Parasite de Bong Joon-ho et Gone Girl de David Fincher, l'analyse de M. Bobine (2)
Par son côté machiavélique et son plan extrêmement élaboré,
Amy Dunne évoque au premier abord un personnage de femme fatale.
Particulièrement présent dans les films noirs des années 50,
la femme fatale est un personnage féminin qui manipule le héros masculin,
le plus souvent par appât du gain, et le mène à sa perte.
Parmi les exemples les plus emblématiques, on compte par exemple Phyllis Dietrichson,
le rôle incarné par Barbara Stanwyck, dans Assurance Sur La Mort de Billy Wilder
ou encore Veda Pierce, jouée par Ann Blyth dans Mildred Pierce de Michael Curtiz.
On le retrouve également dans les années 90,
que ce soit dans des néo-noirs comme The Last Seduction, The Hot Spot
ou évidemment LA Confidential,
ou dans les thrillers vénéneux apparus dans le sillage de Basic Instinct.
D'ailleurs, Gone Girl ressemble de prime abord à un retournement presque parodique du genre.
Là où le thriller érotique des années 90 opposait en général un homme et une femme
aussi charismatiques, aisés et ambitieux l'un que l'autre,
Gone Girl prend le couple glamour et branché que formaient Amy et Nick Dunne
et les envoie s'enterrer dans le Midwest.
Amy Dunne apparaît alors comme un personnage paradoxal.
D'un côté, c'est un personnage typiquement fincherien,
c'est-à-dire une personnalité fugace, insaisissable,
ayant la main mise sur des évènements qui dépasse les autres personnages,
comme pouvait l'être John Doe dans Seven, Tyler Durden dans Fight Club,
le tueur du Zodiaque ou Mark Zuckerberg dans The Social Network.
De l'autre, elle évolue dans un environnement qui n'a rien de fincherien.
Là où le réalisateur faisait d'habitude évoluer ses personnages dans des métropoles
où le danger est partout et où les enjeux sont importants,
l'action de Gone Girl se situe majoritairement dans une petite ville sur le déclin
où rien ne se passe.
Gone Girl adapte donc les motivations d'Amy à cet environnement
d'une façon qui la distingue radicalement des autres femmes fatales.
Amy ne cherche pas à devenir riche.
Ses parents le sont déjà grâce à la série de livres qui portent son nom.
Elle ne cherche pas non plus à se débarrasser d'un mari encombrant
pour vivre une vie indépendante.
Au contraire, elle cherche un homme avec qui vivre la parfaite vie de couple dont elle rêve.
Alors que les personnages de femmes fatales tentent bien souvent à obtenir des richesses
et une indépendance difficilement accessibles aux femmes dans une société patriarcale,
Amy Dunne cherche au contraire à adopter en tous points
un modèle de vie conforme aux valeurs du patriarcat.
Bien qu'étant une femme extrêmement intelligente,
elle n'envisage pas sa vie en dehors de ce modèle et par conséquent,
se retrouve à manipuler son mari pour qu'il se conforme à son tour à ces valeurs
et adopte une personnalité plus assurée et ambitieuse.
Plus qu'une femme fatale,
Amy apparaît alors comme une sorte de Stepford Wife en sur-régime.
Roman écrit en 1972 par Ira Levin, déjà à l'origine de Rosemary's Baby,
et adapté deux fois au cinéma en 1975 et 2004,
The Stepford Wives est une satire sociale sous forme de thriller
dans lequel Joanna Eberhart, une photographe new-yorkaise,
emménage avec son mari et ses enfants à Stepford, une petite ville du Connecticut.
Rapidement,
elle est troublée par le comportement extrêmement servile et docile
des femmes de la ville envers leurs maris.
Son inquiétude grandit de plus en plus
lorsqu'elle découvre que la plupart de ces femmes étaient par le passé des féministes
avec des carrières professionnelles pour le moins respectables.
Elle voit également les nouvelles venues changer de comportement
pour devenir aussi dociles que les autres.
À la fin de l'histoire, Joanna finit par découvrir la vérité.
Les hommes de la ville se sont débarrassés de leurs femmes
et les ont remplacé par des robots qui obéissent à leurs moindre désirs.
Alors qu'elle tente de confronter les hommes de Stepford,
Joanna se retrouve prise au piège
et elle est finalement elle-même remplacée par un robot.
Depuis la parution du roman et la sortie du film de 1975,
le terme de Stepford Wife est donc devenu une expression
pour désigner une femme dénuée de libre arbitre et entièrement dévouée à son mari…
c'est-à-dire une femme complètement assujettie à la domination masculine
et au modèle patriarcal.
Amy apparaît donc comme une Stepford Wife
dont la programmation la pousserait à se retourner contre les hommes
pour les obliger à leur tour à s'y conformer.
Cette comparaison est d'ailleurs d'autant plus appropriée
que le comportement d'Amy n'est pas inné.
La sociologie a depuis longtemps montré comment un système comme le patriarcat
se perpétue au travers d'injonctions plus ou moins implicites
et comment les individus sont poussés dès l'enfance à adopter différentes valeurs
et comportements pour se conformer à une sorte d'idéal masculin ou féminin.
Dans le cas d'Amy,
ces injonctions étaient bien moins implicites que pour les autres petites filles
car dès ses premiers pas, elle a dû se comparer à son double de papier,
Amazing Amy, l'héroïne des livres écrits par ses parents.
Amazing Amy était non seulement une petite fille parfaite vivant une vie idéale,
mais elle réussissait là où l'originale échouait.
Amy a donc passé sa vie à essayer d'égaler ce modèle absolu et inaccessible.
Bien que ce n'ait pas été le but de ses parents,
ils ont bel et bien programmé Amy à se conformer de façon particulièrement active
aux valeurs patriarcales.
L'ironie de cette situation,
qui voit un personnage activement perpétuer les valeurs d'un système qui l'enferme
dans un rôle prédéterminé et subalterne,
se retrouve d'ailleurs dans Parasite.
Pour ce film, Bong Joon-ho puise en partie son inspiration dans l'oeuvre de Kim Ki-Young,
plus particulièrement ses huis-clos que furent La Servante et La Femme Insecte,
dans lequel un élément étranger vient perturber le quotidien d'une famille aisée.
Ce qui donne lieu à une réflexion sur les rapports entre dominants et dominés
filmée sous un angle surréaliste et horrifique appuyant la charge de l'ensemble.
Dans le film de Bong Joon-ho, nous suivons donc le parcours des Kim
une famille pauvre de Séoul qui parvient à se faire embaucher par la riche famille Park
en se faisant passer pour ce qu'ils ne sont pas.
Au début, leur plan est d'exploiter la crédulité des Park
pour profiter de leur maison et de leur train de vie.
Mais ce plan est mis à mal lorsqu'on apprend au milieu du film
que la maison des Park abrite un sous-sol caché dans lequel s'est réfugié Geun-sae,
le mari de leur ancienne gouvernante Moon-gwang.
Au lieu de s'accepter de partager la maison avec l'ancienne gouvernante et son mari,
les Kim cherchent dans un premier temps à les expulser…
et lorsque Moon-gwang découvre qu'ils sont des imposteurs,
elle menace de les dénoncer.
Le conflit entre les deux familles s'envenime
jusqu'au moment où les Kim infligent une blessure mortelle à Moon-gwang
et enferment à nouveau Geun-sae dans le sous-sol.
Lors que Ki-woo, le fils des Kim, essaie de profiter d'une fête organisée par les Park
pour achever Geun-sae,
celui-ci s'échappe, blesse Ki-woo et poignarde Ki-jung, la fille des Kim.
Lorsque Ki-teak, son père, réalise que Park Dong-ik préfère
préfère s'occuper de son fils évanoui plutôt que d'aider une Ki-jung qui se vide de son sang,
il poignarde à son tour son employeur.
À la fin du film, Ki-woo s'est remis de sa blessure,
il a été jugé pour avoir escroqué les Park
mais son père est toujours en fuite pour le meurtre de Park Dong-ik.
Lors d'une balade autour de la maison des Park, désormais habitée par une famille allemande,
il réalise que son père est en réalité réfugié dans le sous-sol qui abritait Geun-sae.
Ki-woo fait alors la promesse de gagner assez d'argent pour racheter la maison
et ainsi permettre à son père de sortir de son sous-sol.
Même si la question a parfois été posée de savoir si le plan de Ki-woo est réaliste ou non,
il me semble que la réponse importe peu.
Cet épilogue sert avant tout à appuyer le rôle de la maison
en tant qu'allégorie du capitalisme.
Cette idée était déjà présente dans le film,
puisque le niveau auquel vivaient les personnages reflétait leur statut social.
Extrêmement pauvre car criblé de dettes,
Geun-sae vivait sous terre.
Les Kim qui gagnent difficilement de quoi vivoter habitent dans une semi-cave
qui les place à peu près au niveau du sol.
Les Park vivent au dessus du sol…
et on peut remarquer que lorsqu'ils jouent à touche-pipi en jouant aux pauvres
ils ne le font pas dans leur chambre au premier étage mais sur le canapé au rez de chaussée
et que, même à ce moment, les Kim sont en-dessous d'eux.
Leur habitation reflète également leur rapport au capitalisme lui-même.
Geun-sae qui occupe le sous-sol depuis l'installation des Park
est complètement assujetti au capitalisme puisqu'il idolâtre Park Dong-ik
pour sa richesse et sa réussite professionnelle.
De leur côté, les Kim ont plus de recul vis-à-vis du système.
Ils savent très bien que la réussite professionnelle de Park Dong-ik
n'est pas la preuve qu'il est un homme exceptionnel.
Au contraire, ils considèrent que sa richesse le protège.
Il peut se permettre de ne pas être très malin et de se faire escroquer
sans que cela ait de grandes conséquences pour lui…
là où eux-mêmes doivent déployer des trésors d'efforts et d'ingéniosité
pour obtenir un minimum de confort.
En cela, les Kim sont très similaires à Amy.
Comme elle, ils sont parfaitement conscients de vivre dans un système biaisé
qui offre des privilèges à des individus qui ne les méritent pas.
Tout comme Amy, ils méprisent ces individus
parce qu'ils ne sont en réalité pas à la hauteur de leur statut social.
Mais, tout comme Amy, ils n'envisagent pas de renverser ce système inique,
bien au contraire…
Comme je l'ai dit plus tôt, lorsqu'ils rencontrent Geun-sae,
ils n'envisagent pas de partager la maison avec lui.
Ils cherchent immédiatement à l'expulser.
Ils ne le voient pas comme un allié issu de leur classe sociale mais, au contraire,
comme quelqu'un d'encore plus pauvre qu'eux qu'ils peuvent à leur tour dominer.
Le reste des événements découle alors de leur incapacité
à dépasser cette logique de domination…
jusqu'à ce que Ki-taek se retrouve finalement à la place de Geun-sae.
Même si Ki-woo arrive à racheter la maison,
il est évident que Ki-taek, toujours recherché pour meurtre,
restera à jamais prisonnier de la maison et donc de la logique capitaliste.
Malgré cela, cette issue est vue par Ki-woo comme une happy end,
ultime preuve de l'incapacité des personnages à envisager une alternative.
Gone Girl et Parasite se concluent donc tous les deux sur des personnages
qui sont les prisonniers plus ou moins consentants
d'une maison qui représente une structure sociale,
que ce soit le patriarcat ou le capitalisme.
Ce faisant ils mettent l'accent sur le fait que quelque soit la réticence des personnages,
ils se retrouvent tous obligés de se prêter à un jeu de simulacre
exigé par ces structures sociales.
Dans Gone Girl, Nick pense pouvoir éviter la prison en travaillant sur son image médiatique
et en gagnant les faveur du public.
Dans Parasite, Ki-taek pense pouvoir passer plus de temps dans la maison des Park
en prétendant être quelqu'un qu'il n'est pas.
Au final, tous les deux se retrouvent piégés dans le rôle qu'ils ont choisi d'endosser
suite à une forme de pression sociale.
En plus de ça on peut remarquer que David Fincher et Bong Joon-Ho ont déjà mis en scène
le caractère hypocrite des structures sociales par le passé…
et qui plus est de façon assez similaire.
On peut ainsi rapprocher Snowpiercer et The Social Network,
deux films où une horizontalité, celle du train ou celle des réseaux sociaux,
cache mal une verticalité hiérarchique bel et bien présente.
Parasite reprend d'ailleurs certains procédés de mise en scène utilisés par The Social Network