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Michel De Montaigne – Essais (Livre Premier), Sur la constance

Sur la constance

1. La règle de la résolution et de la constance n'implique pas que nous ne devons pas nous protéger, autant que possible, des maux et des difficultés qui nous menacent, ni par conséquent d'avoir peur qu'ils nous surprennent. Au contraire, tous les moyens honnêtes de se garantir contre les maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance consiste principalement à supporter vaillamment les malheurs pour lesquels il n'est pas de remède. Si bien qu'il n'y a pas d'acrobatie du corps ni de passe d'armes de main que nous devions trouver mauvaises si cela peut nous garantir contre le coup qu'on nous porte. 2. Plusieurs nations très belliqueuses se servaient, dans leurs faits d'armes, de la fuite comme avantage décisif, et en tournant le dos à l'ennemi se montraient en fait plus dangereux que face à face avec lui. Les Turcs en ont gardé quelque chose.

Et Socrate, dans l'ouvrage de Platon, se moque de Lachès, qui avait défini le courage ainsi : se tenir fermement à sa place contre les ennemis. « Quoi ? Ce serait donc une lâcheté que de les battre en leur laissant la place ? » Et de citer Homère, qui loue chez Énée la science de la fuite.

3. Et comme Lachès, se ravisant, reconnaît cet usage chez les Scythes, et pour en finir, chez tous les cavaliers, il lui donne encore l'exemple des fantassins de Sparte (nation entre toutes entraînée à se battre fermement) qui, pendant la bataille de Platées, ne parvenant pas à percer la phalange perse, imaginèrent de s'écarter et faire machine arrière, faisant croire ainsi à leur fuite, ce qui leur permit de rompre et disloquer cette masse quand elle fut lancée à leur poursuite, et de remporter ainsi la victoire. 4. À propos des Scythes, on dit d'eux[55] que quand Darius alla les soumettre, il fit à leur Roi force reproches parce qu'il le voyait toujours reculer devant lui, et éviter la mêlée. À quoi Indathyrsez (c'était son nom) répondit-il que ce n'était pas parce qu'il avait peur de lui, ni d'aucun homme vivant, mais que c'était la façon de faire de son peuple puisqu'elle n'avait ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, rien dont elle puisse redouter que l'ennemi fît son profit, mais que s'il avait tellement envie d'en découdre, qu'il approche un peu de leurs anciennes sépultures, et là, il trouverait à qui parler. 5. Toutefois, pendant les canonnades, quand on est pris pour cible, comme cela se produit souvent en temps de guerre, il ne convient pas de bouger sous la menace du coup : sa violence et sa rapidité le rendent inévitable, et il en est plus d'un qui, pour avoir levé la main ou baissé la tête a pour le moins fait rire ses compagnons. 6. Lors de l'expédition que l'Empereur Charles-Quint lança contre nous en Provence[56], le Marquis de Guast étant allé reconnaître la ville d'Arles, et s'étant mis hors du couvert que lui offrait un moulin à vent, grâce auquel il avait pu s'approcher, fut aperçu par le Seigneur de Bonneval et le Sénéchal de l'Agenais, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils l'indiquèrent au seigneur de Villiers, commissaire de l'artillerie, qui braqua si bien une couleuvrine, que si le Marquis n'avait vu à temps qu'on y mettait le feu et ne s'était jeté de côté, il eût reçu la décharge dans le corps, assurément[57]. 7. De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, Duc d'Urbin, père de la Reine mère, assiégeant la ville de Mondolfo en Italie, dans les terres dites du Vicariat, voyant qu'on mettait le feu à une pièce braquée sur lui, plongea comme un canard – et bien lui en prit ; car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, l'eût certainement atteint en pleine poitrine. 8. À vrai dire, je ne crois pas que ces mouvements se fassent après réflexion… Car comment pourriez-vous juger si la visée est haute ou basse pour des choses aussi soudaines ? Il est bien plus vraisemblable que la chance récompensa leur frayeur et que ce serait, en une autre occasion, aussi bien le moyen de s'exposer au coup que de l'éviter. 9. Je ne puis m'empêcher de tressaillir au bruit d'une arquebuse tirée à l'improviste à mes oreilles, et en un lieu où je n'ai nulle raison de m'y attendre ; j'ai vu cela aussi chez beaucoup d'autres qui valent mieux que moi. 10. Les stoïciens eux-mêmes ne demandent pas que l'âme de leur sage puisse résister aux premières visions et imaginations qui lui surviennent ; ils admettent comme une sujétion naturelle qu'il puisse être ému par le fracas du tonnerre ou l'écroulement d'une bâtisse, jusqu'à en devenir pâle et oppressé. Il en est de même pour les autres émotions, pourvu que son opinion demeure sauve et intacte, et que le fond de son raisonnement n'en subisse aucune atteinte ou altération quelconque, et qu'il n'accorde aucune valeur à son effroi ni à sa souffrance. Pour celui qui n'est pas un sage, il en va de même pour la première partie cette règle, mais tout autrement dans la deuxième. Car l'effet des émotions, chez lui, ne demeure pas superficielle, mais elle le pénètre jusqu'à atteindre le siège même de sa raison, l'infecte et le corrompt. Il juge alors selon elles, et s'y soumet. Voyez ici clairement et complètement dans quel état se trouve le sage stoïque :

« Son esprit demeure inflexible, ses larmes coulent en vain. [Virgile, Énéide , IV, 449]

Le sage péripatéticien n'échappe pas à ces perturbations, mais il les tempère.

Sur la constance Über Beständigkeit On consistency Sobre a coerência Tutarlılık üzerine

1. La règle de la résolution et de la constance n'implique pas que nous ne devons pas nous protéger, autant que possible, des maux et des difficultés qui nous menacent, ni par conséquent d'avoir peur qu'ils nous surprennent. Au contraire, tous les moyens honnêtes de se garantir contre les maux sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance consiste principalement à supporter vaillamment les malheurs pour lesquels il n'est pas de remède. Si bien qu'il n'y a pas d'acrobatie du corps ni de passe d'armes de main que nous devions trouver mauvaises si cela peut nous garantir contre le coup qu'on nous porte. 2. Plusieurs nations très belliqueuses se servaient, dans leurs faits d'armes, de la fuite comme avantage décisif, et en tournant le dos à l'ennemi se montraient en fait plus dangereux que face à face avec lui. Les Turcs en ont gardé quelque chose.

Et Socrate, dans l'ouvrage de Platon, se moque de Lachès, qui avait défini le courage ainsi : se tenir fermement à sa place contre les ennemis. « Quoi ? Ce serait donc une lâcheté que de les battre en leur laissant la place ? » Et de citer Homère, qui loue chez Énée la science de la fuite.

3. Et comme Lachès, se ravisant, reconnaît cet usage chez les Scythes, et pour en finir, chez tous les cavaliers, il lui donne encore l'exemple des fantassins de Sparte (nation entre toutes entraînée à se battre fermement) qui, pendant la bataille de Platées, ne parvenant pas à percer la phalange perse, imaginèrent de s'écarter et faire machine arrière, faisant croire ainsi à leur fuite, ce qui leur permit de rompre et disloquer cette masse quand elle fut lancée à leur poursuite, et de remporter ainsi la victoire. 4. À propos des Scythes, on dit d'eux[55] que quand Darius alla les soumettre, il fit à leur Roi force reproches parce qu'il le voyait toujours reculer devant lui, et éviter la mêlée. À quoi Indathyrsez (c'était son nom) répondit-il que ce n'était pas parce qu'il avait peur de lui, ni d'aucun homme vivant, mais que c'était la façon de faire de son peuple puisqu'elle n'avait ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, rien dont elle puisse redouter que l'ennemi fît son profit, mais que s'il avait tellement envie d'en découdre, qu'il approche un peu de leurs anciennes sépultures, et là, il trouverait à qui parler. 5. Toutefois, pendant les canonnades, quand on est pris pour cible, comme cela se produit souvent en temps de guerre, il ne convient pas de bouger sous la menace du coup : sa violence et sa rapidité le rendent inévitable, et il en est plus d'un qui, pour avoir levé la main ou baissé la tête a pour le moins fait rire ses compagnons. 6. Lors de l'expédition que l'Empereur Charles-Quint lança contre nous en Provence[56], le Marquis de Guast étant allé reconnaître la ville d'Arles, et s'étant mis hors du couvert que lui offrait un moulin à vent, grâce auquel il avait pu s'approcher, fut aperçu par le Seigneur de Bonneval et le Sénéchal de l'Agenais, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils l'indiquèrent au seigneur de Villiers, commissaire de l'artillerie, qui braqua si bien une couleuvrine, que si le Marquis n'avait vu à temps qu'on y mettait le feu et ne s'était jeté de côté, il eût reçu la décharge dans le corps, assurément[57]. 7. De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, Duc d'Urbin, père de la Reine mère, assiégeant la ville de Mondolfo en Italie, dans les terres dites du Vicariat, voyant qu'on mettait le feu à une pièce braquée sur lui, plongea comme un canard – et bien lui en prit ; car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, l'eût certainement atteint en pleine poitrine. 8. À vrai dire, je ne crois pas que ces mouvements se fassent après réflexion… Car comment pourriez-vous juger si la visée est haute ou basse pour des choses aussi soudaines ? Il est bien plus vraisemblable que la chance récompensa leur frayeur et que ce serait, en une autre occasion, aussi bien le moyen de s'exposer au coup que de l'éviter. 9. Je ne puis m'empêcher de tressaillir au bruit d'une arquebuse tirée à l'improviste à mes oreilles, et en un lieu où je n'ai nulle raison de m'y attendre ; j'ai vu cela aussi chez beaucoup d'autres qui valent mieux que moi. 10. Les stoïciens eux-mêmes ne demandent pas que l'âme de leur sage puisse résister aux premières visions et imaginations qui lui surviennent ; ils admettent comme une sujétion naturelle qu'il puisse être ému par le fracas du tonnerre ou l'écroulement d'une bâtisse, jusqu'à en devenir pâle et oppressé. Il en est de même pour les autres émotions, pourvu que son opinion demeure sauve et intacte, et que le fond de son raisonnement n'en subisse aucune atteinte ou altération quelconque, et qu'il n'accorde aucune valeur à son effroi ni à sa souffrance. Pour celui qui n'est pas un sage, il en va de même pour la première partie cette règle, mais tout autrement dans la deuxième. Car l'effet des émotions, chez lui, ne demeure pas superficielle, mais elle le pénètre jusqu'à atteindre le siège même de sa raison, l'infecte et le corrompt. Il juge alors selon elles, et s'y soumet. Voyez ici clairement et complètement dans quel état se trouve le sage stoïque :

« Son esprit demeure inflexible, ses larmes coulent en vain. [Virgile,  Énéide , IV, 449]

Le sage péripatéticien n'échappe pas à ces perturbations, mais il les tempère.