portier en s'inclinant. Désignant à celui-ci l'homme à la salopette, le bossu poursuivit : – Monsieur est un ouvrier spécialiste que j'ai amené de Paris et qui doit exécuter devant moi les réparations. Puis, avec force, il scanda :

– Vous veillerez à ce que personne ne nous dérange pendant l'exécution des travaux. Et, d'un geste impératif, il congédia le concierge qui s'empressa de déguerpir. Le bossu et l'homme à la salopette restèrent seuls en présence… Un instant, ils se turent. L'homme à la salopette, qui ne semblait doué ni du même cran, ni de la même autorité que son interlocuteur, rompit le premier le silence. – Alors, fit-il, monsieur Lüchner, vous croyez que nous ne risquons rien ?

– J'en suis sûr ! répliqua le bossu avec l'apparence et l'accent de la plus parfaite tranquillité. Et il ajouta :

– Les Papillon ne viennent jamais ici qu'au mois de septembre. – Mais les domestiques ? objectait l'autre. – J'en réponds ! scanda le bossu d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Et, s'emparant d'un trousseau de clefs déposé sur la table, il fit signe à son acolyte de prendre le colis. L'homme à la salopette le chargea sur son dos et emboîta le pas au bossu. Tous deux, sortant de la bibliothèque, traversèrent la salle à manger et pénétrèrent dans le salon.

M. Lüchner se dirigea vers une petite porte en tapisserie… Tandis qu'il choisissait l'une des clefs à son trousseau, l'homme à la salopette déposa son fardeau sur un meuble… puis, promena son regard autour de lui, détaillant avec admiration et convoitise les merveilles accumulées autour de lui. Après l'avoir considéré pendant quelques secondes, le bossu fit avec un sourire plein d'ironie : – Vous vous dites qu'il y aurait ici un beau coup à faire ? – Et comment ?

– J'y avais bien songé, déclarait le secrétaire du collectionneur… Mais c'est malheureusement impossible. – Pourquoi ?

– Parce que ces objets d'art, ces tableaux, ces meubles sont catalogués et connus de tous les antiquaires… Et l'on se ferait immédiatement pincer… – Alors, je n'insiste pas. Le bossu introduisit sa clef dans la serrure de la petite porte… L'homme à la salopette rechargea le colis sur ses épaules. Le bossu poussa la porte ; et, après l'avoir refermée derrière eux, il fit fonctionner un commutateur. Une lampe électrique s'alluma, éclairant un petit escalier en colimaçon qui s'enfonçait dans le sol. Tous deux descendirent les marches et atteignirent un couloir qui se terminait par une baie grillée.

Le bossu, désignant la baie, dit à son compagnon :

– Les anciennes prisons du château !

Il chercha une grosse clef dans son trousseau et la plaça dans l'énorme serrure qui fermait la grille et céda à sa pression… Alors, il fit fonctionner un nouveau commutateur. Les deux aides de Belphégor se trouvaient dans une vallée voûtée qu'éclairaient plusieurs lampes à réflecteurs accrochées aux murs. Au fond, se dressait une sorte de cheminée, d'aspect bizarre. À l'une des parois était fixé un tableau électrique muni de plusieurs manomètres. Après avoir fait signe à l'homme à la salopette de se débarrasser de son colis, que celui-ci plaça sur une table en bois massif, le bossu reprit, en lui désignant la cheminée : – C'est un fourneau à haute tension que j'ai installé moi-même ! « Alimenté par l'usine électrique du château, il nous fournira l'énergie nécessaire pour fondre l'or et les bijoux des Valois. – Décidément, monsieur Lüchner, vous savez tout.

Désignant le colis, le bossu reprit :

– Nous allons laisser ici le coffre… ainsi qu'il nous l'a été ordonné… Dès que Belphégor nous aura rejoints, nous commencerons la fonte des pièces et des bijoux qu'il s'agit de transformer en lingots d'or. « Maintenant, rentrons vite à Paris ; car nous avons un compte à régler avec M. Chantecoq.

Les deux bandits regagnèrent par le même chemin la cour du château, où stationnait la voiturette du bossu.

Le concierge s'empressa d'ouvrir la portière… Tandis que son compagnon montait dans l'auto, le secrétaire du baron Papillon lança au portier : – Nous allons chercher une pièce qui nous manque et nous reviendrons demain.

Et il ajouta, tout en lui glissant un billet dans la main :

– Voilà pour boire à ma santé !

Il s'installa au volant… La voiture démarra… Et le concierge de Courteuil, ravi de l'aubaine, s'écria : – Quel brave homme que ce M. Lüchner !…

À la même heure, Ménardier était en grande conférence avec M. Ferval, directeur de la police judiciaire, lorsqu'un garçon de bureau vint annoncer que M. Chantecoq était là. – Il est exact au rendez-vous ! constata M. Ferval.

– Il ne se doute pas de ce que je vais lui apprendre, scanda l'inspecteur. – Faites entrer ! ordonnait le directeur de la police judiciaire.

Chantecoq apparut, accompagné de Jacques Bellegarde, ou plutôt de Cantarelli.

À la vue de ce personnage sous lequel, l'œil le plus malin et le mieux exercé eût été incapable de reconnaître le brillant rédacteur du Petit Parisien, M. Ferval et Ménardier esquissèrent un léger mouvement de surprise. Immédiatement, Chantecoq attaquait :

– Mon cher Ferval, je te présente le commandeur Cantarelli, premier numismate du roi Victor-Emmanuel III et directeur du musée de Florence où a été commis le vol dont – ainsi que tu le sais – je suis chargé par le gouvernement italien de rechercher l'auteur. Le directeur de la police judiciaire salua courtoisement le soi-disant numismate, qui lui répondit avec un empressement bien italien.

Chantecoq, qui s'était approché de Ferval, fit, en lui serrant la main : – Le commandeur s'intéresse vivement à cette affaire du Louvre ; car il est convaincu que le bandit de Florence n'est autre que notre Fantôme. – Je crois pouvoir vous affirmer, dès à présent, intervenait Ménardier, que monsieur le commandeur se trompe.

D'une voix un peu pointue, Bellegarde-Cantarelli zézayait : – Zé né demande qu'à être convaincou ! Ferval et Ménardier échangèrent un rapide regard dont Chantecoq devina la signification, car il affirma aussitôt :

– Vous pouvez parler devant M. Cantarelli. Je réponds de sa discrétion autant que de la mienne.

Ferval reprenait :

– En ce cas, vous allez tout savoir.

« Grâce à l'habileté de l'inspecteur Ménardier, le Fantôme du Louvre est enfin découvert, et son arrestation est imminente. – Peut-on savoir son nom ? interrogeait Chantecoq.

– Oui, répliquait le directeur… Mais je te demande, ainsi qu'à M. Cantarelli, le secret le plus absolu. Le grand détective et son ami s'y engagèrent d'un geste tellement sincère et spontané que l'esprit le plus sceptique ne se fût pas reconnu le droit de mettre en doute leur parole. Alors Ferval révéla :

– C'est Jacques Bellegarde ! – Le reporter du P. P. ? s'écria le grand détective, en simulant la plus grande surprise. Quant au principal intéressé, il demeura impassible. On eût juré que l'on prononçait pour la première fois son nom devant lui. – Eh oui ! soulignait Ménardier, en affectant un petit air de supériorité.

Ferval poursuivait :

– On a trouvé chez lui certains documents qui ne laissent subsister aucun doute sur sa culpabilité.

Chantecoq feignit de nouveau un vif étonnement. Le faux Cantarelli, d'un air très intéressé, continuait à écouter le directeur de la police judiciaire qui, tout en prenant différents objets étalés sur son bureau, poursuivait : – Voici d'abord quelques écus d'or qui, ainsi que vous le voyez, sont frappés au coin du roi Henri III. Chantecoq en prit un, l'examina et, tout en le passant à son voisin, il fit : – Il se peut que Bellegarde ait eu l'intention de commencer une collection. – Je ne le pense pas ! ponctuait M. Ferval.

– Ce sont des pièces fort belles, déclarait le pseudo-numismate en retournant l'écu dans ses mains. – Ce n'est pas tout, reprenait le directeur… Voici une ferrure de coffre qui est, mon cher Chantecoq, ainsi que tu ne peux manquer de le reconnaître, absolument semblable à celle que tu as trouvée toi-même au Louvre. Il passa la ferrure au grand détective qui, tout en la regardant avec attention, murmura :

– C'est exact ! Saisissant le manuscrit que Ménardier avait trouvé tout au fond de la bibliothèque du journaliste, Ferval reprit, en le présentant au célèbre limier :

– Enfin, voici un grimoire dont la lecture achève de projeter une lumière éclatante sur cette troublante histoire.

Avec calme, Chantecoq reprenait :

– Monsieur Cantarelli, qui est expert dans l'art de déchiffrer les manuscrits anciens, sera sans doute très heureux de prendre connaissance de celui-ci. Jacques s'empressa de déclarer : – Certainement, ze souis très désireux de contempler de près ce document.

Le directeur, se levant, invita fort courtoisement le commandeur à s'installer à sa place… et tandis que celui-ci commençait à feuilleter le grimoire, Ménardier, qui, pendant toute cette scène, n'avait pas cessé de braquer sur Chantecoq une paire d'yeux pétillants d'ironie, s'approcha de son chef et lui dit : – Monsieur le directeur, je vous demande la permission de me retirer ; car il faut que je me mette sans tarder à la poursuite du sieur Bellegarde.

– C'est cela, mon ami, filez vite ! Ménardier salua de la tête Cantarelli, qui, absorbé dans sa lecture, ne parut pas s'apercevoir de cette marque de politesse… Puis il tendit la main à Chantecoq, qui lui dit d'un air légèrement gouailleur : – Bonne chance, mon cher confrère !

Ménardier gagna la porte, accompagné jusqu'au seuil par Ferval, qui lui dit à l'oreille quelques mots, pendant lesquels Chantecoq et Bellegarde échangèrent un furtif sourire. Revenant vers eux, le directeur de la police judiciaire s'écriait : – N'est ce pas que c'est concluant ? Une sonnerie de téléphone l'arrêta. Ferval décrocha le récepteur, écouta…

– Je viens tout de suite, monsieur le préfet, lança-t-il.

Et, tout en raccrochant l'appareil, il ajouta : – Le grand patron me demande.

Chantecoq fit aussitôt :

– Nous allons nous retirer.

– Pas du tout ! protesta cordialement le haut fonctionnaire. Ici, mon cher ami, tu es chez toi… D'ailleurs, je reviens dans quelques instants. Et il sortit après avoir adressé un amical salut de la main à ses deux hôtes.

Le grand détective attendit qu'il se fût éloigné. Alors, s'emparant d'une chaise, il s'installa à côté de Bellegarde. – Tout va bien, martela-t-il… Et maintenant, travaillons !

Jacques lui passa le grimoire dont la couverture enluminée représentait les attributs des astrologues et des magiciens et portait en tête, tracés en caractères gothiques :

Mémoires secrets de Cosme Ruggieri,

astrologue de Sa Majesté la Reine Catherine de Médicis.

Chantecoq feuilleta l'ouvrage, qui était écrit en français de l'époque. Il s'arrêta à cette phrase, que nous traduisons immédiatement en français de nos jours : Peu de temps avant les journées des Barricades, tandis que Sa Majesté Henri III assistait à un grand bal dans son palais du Louvre, la reine Catherine me fit mander près d'elle. Ma puissante et vénérable protectrice se trouvait dans son oratoire. Elle était assise sur une cathèdre, près d'une table où était déposé un coffre en cuir repoussé, aux ferrures d'angle finement ciselées et dont le couvercle portait au centre les armes des Valois. Après m'être incliné devant elle, j'attendais qu'elle daignât m'adresser la parole… Pendant un long instant, elle garda le silence… Enfin, d'une voix grave, elle attaqua : – Pendant qu'ils dansent, là-haut, le peuple, révolté contre l'autorité des Valois, acclame notre implacable ennemi, le duc de Guise. « Il ne faut pas nous illusionner. Ce maudit Balafré, qui veut ravir à mon fils la couronne de ses aïeux, a su acheter les uns et fanatiser les autres.

« Avant qu'il soit tout à fait le maître, et si nous ne voulons pas tomber entre ses mains, le roi et moi, il faut que nous quittions secrètement Paris, et cela dans le plus bref délai. Et tout en me désignant le coffre déposé près d'elle, elle ajouta : – Voici le trésor des Valois. Avant de partir, je veux le mettre en sûreté.

La reine souleva le couvercle. Le coffre contenait, avec une certaine quantité d'écus d'or, de précieux joyaux, parmi lesquels je reconnus le diadème que portait Sa Majesté le jour du sacre de son époux Henri II. Lorsque j'eus admiré ces richesses, Sa Majesté referma le couvercle et fit jouer le ressort secret qui commandait les trois serrures dont il était pourvu. Puis elle ordonna :

– Suivez moi !

Je chargeai le coffre sur mes épaules, qui plièrent sous le poids. Catherine s'empara d'un flambeau et ouvrit une petite porte qui donnait sur un couloir obscur. Je m'y engouffrai à sa suite. Quelques instants après, nous pénétrions dans la salle dite de Charles V… et je déposai mon lourd et précieux fardeau dans une cachette qui avait été préparée sous une dalle et qu'un mécanisme ingénieux rendait invisible. Interrompant sa lecture, Chantecoq dit à Bellegarde qui, ainsi que lui, avait lu avec un intérêt palpitant ces lignes révélatrices :

– Ferval avait raison… Ce document est des plus concluants !

– En effet… appuya le journaliste.

– Continuons, fit le détective… qui enchaîna aussitôt sur ces lignes :

Quelques jours après, le Louvre était envahi par les partisans du duc de Guise.

Je réussis à m'enfuir par un passage souterrain, partant du grand palier, dont l'entrée précède les appartements privés du roi Henri III, et qui aboutit derrière le maître-autel de Saint-Germain-l'Auxerrois… Je restai caché plusieurs heures dans cette église et la nuit venue…

– Inutile d'aller plus loin, décidait Chantecoq, nous sommes fixés… Belphégor aura mis la main sur ce grimoire qui, après lui avoir révélé l'existence du trésor des Valois, lui aura donné le moyen de pénétrer dans le Louvre et d'en sortir par ce souterrain dont, malgré l'avis des historiens et des archéologues, j'avais soupçonné l'existence, mais dont je n'ai pas été assez habile pour découvrir l'entrée. Le reporter s'écriait : – Et Belphégor, afin d'augmenter les charges qu'il a déjà fait peser sur moi, aura glissé ou fait glisser chez moi ce document par un de ses complices ! – C'est clair comme l'eau de roche ! ponctuait le grand limier ; mais l'important est de savoir où et comment notre ennemi s'est procuré ce manuscrit. Chantecoq, qui s'était emparé du grimoire, eut tout à coup un furtif sourire. Il venait de découvrir que la première feuille du parchemin qui devait, en réalité, former ce que l'on appelle la page de garde, adhérait à la couverture. S'armant de sa loupe, qui ne le quittait jamais, il regarda pendant quelques instants le feuillet sous lequel, tout en haut, il crut apercevoir une sorte d'étiquette sur laquelle se dessinaient vaguement des caractères qu'il lui était d'ailleurs impossible de vérifier. – Tiens ! tiens ! fit-il, d'un air satisfait. Et, s'emparant d'une éponge humide qui se trouvait au fond d'un récipient en porcelaine blanche, placé sur le bureau du directeur de la police judiciaire et devait servir à ce dernier à coller des timbres ou des enveloppes, il en humecta légèrement le haut de la page… et saisissant un coupe-papier, il en introduisit délicatement la pointe entre la couverture et le parchemin, qu'il souleva lentement, avec de grandes précautions et sans provoquer la moindre déchirure. Un cri de triomphe lui échappa. L'étiquette, dont il n'avait jusqu'alors aperçu que la forme, n'était autre qu'un ex-libris, c'est-à-dire une inscription imprimée qui indique le nom du possesseur d'un livre. Ce nom, tracé en lettres dorées, était celui du baron Papillon.

– Regardez ! fit le détective.

Le reporter, stupéfait, s'écria : – Le baron Papillon ! Mais je le connais !…

– Moi aussi ! appuyait Chantecoq.

« Papillon, qui est un collectionneur ou tout au moins croit l'être, aura acheté ou dans un lot… ou chez un marchand de bric-à-brac, ce grimoire auquel il n'aura attaché aucune importance… De deux choses l'une : il l'aura revendu ou on le lui aura volé… C'est ce qu'il s'agit de savoir ! – Nous allons donc nous rendre tout de suite chez lui, déclarait Chantecoq en recollant la partie du feuillet qui dissimulait l' ex-libris révélateur. Des pas retentissaient dans le couloir. Chantecoq se hâta de déposer les Mémoires de Ruggieri sur le bureau, et la porte s'ouvrit devant M. Ferval, qui, d'un ton joyeux, lança : – Eh bien ! vous avez lu ?

– Oui, nous avons lu, fit le détective qui, dès l'entrée du directeur, s'était composé une figure préoccupée. – Qu'en penses-tu ? – Tout cela est bien troublant.

– Et vous, commandeur ?

– Moi, zézaya le faux Cantarelli, ze souis de l'avis de M. Chantecoq… C'est bien troublant, excessivement troublant ! – Je suppose, mon cher, reprenait M. Ferval en s'approchant du détective, que maintenant tu ne doutes plus de la culpabilité de Jacques Bellegarde… – Hum ! répliquait évasivement le limier…

– Qu'est-ce qu'il te faut ? – Je me demande à quel mobile a pu obéir ce journaliste.

– Tu tiens à le savoir ?

– Autant que possible.

– Eh bien ! je vais te le dire… car je ne t'ai pas encore tout raconté. Ferval s'en fut à un coffre-fort placé derrière sa table de travail… Et, après en avoir fait fonctionner le secret, il en retira une liasse de lettres et en choisit une qu'il tendit à Chantecoq en disant : – Voilà ce qu'on a trouvé chez lui. Le détective s'empara de la lettre et lut tout haut : Tu es riche et je suis sans fortune… Je ne puis pourtant pas commettre un crime…

– Qu'est cela ? fit Chantecoq, en simulant un certain étonnement.

Ferval répliquait :

– Une lettre de Bellegarde adressée à Simone Desroches qui était son amie.

– Où l'a-t-on trouvée ? – Chez Bellegarde… précisait le directeur… en reprenant le papier que lui tendait Chantecoq.

Celui-ci, profitant d'un moment d'inattention de Ferval, lança un rapide et expressif coup d'œil au journaliste dont il devinait l'émotion. Ce coup d'œil signifiait clairement : – Silence !

Jacques comprit et, pour dissimuler son trouble, il s'approcha de la table et s'empara du grimoire qu'il se mit à feuilleter avec toute l'attention recueillie d'un parfait bibliophile. – Tu dis que l'on a trouvé cette lettre chez Bellegarde ? reprenait Chantecoq.

– Parfaitement !

– Veux-tu me la relire ?

– Volontiers !

Le directeur de la police reprit, en scandant bien chaque mot :

Tu es riche et je suis sans fortune. Je ne puis cependant pas commettre un crime…

Puis, avec force, il ajouta :

– Ce crime, Bellegarde l'a commis. – En es-tu sûr ? ripostait Chantecoq d'un ton incisif. – Cette lettre achève de l'accabler. – Alors, pourquoi n'a-t-il pas pris soin de la détruire ? – Sans doute était-il occupé à transporter en lieu sûr le trésor des Valois !

Chantecoq s'écriait : – Dans quel dessein, selon toi, Bellegarde, dont le passé était au-dessus de tout soupçon, dont la situation présente était déjà fort enviable, et dont l'avenir s'annonçait comme des plus brillants, a-t-il cru devoir devenir tout à coup un aussi odieux criminel ? – Je vais te le dire, répliquait Ferval. Dès que Bellegarde a eu connaissance de l'existence du trésor des Valois, il n'a eu qu'un but : s'en emparer et s'enfuir à l'étranger. Eh bien ! pour ne pas être gêné, qui sait même peut-être paralysé dans ses mouvements, il a rompu avec cette malheureuse jeune femme qui n'avait jamais été pour lui qu'un amusement et dont la dot, si brillante fût-elle, n'était rien en comparaison des millions qu'il savait pouvoir se procurer. Ferval se tut, persuadé qu'il avait, cette fois, désarmé son adversaire. Chantecoq, en effet, feignant une certaine indécision, reprenait :

– Ton raisonnement se tient jusqu'à un certain point… En tout cas, tu me permettras de te faire observer que Belphégor a été joliment maladroit, en laissant traîner chez lui ces lettres, ainsi que cette ferrure de coffre, ces écus à l'effigie d'Henri III, et surtout ces Mémoires de Ruggieri, clef du secret qu'il aurait dû d'autant plus garder pour lui que sa divulgation risquait fort de lancer la police sur ses traces ! – Bellegarde n'avait pas l'expérience du crime. – Et son complice ? Il me semble que tu l'oublies un peu ? – N'en crois rien. Et, tout en prenant un air quelque peu ironique, Ferval ajouta :

– Je suis peut-être beaucoup plus renseigné sur son compte que tu ne le penses, et, selon moi, le Fantôme du Louvre ne serait autre que le voleur du musée de Florence que tu recherches pour le compte du gouvernement italien.

Et, se tournant vers Cantarelli, qui feignait de s'absorber de plus en plus dans l'examen du grimoire, il scanda : – N'est-ce pas votre avis, mon cher commandeur ? – Mais oui, puisque c'est le vôtre, répliquait adroitement le reporter. – Tu vas voir comme tout s'explique, tout s'enchaîne, reprenait le directeur de la police judiciaire, en s'adressant à Chantecoq. « Jacques Bellegarde, que sa profession oblige à fréquenter des gens de toutes sortes, aura fait la connaissance de l'individu en question qui lui aura communiqué le manuscrit qu'il a dû dérober à l'étranger, dans un musée, une bibliothèque ou chez un simple particulier. Ce bandit lui aura offert de s'associer à lui pour s'emparer du trésor des Valois. – Et Bellegarde aura accepté… et tout de suite ?

– Il se peut qu'il ait refusé d'abord, mais qui sait si son complice, qui m'a tout l'air d'être un bandit de grande envergure, n'aura pas employé envers lui d'irrésistibles arguments… tels que le chantage… Bellegarde peut avoir commis des actes délictueux qui sont restés ignorés de tous. – Sauf du voleur italien ? scanda Chantecoq.

– Pourquoi pas ?

– Évidemment, si l'on voulait s'en donner la peine, on pourrait prouver que Louis XVI est mort à Sainte-Hélène et que Napoléon a été guillotiné en 93… – Alors !… s'écriait le haut fonctionnaire, tu persistes à croire que Bellegarde n'est pas coupable ? – Veux-tu parier qu'il est innocent ? – Parier quoi ? s'exclamait le directeur en haussant les épaules. – Un bon déjeuner auquel nous inviterons le commandeur Cantarelli.

– Eh bien ! soit, accepta Ferval.

Alors Chantecoq, tout en prenant un bouton de son veston et en le regardant bien dans les yeux, ajouta :

– Je parie également qu'avant huit jours je te livrerai les vrais coupables. – Tu as perdu !

– J'ai gagné ! Après avoir serré la main du grand détective et du faux commandeur, il les reconduisit tous deux jusqu'à la porte de son cabinet. Quand ils eurent disparu, Ferval dirigea ses yeux vers les Mémoires de Ruggieri, les ferrures, les écus et les lettres de Bellegarde, qui étaient restés sur son bureau.

– Il n'y a pas à en douter… toutes ces preuves sont accablantes ! Et il fit, en soupirant :

– Le roi des détectives est en train de perdre sa couronne.

3-1 Le grimoire de Ruggieri 3-1 Ruggieri's grimoire

Troisième partie - Le fantôme noir Le grimoire de Ruggieri

Sur la route de Mantes à Dreux, à quelques kilomètres de cette dernière ville, le château de Courteuil, qui datait de la Renaissance, dressait sa magnifique silhouette.

Le baron Papillon, qui s’en était rendu acquéreur quelques années auparavant, n’en avait pas fait seulement restaurer l’extérieur ; il avait aussi voulu que l’intérieur fût meublé comme il l’était autrefois. Baron Papillon, who had purchased it a few years earlier, had not only had the exterior restored; he had also wanted the interior to be furnished as it had formerly been. Et nous devons dire qu’il avait presque atteint son but. Après avoir franchi une superbe grille monumentale en fer forgé et traversé une vaste cour d’honneur, on pénétrait dans la salle des gardes, ornée de statues et d’armures, et au fond de laquelle s’amorçait un très bel escalier en pierre, à double évolution, qui aboutissait, au premier étage, à un large vestibule dont les murs étaient tendus de tapisseries de haute lice. Ce vestibule desservait un très beau salon Louis XV aux boiseries délicatement ouvragées et qui avaient conservé leurs ors, aux meubles rares et aux tableaux de maîtres… Le parquet était garni d’un splendide et unique tapis de la Savonnerie. Cette pièce vraiment admirable communiquait directement avec une immense bibliothèque dont les quatre faces étaient garnies de rayons où s’alignaient plusieurs milliers de volumes dont certains eussent été dignes de figurer à l’Arsenal, à Chantilly ou à la Mazarine. Ce jour-là, dans cette salle, l’homme chargé par le baron Papillon de surveiller toutes ces richesses était assis devant une table Louis XIII, sur laquelle reposait un colis de forme rectangulaire et qu’enveloppait une toile d’emballage marquée de plusieurs cachets de cire rouge. Ce personnage n’était autre que le bossu mystérieux, l’un des complices de Belphégor. L’autre comparse, c’est-à-dire l’homme à la salopette, se tenait debout près du bureau, sa casquette à la main. En face d’eux, un concierge en livrée écoutait, en une attitude respectueuse, les ordres du bossu. Celui-ci lui disait, sur un ton qui révélait immédiatement la place importante qu’il occupait dans la maison : – Par suite d’un accident survenu au mécanisme secret des oubliettes, M. le baron a donné l’ordre d’interdire toute visite au château. – Bien, monsieur le secrétaire, répondait le portier en s’inclinant. Désignant à celui-ci l’homme à la salopette, le bossu poursuivit : – Monsieur est un ouvrier spécialiste que j’ai amené de Paris et qui doit exécuter devant moi les réparations. Puis, avec force, il scanda :

– Vous veillerez à ce que personne ne nous dérange pendant l’exécution des travaux. Et, d’un geste impératif, il congédia le concierge qui s’empressa de déguerpir. Le bossu et l’homme à la salopette restèrent seuls en présence… Un instant, ils se turent. L’homme à la salopette, qui ne semblait doué ni du même cran, ni de la même autorité que son interlocuteur, rompit le premier le silence. – Alors, fit-il, monsieur Lüchner, vous croyez que nous ne risquons rien ?

– J’en suis sûr ! répliqua le bossu avec l’apparence et l’accent de la plus parfaite tranquillité. Et il ajouta :

– Les Papillon ne viennent jamais ici qu’au mois de septembre. – Mais les domestiques ? objectait l’autre. – J’en réponds ! scanda le bossu d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Et, s’emparant d’un trousseau de clefs déposé sur la table, il fit signe à son acolyte de prendre le colis. L’homme à la salopette le chargea sur son dos et emboîta le pas au bossu. Tous deux, sortant de la bibliothèque, traversèrent la salle à manger et pénétrèrent dans le salon.

M. Lüchner se dirigea vers une petite porte en tapisserie… Tandis qu’il choisissait l’une des clefs à son trousseau, l’homme à la salopette déposa son fardeau sur un meuble… puis, promena son regard autour de lui, détaillant avec admiration et convoitise les merveilles accumulées autour de lui. Après l’avoir considéré pendant quelques secondes, le bossu fit avec un sourire plein d’ironie : – Vous vous dites qu’il y aurait ici un beau coup à faire ? – Et comment ?

– J’y avais bien songé, déclarait le secrétaire du collectionneur… Mais c’est malheureusement impossible. – Pourquoi ?

– Parce que ces objets d’art, ces tableaux, ces meubles sont catalogués et connus de tous les antiquaires… Et l’on se ferait immédiatement pincer… – Alors, je n’insiste pas. Le bossu introduisit sa clef dans la serrure de la petite porte… L’homme à la salopette rechargea le colis sur ses épaules. Le bossu poussa la porte ; et, après l’avoir refermée derrière eux, il fit fonctionner un commutateur. Une lampe électrique s’alluma, éclairant un petit escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans le sol. Tous deux descendirent les marches et atteignirent un couloir qui se terminait par une baie grillée.

Le bossu, désignant la baie, dit à son compagnon :

– Les anciennes prisons du château !

Il chercha une grosse clef dans son trousseau et la plaça dans l’énorme serrure qui fermait la grille et céda à sa pression… Alors, il fit fonctionner un nouveau commutateur. Les deux aides de Belphégor se trouvaient dans une vallée voûtée qu’éclairaient plusieurs lampes à réflecteurs accrochées aux murs. Au fond, se dressait une sorte de cheminée, d’aspect bizarre. À l’une des parois était fixé un tableau électrique muni de plusieurs manomètres. Après avoir fait signe à l’homme à la salopette de se débarrasser de son colis, que celui-ci plaça sur une table en bois massif, le bossu reprit, en lui désignant la cheminée : – C’est un fourneau à haute tension que j’ai installé moi-même ! « Alimenté par l’usine électrique du château, il nous fournira l’énergie nécessaire pour fondre l’or et les bijoux des Valois. – Décidément, monsieur Lüchner, vous savez tout.

Désignant le colis, le bossu reprit :

– Nous allons laisser ici le coffre… ainsi qu’il nous l’a été ordonné… Dès que Belphégor nous aura rejoints, nous commencerons la fonte des pièces et des bijoux qu’il s’agit de transformer en lingots d’or. « Maintenant, rentrons vite à Paris ; car nous avons un compte à régler avec M. Chantecoq.

Les deux bandits regagnèrent par le même chemin la cour du château, où stationnait la voiturette du bossu.

Le concierge s’empressa d’ouvrir la portière… Tandis que son compagnon montait dans l’auto, le secrétaire du baron Papillon lança au portier : – Nous allons chercher une pièce qui nous manque et nous reviendrons demain.

Et il ajouta, tout en lui glissant un billet dans la main :

– Voilà pour boire à ma santé !

Il s’installa au volant… La voiture démarra… Et le concierge de Courteuil, ravi de l’aubaine, s’écria : – Quel brave homme que ce M. Lüchner !…

À la même heure, Ménardier était en grande conférence avec M. Ferval, directeur de la police judiciaire, lorsqu’un garçon de bureau vint annoncer que M. Chantecoq était là. – Il est exact au rendez-vous ! constata M. Ferval.

– Il ne se doute pas de ce que je vais lui apprendre, scanda l’inspecteur. – Faites entrer ! ordonnait le directeur de la police judiciaire.

Chantecoq apparut, accompagné de Jacques Bellegarde, ou plutôt de Cantarelli.

À la vue de ce personnage sous lequel, l’œil le plus malin et le mieux exercé eût été incapable de reconnaître le brillant rédacteur du Petit Parisien, M. Ferval et Ménardier esquissèrent un léger mouvement de surprise. Immédiatement, Chantecoq attaquait :

– Mon cher Ferval, je te présente le commandeur Cantarelli, premier numismate du roi Victor-Emmanuel III et directeur du musée de Florence où a été commis le vol dont – ainsi que tu le sais – je suis chargé par le gouvernement italien de rechercher l’auteur. Le directeur de la police judiciaire salua courtoisement le soi-disant numismate, qui lui répondit avec un empressement bien italien.

Chantecoq, qui s’était approché de Ferval, fit, en lui serrant la main : – Le commandeur s’intéresse vivement à cette affaire du Louvre ; car il est convaincu que le bandit de Florence n’est autre que notre Fantôme. – Je crois pouvoir vous affirmer, dès à présent, intervenait Ménardier, que monsieur le commandeur se trompe.

D’une voix un peu pointue, Bellegarde-Cantarelli zézayait : – Zé né demande qu’à être convaincou ! Ferval et Ménardier échangèrent un rapide regard dont Chantecoq devina la signification, car il affirma aussitôt :

– Vous pouvez parler devant M. Cantarelli. Je réponds de sa discrétion autant que de la mienne.

Ferval reprenait :

– En ce cas, vous allez tout savoir.

« Grâce à l’habileté de l’inspecteur Ménardier, le Fantôme du Louvre est enfin découvert, et son arrestation est imminente. – Peut-on savoir son nom ? interrogeait Chantecoq.

– Oui, répliquait le directeur… Mais je te demande, ainsi qu’à M. Cantarelli, le secret le plus absolu. Le grand détective et son ami s’y engagèrent d’un geste tellement sincère et spontané que l’esprit le plus sceptique ne se fût pas reconnu le droit de mettre en doute leur parole. Alors Ferval révéla :

– C’est Jacques Bellegarde ! – Le reporter du P. P. ? s’écria le grand détective, en simulant la plus grande surprise. Quant au principal intéressé, il demeura impassible. On eût juré que l’on prononçait pour la première fois son nom devant lui. – Eh oui ! soulignait Ménardier, en affectant un petit air de supériorité.

Ferval poursuivait :

– On a trouvé chez lui certains documents qui ne laissent subsister aucun doute sur sa culpabilité.

Chantecoq feignit de nouveau un vif étonnement. Le faux Cantarelli, d’un air très intéressé, continuait à écouter le directeur de la police judiciaire qui, tout en prenant différents objets étalés sur son bureau, poursuivait : – Voici d’abord quelques écus d’or qui, ainsi que vous le voyez, sont frappés au coin du roi Henri III. Chantecoq en prit un, l’examina et, tout en le passant à son voisin, il fit : – Il se peut que Bellegarde ait eu l’intention de commencer une collection. – Je ne le pense pas ! ponctuait M. Ferval.

– Ce sont des pièces fort belles, déclarait le pseudo-numismate en retournant l’écu dans ses mains. – Ce n’est pas tout, reprenait le directeur… Voici une ferrure de coffre qui est, mon cher Chantecoq, ainsi que tu ne peux manquer de le reconnaître, absolument semblable à celle que tu as trouvée toi-même au Louvre. Il passa la ferrure au grand détective qui, tout en la regardant avec attention, murmura :

– C’est exact ! Saisissant le manuscrit que Ménardier avait trouvé tout au fond de la bibliothèque du journaliste, Ferval reprit, en le présentant au célèbre limier :

– Enfin, voici un grimoire dont la lecture achève de projeter une lumière éclatante sur cette troublante histoire.

Avec calme, Chantecoq reprenait :

– Monsieur Cantarelli, qui est expert dans l’art de déchiffrer les manuscrits anciens, sera sans doute très heureux de prendre connaissance de celui-ci. Jacques s’empressa de déclarer : – Certainement, ze souis très désireux de contempler de près ce document.

Le directeur, se levant, invita fort courtoisement le commandeur à s’installer à sa place… et tandis que celui-ci commençait à feuilleter le grimoire, Ménardier, qui, pendant toute cette scène, n’avait pas cessé de braquer sur Chantecoq une paire d’yeux pétillants d’ironie, s’approcha de son chef et lui dit : – Monsieur le directeur, je vous demande la permission de me retirer ; car il faut que je me mette sans tarder à la poursuite du sieur Bellegarde.

– C’est cela, mon ami, filez vite ! Ménardier salua de la tête Cantarelli, qui, absorbé dans sa lecture, ne parut pas s’apercevoir de cette marque de politesse… Puis il tendit la main à Chantecoq, qui lui dit d’un air légèrement gouailleur : – Bonne chance, mon cher confrère !

Ménardier gagna la porte, accompagné jusqu’au seuil par Ferval, qui lui dit à l’oreille quelques mots, pendant lesquels Chantecoq et Bellegarde échangèrent un furtif sourire. Revenant vers eux, le directeur de la police judiciaire s’écriait : – N’est ce pas que c’est concluant ? Une sonnerie de téléphone l’arrêta. Ferval décrocha le récepteur, écouta…

– Je viens tout de suite, monsieur le préfet, lança-t-il.

Et, tout en raccrochant l’appareil, il ajouta : – Le grand patron me demande.

Chantecoq fit aussitôt :

– Nous allons nous retirer.

– Pas du tout ! protesta cordialement le haut fonctionnaire. Ici, mon cher ami, tu es chez toi… D’ailleurs, je reviens dans quelques instants. Et il sortit après avoir adressé un amical salut de la main à ses deux hôtes.

Le grand détective attendit qu’il se fût éloigné. Alors, s’emparant d’une chaise, il s’installa à côté de Bellegarde. – Tout va bien, martela-t-il… Et maintenant, travaillons !

Jacques lui passa le grimoire dont la couverture enluminée représentait les attributs des astrologues et des magiciens et portait en tête, tracés en caractères gothiques :

Mémoires secrets de Cosme Ruggieri,

astrologue de Sa Majesté la Reine Catherine de Médicis.

Chantecoq feuilleta l’ouvrage, qui était écrit en français de l’époque. Il s’arrêta à cette phrase, que nous traduisons immédiatement en français de nos jours : Peu de temps avant les journées des Barricades, tandis que Sa Majesté Henri III assistait à un grand bal dans son palais du Louvre, la reine Catherine me fit mander près d’elle. Ma puissante et vénérable protectrice se trouvait dans son oratoire. Elle était assise sur une cathèdre, près d’une table où était déposé un coffre en cuir repoussé, aux ferrures d’angle finement ciselées et dont le couvercle portait au centre les armes des Valois. Après m’être incliné devant elle, j’attendais qu’elle daignât m’adresser la parole… Pendant un long instant, elle garda le silence… Enfin, d’une voix grave, elle attaqua : – Pendant qu’ils dansent, là-haut, le peuple, révolté contre l’autorité des Valois, acclame notre implacable ennemi, le duc de Guise. « Il ne faut pas nous illusionner. Ce maudit Balafré, qui veut ravir à mon fils la couronne de ses aïeux, a su acheter les uns et fanatiser les autres.

« Avant qu’il soit tout à fait le maître, et si nous ne voulons pas tomber entre ses mains, le roi et moi, il faut que nous quittions secrètement Paris, et cela dans le plus bref délai. Et tout en me désignant le coffre déposé près d’elle, elle ajouta : – Voici le trésor des Valois. Avant de partir, je veux le mettre en sûreté.

La reine souleva le couvercle. Le coffre contenait, avec une certaine quantité d’écus d’or, de précieux joyaux, parmi lesquels je reconnus le diadème que portait Sa Majesté le jour du sacre de son époux Henri II. Lorsque j’eus admiré ces richesses, Sa Majesté referma le couvercle et fit jouer le ressort secret qui commandait les trois serrures dont il était pourvu. Puis elle ordonna :

– Suivez moi !

Je chargeai le coffre sur mes épaules, qui plièrent sous le poids. Catherine s’empara d’un flambeau et ouvrit une petite porte qui donnait sur un couloir obscur. Je m’y engouffrai à sa suite. Quelques instants après, nous pénétrions dans la salle dite de Charles V… et je déposai mon lourd et précieux fardeau dans une cachette qui avait été préparée sous une dalle et qu’un mécanisme ingénieux rendait invisible. Interrompant sa lecture, Chantecoq dit à Bellegarde qui, ainsi que lui, avait lu avec un intérêt palpitant ces lignes révélatrices :

– Ferval avait raison… Ce document est des plus concluants !

– En effet… appuya le journaliste.

– Continuons, fit le détective… qui enchaîna aussitôt sur ces lignes :

Quelques jours après, le Louvre était envahi par les partisans du duc de Guise.

Je réussis à m’enfuir par un passage souterrain, partant du grand palier, dont l’entrée précède les appartements privés du roi Henri III, et qui aboutit derrière le maître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois… Je restai caché plusieurs heures dans cette église et la nuit venue…

–  Inutile d’aller plus loin, décidait Chantecoq, nous sommes fixés… Belphégor aura mis la main sur ce grimoire qui, après lui avoir révélé l’existence du trésor des Valois, lui aura donné le moyen de pénétrer dans le Louvre et d’en sortir par ce souterrain dont, malgré l’avis des historiens et des archéologues, j’avais soupçonné l’existence, mais dont je n’ai pas été assez habile pour découvrir l’entrée. Le reporter s’écriait : – Et Belphégor, afin d’augmenter les charges qu’il a déjà fait peser sur moi, aura glissé ou fait glisser chez moi ce document par un de ses complices ! – C’est clair comme l’eau de roche ! ponctuait le grand limier ; mais l’important est de savoir où et comment notre ennemi s’est procuré ce manuscrit. Chantecoq, qui s’était emparé du grimoire, eut tout à coup un furtif sourire. Il venait de découvrir que la première feuille du parchemin qui devait, en réalité, former ce que l’on appelle la page de garde, adhérait à la couverture. S’armant de sa loupe, qui ne le quittait jamais, il regarda pendant quelques instants le feuillet sous lequel, tout en haut, il crut apercevoir une sorte d’étiquette sur laquelle se dessinaient vaguement des caractères qu’il lui était d’ailleurs impossible de vérifier. – Tiens ! tiens ! fit-il, d’un air satisfait. Et, s’emparant d’une éponge humide qui se trouvait au fond d’un récipient en porcelaine blanche, placé sur le bureau du directeur de la police judiciaire et devait servir à ce dernier à coller des timbres ou des enveloppes, il en humecta légèrement le haut de la page… et saisissant un coupe-papier, il en introduisit délicatement la pointe entre la couverture et le parchemin, qu’il souleva lentement, avec de grandes précautions et sans provoquer la moindre déchirure. Un cri de triomphe lui échappa. L’étiquette, dont il n’avait jusqu’alors aperçu que la forme, n’était autre qu’un ex-libris, c’est-à-dire une inscription imprimée qui indique le nom du possesseur d’un livre. Ce nom, tracé en lettres dorées, était celui du baron Papillon.

– Regardez ! fit le détective.

Le reporter, stupéfait, s’écria : – Le baron Papillon ! Mais je le connais !…

– Moi aussi ! appuyait Chantecoq.

« Papillon, qui est un collectionneur ou tout au moins croit l’être, aura acheté ou dans un lot… ou chez un marchand de bric-à-brac, ce grimoire auquel il n’aura attaché aucune importance… De deux choses l’une : il l’aura revendu ou on le lui aura volé… C’est ce qu’il s’agit de savoir ! – Nous allons donc nous rendre tout de suite chez lui, déclarait Chantecoq en recollant la partie du feuillet qui dissimulait l' ex-libris révélateur. Des pas retentissaient dans le couloir. Chantecoq se hâta de déposer les Mémoires de Ruggieri sur le bureau, et la porte s’ouvrit devant M. Ferval, qui, d’un ton joyeux, lança : – Eh bien ! vous avez lu ?

– Oui, nous avons lu, fit le détective qui, dès l’entrée du directeur, s’était composé une figure préoccupée. – Qu’en penses-tu ? – Tout cela est bien troublant.

– Et vous, commandeur ?

– Moi, zézaya le faux Cantarelli, ze souis de l’avis de M. Chantecoq… C’est bien troublant, excessivement troublant ! – Je suppose, mon cher, reprenait M. Ferval en s’approchant du détective, que maintenant tu ne doutes plus de la culpabilité de Jacques Bellegarde… – Hum ! répliquait évasivement le limier…

– Qu’est-ce qu’il te faut ? – Je me demande à quel mobile a pu obéir ce journaliste.

– Tu tiens à le savoir ?

– Autant que possible.

– Eh bien ! je vais te le dire… car je ne t’ai pas encore tout raconté. Ferval s’en fut à un coffre-fort placé derrière sa table de travail… Et, après en avoir fait fonctionner le secret, il en retira une liasse de lettres et en choisit une qu’il tendit à Chantecoq en disant : – Voilà ce qu’on a trouvé chez lui. Le détective s’empara de la lettre et lut tout haut : Tu es riche et je suis sans fortune… Je ne puis pourtant pas commettre un crime…

–  Qu’est cela ? fit Chantecoq, en simulant un certain étonnement.

Ferval répliquait :

– Une lettre de Bellegarde adressée à Simone Desroches qui était son amie.

– Où l’a-t-on trouvée ? – Chez Bellegarde… précisait le directeur… en reprenant le papier que lui tendait Chantecoq.

Celui-ci, profitant d’un moment d’inattention de Ferval, lança un rapide et expressif coup d’œil au journaliste dont il devinait l’émotion. Ce coup d’œil signifiait clairement : – Silence !

Jacques comprit et, pour dissimuler son trouble, il s’approcha de la table et s’empara du grimoire qu’il se mit à feuilleter avec toute l’attention recueillie d’un parfait bibliophile. – Tu dis que l’on a trouvé cette lettre chez Bellegarde ? reprenait Chantecoq.

– Parfaitement !

– Veux-tu me la relire ?

– Volontiers !

Le directeur de la police reprit, en scandant bien chaque mot :

Tu es riche et je suis sans fortune. Je ne puis cependant pas commettre un crime…

Puis, avec force, il ajouta :

– Ce crime, Bellegarde l’a commis. – En es-tu sûr ? ripostait Chantecoq d’un ton incisif. – Cette lettre achève de l’accabler. – Alors, pourquoi n’a-t-il pas pris soin de la détruire ? – Sans doute était-il occupé à transporter en lieu sûr le trésor des Valois !

Chantecoq s’écriait : – Dans quel dessein, selon toi, Bellegarde, dont le passé était au-dessus de tout soupçon, dont la situation présente était déjà fort enviable, et dont l’avenir s’annonçait comme des plus brillants, a-t-il cru devoir devenir tout à coup un aussi odieux criminel ? – Je vais te le dire, répliquait Ferval. Dès que Bellegarde a eu connaissance de l’existence du trésor des Valois, il n’a eu qu’un but : s’en emparer et s’enfuir à l’étranger. Eh bien ! pour ne pas être gêné, qui sait même peut-être paralysé dans ses mouvements, il a rompu avec cette malheureuse jeune femme qui n’avait jamais été pour lui qu’un amusement et dont la dot, si brillante fût-elle, n’était rien en comparaison des millions qu’il savait pouvoir se procurer. Ferval se tut, persuadé qu’il avait, cette fois, désarmé son adversaire. Chantecoq, en effet, feignant une certaine indécision, reprenait :

– Ton raisonnement se tient jusqu’à un certain point… En tout cas, tu me permettras de te faire observer que Belphégor a été joliment maladroit, en laissant traîner chez lui ces lettres, ainsi que cette ferrure de coffre, ces écus à l’effigie d’Henri III, et surtout ces Mémoires de Ruggieri, clef du secret qu’il aurait dû d’autant plus garder pour lui que sa divulgation risquait fort de lancer la police sur ses traces ! – Bellegarde n’avait pas l’expérience du crime. – Et son complice ? Il me semble que tu l’oublies un peu ? – N’en crois rien. Et, tout en prenant un air quelque peu ironique, Ferval ajouta :

– Je suis peut-être beaucoup plus renseigné sur son compte que tu ne le penses, et, selon moi, le Fantôme du Louvre ne serait autre que le voleur du musée de Florence que tu recherches pour le compte du gouvernement italien.

Et, se tournant vers Cantarelli, qui feignait de s’absorber de plus en plus dans l’examen du grimoire, il scanda : – N’est-ce pas votre avis, mon cher commandeur ? – Mais oui, puisque c’est le vôtre, répliquait adroitement le reporter. – Tu vas voir comme tout s’explique, tout s’enchaîne, reprenait le directeur de la police judiciaire, en s’adressant à Chantecoq. « Jacques Bellegarde, que sa profession oblige à fréquenter des gens de toutes sortes, aura fait la connaissance de l’individu en question qui lui aura communiqué le manuscrit qu’il a dû dérober à l’étranger, dans un musée, une bibliothèque ou chez un simple particulier. Ce bandit lui aura offert de s’associer à lui pour s’emparer du trésor des Valois. – Et Bellegarde aura accepté… et tout de suite ?

– Il se peut qu’il ait refusé d’abord, mais qui sait si son complice, qui m’a tout l’air d’être un bandit de grande envergure, n’aura pas employé envers lui d’irrésistibles arguments… tels que le chantage… Bellegarde peut avoir commis des actes délictueux qui sont restés ignorés de tous. – Sauf du voleur italien ? scanda Chantecoq.

– Pourquoi pas ?

– Évidemment, si l’on voulait s’en donner la peine, on pourrait prouver que Louis XVI est mort à Sainte-Hélène et que Napoléon a été guillotiné en 93… – Alors !… s’écriait le haut fonctionnaire, tu persistes à croire que Bellegarde n’est pas coupable ? – Veux-tu parier qu’il est innocent ? – Parier quoi ? s’exclamait le directeur en haussant les épaules. – Un bon déjeuner auquel nous inviterons le commandeur Cantarelli.

– Eh bien ! soit, accepta Ferval.

Alors Chantecoq, tout en prenant un bouton de son veston et en le regardant bien dans les yeux, ajouta :

– Je parie également qu’avant huit jours je te livrerai les vrais coupables. – Tu as perdu !

– J’ai gagné ! Après avoir serré la main du grand détective et du faux commandeur, il les reconduisit tous deux jusqu’à la porte de son cabinet. Quand ils eurent disparu, Ferval dirigea ses yeux vers les Mémoires de Ruggieri, les ferrures, les écus et les lettres de Bellegarde, qui étaient restés sur son bureau.

– Il n’y a pas à en douter… toutes ces preuves sont accablantes ! Et il fit, en soupirant :

– Le roi des détectives est en train de perdre sa couronne.