Platoon d'Oliver Stone, l'analyse de M. Bobine (4)
ce qui n'est en réalité qu'une défaite cinglante et, quelque part, méritée.
Le Mensonge est l'un des grands thèmes de la filmographie d'Oliver Stone.
Il figure au cœur de sa trilogie vietnamienne.
Mais on le retrouve également dans JFK, Nixon, Wall Street.
Et, un peu trop timidement à mon goût dans son dernier film en date.
Si ce thème résonne aussi intimement en lui,
c'est qu'il en a connu personnellement l'expérience, non seulement au Viêt Nam
mais aussi au sein de la cellule familiale, à l'annonce du divorce de ses parents.
À la lecture du bouquin d'Oliver Stone,
ce divorce paraissait inéluctable
tant les géniteurs d'Oliver Stone affichaient des tempéraments radicalement opposés,
qui ne pouvaient que finir par se déchirer.
Ce qui nous ramène encore une fois à l'éternel combat entre Barnes et Elias.
On a déjà dit que Louis Stone était un fervent partisan de la guerre du Viêt Nam,
à la fois pour des raisons idéologiques et économiques.
Mais il se caractérisait aussi par un caractère dur, pragmatique
et ne laissant guère de place à l'émotion.
Le portrait que son fils en fait dans son autobiographie pourrait aussi bien servir
à décrire le personnage joué par Tom Berenger.
“Son cœur fut toujours parcouru d'une froideur,
d'une distance que nous ressentions parfaitement.
Ma mère m'a toujours dit qu'elle ne l'avait jamais vu pleurer, à quelque titre que ce soit.
Il semblait toujours maître de lui, une sorte d'incarnation de la figure paternelle”.
La mère d'Oliver Stone était on ne peut plus différente.
Son truc, c'était les gens, les amitiés, la moelle de la vraie vie”.
Elle adorait fréquenter
tout ce que la société psychorigide des années 60 comptait de parias :
les artistes, les gens de la mode, les gays, les femmes divorcées, les libertins, etc.
Rebelle dans l'âme, elle était “un véritable feu d'artifice ambulant
qui allumait des étincelles dans la vie des autres”.
Un pouvoir d'attraction auquel son fils était particulièrement sensible,
et qui ressemble beaucoup à celui que le sergent Elias exerce sur ses hommes dans Platoon.
Cet aspect “féminin” du sergent Elias, Stone l'entérine dans un autre passage de son livre.
“Si Barnes était un dur, indissociable de la réalité de notre quotidien,
Elias, lui, participait plus du domaine du rêve.
On savait que Barnes sortirait vivant de cette guerre.
Après tout, qui aurait pu le tuer
si une balle lui avait traversé la tête sans y parvenir ?
Elias, en revanche… Un tout autre type, pour un tout autre type de destin.
Bien plus vulnérable, bien plus féminin”.
Bien. Résumons.
Platoon nous raconte l'histoire d'un jeune soldat d'un esprit encore en formation,
qui se retrouve tiraillé entre deux forces opposées.
L'une “masculine”, rigide, déterminée, toujours en quête de domination.
L'autre “féminine”, bienveillante, privilégiant les sens à la raison.
Et incitant à s'abandonner au rêve et à la spiritualité.
Ce qui ne peut qu'amener au conflit avec le principe masculin
qui prétend incarner très exactement l'inverse.
Tout ça ne vous rappelle rien ?
Eh oui, on en revient encore une fois à Avatar qui raconte très exactement la même chose
dans un décor similaire de jungle primitive se parant d'étranges couleurs
quasi oniriques, à la tombée de la nuit.
La dernière fois qu'on a évoqué le film de James Cameron,
c'était pour causer des ressemblances avec le premier scénario d'Oliver Stone, Break,
un récit futuriste qui se voulait une allégorie
de la situation en Amérique à la fin des années 60.
J'ai donc comme l'impression qu'avec Platoon,
le réalisateur a voulu faire une V2 de cet ambitieux projet,
débarrassée cette fois de ses oripeaux science-fictionnels.
Bon, je ne suis pas sûr qu'on y ait beaucoup perdu au change
parce que ce qui fait tout le prix de Platoon pour moi,
c'est la façon dont les dimensions allégoriques et autobiographiques
se font puissamment écho.
Stone convoque des archétypes et des figures immémoriales qui nous parlent de notre humanité.
Puis il les entremêle avec ses propres souvenirs de soldat,
son histoire familiale et celle de son pays.
L'intime et l'universel se rejoignent
pour aboutir à cette conclusion d'une douloureuse justesse :
La dernière image d'Avatar nous montre le héros ouvrant les yeux
au moment de sa renaissance en tant que Na'vi.
Le plan renvoie explicitement à l'ouverture du film,
ou James Cameron met en avant ces deux petites gouttes d'eau
qui fusionnent en une seule sous les yeux de Jake Sully.
Une façon pour lui de nous dire que l'enjeu du personnage va être de redevenir complet,
pas tant en retrouvant pour de bon l'usage de ses jambes
qu'en réconciliant sa part masculine et sa part féminine.
Rien de tout cela en revanche dans Platoon.
Chris Taylor passe également par une mort symbolique à la fin du film.
Mais le premier geste qu'il accomplit suite à sa renaissance
est un acte de pure destruction et non de purification.
En tuant de sang-froid le père archétypal
de la même manière que celui-ci a abattu un Elias sans défenses,
il brise irrémédiablement sa psyché.
Le meurtre de Barnes a choqué une bonne partie de l'audience à la sortie du film.
D'après Oliver Stone, certains ont même réclamé qu'il soit poursuivi en justice,
persuadés qu'il s'agissait de la reconstitution d'un crime de guerre réel.
En fait, le cinéaste a hésité pendant très longtemps
sur le sort à réserver au personnage.
l n'a pris la décision finale qu'au moment du tournage,
soit 10 ans après le premier jet du film.
“Je fis ce que la brutalité qui était en moi exigeait.
Je tuais ce *, parce que c'est ce que je voulais.
Pourquoi ?
Pour la simple raison que cette guerre avait instillé son venin, à moi aussi.
Parce que j'avais en moi quelque chose de Barnes”.
Dans la scène finale de Platoon,
Chris Taylor se décrit en voix-off comme “le fils de deux pères”
qui se sont affrontés pour “la possession de son âme”.
Ce déchirement intérieur entre deux forces contraires,
qu'Oliver Stone met régulièrement en avant dans son livre quand il évoque
ses jeunes années sous la double influence de ses parents
va nourrir une partie de sa filmographie, au même titre que le Mensonge.
C'est le cas dans Wall Street, son premier film post-Platoon,
où on retrouve le même Charlie Sheen, dans une autre forme de jungle certes,
mais toujours écartelé entre deux figures de père
représentant chacun l'Ancien et le Nouveau Monde.
Dans le même genre, il y a aussi Alexandre le Grand,
dont la quête éperdue d'absolu trouve son origine selon Stone
dans des daddy et mommy issues taille XXL.
Enfin, j'imagine qu'il devait en être question dans White Lies,
présenté sur imdb comme le prochain long-métrage du réalisateur.
Mais il semblerait qu'il ait mis de côté ce projet qui sent l'autobiographie à plein nez
pour se consacrer plutôt à des documentaires.
Alors faut-il en conclure que pour Oliver Stone tout est définitivement FUBAR ?
Bon, pour l'Amérique en tant que nation, ça semble clairement mal barré.
Mais on se rappellera que, parmi toutes ces figures de la mythologie grecque,
généralement condamnées par avance à un destin tragique,
Stone a toujours eu une préférence pour Ulysse.
Au fil de ses voyages, le roi d'Ithaque s'est imposé comme le héros de la conscience,
de la persévérance, du refus de l'oubli.
Et c'est après avoir raconté son histoire au palais d'Alcinoos
sans rien omettre de ses fautes,
qu'il gagne enfin le droit de rentrer chez lui.
De la même manière, la toute fin de Platoon laisse entendre que la guérison est possible
pour ceux qui sauront témoigner avec sincérité de leur expérience.
C'est tout le propos de Né un 4 juillet, qui s'attache au parcours de Ron Kovic,
étonnamment similaire à celui de Stone.
Engagé volontaire chez Marines à 19 ans,
revenu du Viêt Nam brisé dans tous les sens du terme.
Après des années d'errance,
c'est en devenant une des grandes voix de l'activisme anti-guerre
qu'il va pouvoir commencer à se reconstruire.
Avec, au bout du chemin, l'espoir, comme pour Ulysse, de retrouver enfin un foyer.
À travers lui, Richard Boyle, Jim Garrison, Tony d'Amato et quelques autres,
Oliver Stone célèbre, pour reprendre les derniers mots
du poème d'Alfred Tennyson consacré au héros grec,
tous ces “coeurs héroïques et d'une même trempe,
affaiblis par le temps et le destin, mais forts par la volonté, de chercher, lutter, trouver,
et ne rien céder”.
Je sais pas ce que vous en pensez, mais moi j'ai bien l'impression qu'on tient là
la meilleure définition du bonhomme et de son cinéma.