A.I. Intelligence Artificielle de Steven Spielberg, l'analyse de M. Bobine (1)
Adeptes de la grande toile, bonjour !
En 2017 pendant les fêtes, nous sortions un épisode consacré à Spielberg
et à son rapport ambigu avec Indiana Jones et le Temple Maudit.
En 2018, toujours à la même période,
nous nous penchions sur E.T., L'extraterrestre.
Pour perpétuer ce qui commence à devenir une tradition chez le Ciné-club de M. Bobine
on va profiter des fêtes de fin d'année
pour s'intéresser encore une fois à un film de Spielberg
qui partage quelques point commun avec E.T. justement.
En effet,
il s'agit d'un film dont le protagoniste est, du moins en apparence, un petit garçon
et dont le titre tient en deux lettres.
Par contre, contrairement à E.T., ce n'est vraiment pas un film pour enfant
puisqu'aujourd'hui,
nous allons parler du très sombre et mélancolique A.I. Intelligence Artificielle !
À l'origine,
A.I. est une adaptation de la courte nouvelle Les Supertoys durent tout l'été,
de l'auteur de science-fiction Brian Aldiss.
Celui-ci y met en scène un monde où les conditions de vie ont été rendues
quasiment insoutenables par la surpopulation
et où les familles doivent désormais demander l'autorisation pour avoir des enfants.
Dans ce contexte, Aldiss raconte l'histoire d'un couple aisé,
Henry et Monica Swinton,
et en particulier de la difficulté pour celle-ci à éprouver de l'affection envers leur fils David.
De son côté, David se demande si sa mère l'aime vraiment
et développe une sorte de jalousie envers Teddy,
le robot-jouet en forme d'ours en peluche.
L'histoire s'achève lorsque Henry rentre à la maison
et que Monica lui apprend qu'ils ont désormais l'autorisation d'avoir un enfant.
On découvre alors que David était un robot prototype
développé par la compagnie dirigée par Henry…
et alors que David, inspiré par une rose, médite sur l'amour et la chaleur de sa mère,
Monica et Henry prévoient déjà de le renvoyer à l'usine avant l'arrivée de leur futur bébé.
Le projet d'adaptation avait été initié par Stanley Kubrick à la fin des années 70
et, à partir de 1985,
celui-ci choisit d'en confier la réalisation à son ami Steven Spielberg
et de se concentrer sur la production.
Mais l'étape d'écriture du scénario, confiée à Brian Aldiss lui-même, s'éternise
et en 1989, Kubrick décide de virer l'écrivain pour cause de divergences artistiques.
Il engage alors Bob Shaw, qui démissionne au bout de quelques semaines,
puis Ian Watson à qui il conseille de s'inspirer des aventures de Pinocchio.
C'est ainsi que naîtra cette histoire de petit robot abandonné par sa mère
qui se lance dans une odyssée picaresque dans le but de devenir un vrai petit garçon
et retrouver ainsi l'amour de celle-ci.
D'abord prévu pour être tourné en 1994,
le projet sera finalement mis de côté
lorsque Stanley Kubrick entamera la production de Eyes Wide Shut.
Il faudra alors attendre 1999 pour que Spielberg reprenne le flambeau
quelques mois après la mort de Kubrick
et que le film voit finalement le jour en juin 2001.
Ça, c'est pour la genèse du film.
Pour ce qui est de la genèse de cet épisode du Ciné-club de M. Bobine,
il a été inspiré par une autre vidéo, elle aussi consacrée au film,
et réalisée par l'excellent Filmonaute
vidéo que je vous conseille évidemment de regarder
puisqu'elle aborde le film sous un angle différent.
Pour être précis, ce qui a motivé l'écriture de ce ciné-club, c'est ce passage-là :
"En montrant les différentes relations possibles entre humains et robots,
A.I. anticipe un concept qui verra le jour cinq ans après sa sortie, la lovotique.
La lovotique est un domaine de recherche qui vise à comprendre
comment ces relations nouvelles peuvent naître et se développer sous différentes formes.
Dans le film, deux cas très distincts sont mis en avant.
L'enfant-robot programmé pour aimer,
et le robot gigolo incarné par Jude Law
qui doit répondre à des canons de beauté et adopter une attitude stéréotypée
pour satisfaire une clientèle humaine."
Ce qui m'a intrigué dans ce passage,
c'est la distinction faite entre David qui est effectivement programmé pour aimer
et Gigolo Joe qui est pourtant lui aussi… et bah, programmé pour aimer.
Bon, okay, vous allez me dire que je joue sur les mots et que je profite honteusement
de la polysémie du verbe "aimer" et que ce n'est pas du tout la même chose…
et vous n'aurez pas tout à fait tort.
En effet, les formes d'amour que représentent David et Gigolo Joe sont différentes.
David incarne l'amour familial que les Grecs désignaient sous le terme de "storgê"
alors que Gigolo Joe incarne l'amour charnel et le désir associé à l'éros.
Sauf que, dans A.I.,
ce qui différencie ces deux formes d'amour, c'est moins une question de nature que de degré.
Le comportement de David
tout comme celui de Gigolo Joe est défini par un programme informatique.
Ce sont les mêmes impulsions électriques de 1 et de 0
qui parcourent les cerveaux électroniques de l'un et de l'autre.
La seule véritable différence,
c'est que le programme de David est beaucoup plus élaboré que celui de Gigolo Joe.
Il n'y a a priori rien d'étonnant à cela.
Le film s'appuie une idée relativement répandue
selon laquelle il y aurait une hiérarchie entre les différentes formes d'amour.
L'amour physique y est considéré comme le plus bas et le plus simple,
comme l'indique l'expression désignant le désir sexuel comme un des plus "bas" instincts
ou, en traduisant littéralement le terme anglais,
un des instincts les plus basiques.
L'amour romantique et l'amour familial sont à l'inverse
considérés comme des sentiments nobles et complexes.
Du coup, il semble logique que David,
qui est capable d'éprouver une forme d'amour filial,
soit présenté comme un modèle de robot plus évolué que Gigolo Joe.
Par contre, on peut très bien se dire que ces considérations ne concernent que des robots
et que ceux-ci sont incapables de véritablement ressentir des émotions.
Tout ce dont ils sont capables, c'est d'imiter des comportements humains.
Ainsi Gigolo Joe ne désire pas vraiment ses clients,
il ne fait qu'imiter le comportement d'un homme qui désire une femme.
David n'éprouve pas vraiment un amour filial envers Monica,
il ne fait qu'imiter le comportement d'un enfant qui aime sa mère.
Il est en effet tentant d'affirmer
que le véritable sentiment humain est quelque chose de plus profond,
quelque chose d'intangible et de mystérieux,
quelque chose qui ne peut être reproduit par un programme informatique.
Un programme informatique est par essence déterministe,
c'est-à-dire que le résultat qu'il produit est entièrement déterminé
par les données qu'on lui passe en entrée
et que les mêmes données d'entrée produiront toujours le même résultat.
À l'inverse, les émotions humaines sont souvent représentées comme le résultat
de pulsions inexplicables et imprévisibles.
Or, A.I. s'attaque également à cette idée.
En effet,
Gigolo Joe et David ne sont pas seulement programmés pour imiter des émotions…
ils sont aussi programmés pour en provoquer.
Bien que son comportement soit simpliste et stéréotypé,
Gigolo Joe est capable de susciter du désir et du plaisir chez ses clients.
De la même façon,
l'apparence et le comportement de David inspire à Monica une forme d'amour maternel
qui la poussera à abandonner David
plutôt que de le ramener chez Cybertronics pour y être détruit.
Il faut alors se rendre à l'évidence.
Chez les humains comme chez les robots,
certains stimulus et certaines situations vont avoir un effet prédéterminé.
Contrairement à ce que nous voudrions croire,
nous ne sommes donc pas si éloigné des robots.
Notre comportement aussi peut être prévisible et même, dans une certaine mesure, programmé.
Dès lors, la question au centre de A.I. n'est pas de savoir
si un robot peut être assez évolué pour s'élever au rang d'être humain,
comme le souhaite David…
mais de savoir si les êtres humains eux-mêmes sont assez évolués
pour être véritablement différents des robots.
Cet enjeu est notamment illustré par la Flesh Fair
où des humains utilisent les procédés les plus sadiques
pour détruire des robots abandonnés sur fond de metal industriel.
Ce n'est pas anodin si la Flesh Fair est représentée
comme un déchaînement de pulsions destructrices.
Le but pour les participants n'est pas seulement de manifester leur rejet des êtres robotiques,
c'est aussi de faire étalage des sentiments de rage et de colère
dont sont incapables les robots.
La mise en scène ultra-agressive de la Flesh Fair est une manière d'affirmer
que contrairement à celui des robots,
le comportement humain est le produit de pulsions imprévisibles et parfois incontrôlées.
Et c'est précisément cette idée qui sera démontée à l'issue de la séquence.
Alors qu'il est sur le point d'être arrosé d'acide,
David se retourne vers Gigolo Joe et se comporte comme un petit garçon paniqué par le danger.
Le public qui voit pour la première fois un robot qui craint pour sa vie
croit alors avoir affaire à un humain
mais l'organisateur de la Flesh Fair tente de les rassurer
sur le fait qu'il s'agit bien d'un robot.
Il insiste par ailleurs sur le fait que c'est précisément parce qu'il est capable
d'imiter à la perfection le comportement ld'un enfant que David doit être détruit.
Il faut à tout prix maintenir l'idée
que l'humanité occupe une place spéciale au sein de la Création,
qu'elle bénéficie de caractéristiques que les robots ne pourront jamais posséder
et donc que les robots ne pourront jamais remplacer les humains.
Le public prendra tout de même le parti de David
et se retournera contre l'organisateur de la Flesh Fair
comme si, malgré leur ressentiment à l'encontre des robots,
les spectateurs étaient incapables de résister au sentiment de compassion et de bienveillance
que leur inspire David.
Par ailleurs, le film fait également preuve d'une certaine ironie
puisque ce besoin de l'humanité de se sentir spéciale et unique
au sein de la Création avec un grand C
est reflété par le besoin de David d'être spécial et unique aux yeux de Monica.
Lorsqu'il comprend qu'il est condamné à être un robot
en tout point identique à ceux du même modèle que lui,
David fait l'expérience d'une forme de désespoir existentiel
et décide alors de se suicider.
En plus de ça,
le parcours de David qui retourne vers son créateur
et l'intérêt des robots du futur pour les humains est presque explicitement comparé
aux questions que l'humanité s'est posé sur ses origines
et aux mythes qu'elle a créé pour y répondre.
Comme l'illustre les jeux de miroirs et les plans où l'image de David est multipliée,
David, et par extension les robots dans leur ensemble, ne sont pas des êtres
radicalement différents des humains.
Ce sont des reflets,
des images certes artificielles mais néanmoins identiques
à travers lesquelles l'humanité peut se regarder et se révéler à elle-même…
même si cela implique d'accepter que nous ne sommes pas
une espèce aussi exceptionnelle que nous voudrions le croire.
En soi, l'idée que les humains ne seraient finalement rien d'autre
que des sortes de robots organiques apparaît comme particulièrement nihiliste…
et il serait facile d'en attribuer la paternité à Stanley Kubrick
et à son regard sans illusion sur l'humanité.
Mais il me semble que ce serait aller un peu vite en besogne et ignorer
que Steven Spielberg est capable de porter sur lui-même
et sur son oeuvre un regard désabusé.
Souvenez-vous du monologue de John Hammond dans Jurassic Park.
À travers l'acteur Richard Attenborough,
c'est évidemment Steven Spielberg qui parle…
et on peut très bien imaginer que les puces que les enfants croyaient voir,
renvoient par exemple au requin des Dents de la Mer
que Spielberg n'avait pas pu représenté à l'écran autant qu'il le voulait
parce que la machinerie pour l'animer était tombée en panne pendant le tournage.
Ce que Spielberg semble redouter, c'est de devoir recourir à des artifices,
de devoir tromper son public par des astuces de mise en scène,
de provoquer des émotions qui ne soient pas "vraies".
La décennie des années 90 sera d'ailleurs une période
où il sera particulièrement confronté à ces questions