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Marcel Proust. Sur la Lecture ; Un Baiser & La madeleine de Proust., 12. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 3/7.

12. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 3/7.

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d'eux qu'on change très vite à l'âge qu'avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d'ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur, « C'est Andrée qui avait raison, j'étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : « Monsieur » ». Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d'Andrée n'étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle, et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu'il n'y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s'entr'ouvrait mais n'était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s'asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui parmi le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m'étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l'après-midi actuelle, puisque alors c'était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n'osant m'assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu'elle se levait pour partir je lui demandais de rester encore. Ce n'était pas très facile à obtenir car bien qu'elle n'eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d'ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait, à ma prière, de sorte qu'elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n'y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu'on dit d'avoir aucune ressemblance avec ce qu'on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu'on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu'on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d'un geste, à supposer même que pour se donner le plaisir de l'immédiat et assouvir la curiosité qu'on éprouve à l'égard des réactions qu'il amènera — sans mot dire, sans demander aucune permission, on ne faisait pas silencieusement ce geste. Certes je n'aimais nullement Albertine ; fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d'une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d'attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent, comme le corps d'Eve tenait à peine par les pieds à la hanche d'Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d'une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît, — telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l'été que l'hiver a surprises et épargnées, des amours d'Herculanum encore en vie en plein XIIIème siècle, et traînant leur dernier vol las mais ne manquant pas à la grâce qu'on peut attendre d'eux, sur toute la façade du porche.

Or, ce plaisir qui en accomplissant mon désir m'eût délivré de cette rêverie, et que j'eusse tout aussi volontiers cherché en n'importe quelle autre jolie femme, si on me l'avait demandé sur quoi — au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse, se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles de la jeune fille, j'aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due, (tandis que des traits oubliés de la voix d'Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l'apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire au moins dans l'acception qu'elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu'Elstir était bête et que je me récriais :

— Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu'il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c'est quelqu'un de tout à fait distingué.

De même pour dire du golf de Fontainebleau qu'il était élégant, elle déclara :

— C'est tout à fait une sélection.

À propos d'un duel que j'avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu'elle aimerait me voir « porter la moustache ».

Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu'à prononcer, terme que, je l'eusse juré, elle ignorait l'année précédente, que depuis qu'elle avait vu Gisèle, il s'était passé un certain « laps de temps ». Ce n'est pas qu'Albertine ne possédât déjà quand j'étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu'on est issu d'une famille aisée, et que d'année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu'elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu'Albertine avait cessé d'être une petite enfant quand un jour, pour remercier d'un cadeau qu'une étrangère lui avait fait elle avait répondu : « Je suis confuse. » Madame Bontemps n'avait pu s'empêcher de regarder son mari qui avait répondu :

— « Dame, elle va sur ses quatorze ans. » La nubilité plus accentuée s'était marquée quand Albertine parlant d'une jeune fille qui avait mauvaise façon avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant si quelqu'un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j'ai envie d'en faire aussi », ou si on s'amusait à des imitations : « Le plus drôle quand vous la contrefaites c'est vous qui lui ressemblez. » Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d'Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu'il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c'est quelqu'un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu'il le serait, accompagné de l'adjectif « naturel » avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Danvin. Laps de temps me sembla de meilleur augure encore. Cela m'apparut l'évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d'une personne dont l'opinion n'est pas indifférente :

— C'est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux... J'estime que c'est là la meilleure solution, la solution la plus élégante.

C'était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux décours à travers des terrains jadis inconnus d'elle que dès les mots « à mon sens » j'attirai Albertine, et à « j'estime » je l'assis sur mon lit.

12. Marcel Proust. Un Baiser. Partie 3/7. 12. Marcel Proust. Ein Kuss. Teil 3/7. 12. Marcel Proust. Un Baiser. Part 3/7. 12. Marcel Proust. Un beso. Parte 3/7. 12. Marcel Proust. Een kus. Deel 3/7. 12. Marcel Proust. Um beijo. Parte 3/7. 12. Marcel Proust. Bir Öpücük. Bölüm 3/7. 12.马塞尔·普鲁斯特。一个吻。第 3/7 部分。

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. This time, however, there were signs that new things must have happened in this life. Mais il fallait peut-être tout simplement induire d’eux qu’on change très vite à l’âge qu’avait Albertine. Par exemple, son intelligence se montrait mieux et quand je lui reparlai du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur, « C’est Andrée qui avait raison, j’étais stupide, dit-elle, il fallait que Sophocle écrive : « Monsieur » ». Je lui répondis que le « monsieur » et le « cher monsieur » d’Andrée n’étaient pas moins comiques que son « mon cher Racine » à elle, et le « mon cher ami » de Gisèle, mais qu’il n’y avait, au fond, de stupides que des professeurs faisant encore adresser par Sophocle une lettre à Racine. Là, Albertine ne me suivit plus. Elle ne voyait pas ce que cela avait de bête ; son intelligence s’entr’ouvrait mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; je sentais, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de mon lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui parmi le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles je m’étais brisé à Balbec, un soir déjà lointain où nous formions un couple symétrique mais inverse de celui de l’après-midi actuelle, puisque alors c’était elle qui était couchée et moi à côté de son lit. Voulant et n’osant m’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir je lui demandais de rester encore. Ce n’était pas très facile à obtenir car bien qu’elle n’eût rien à faire (sans cela, elle eût bondi au dehors), elle était une personne exacte et d’ailleurs peu aimable avec moi, ne semblant guère se plaire dans ma compagnie. Pourtant chaque fois, après avoir regardé sa montre, elle se rasseyait, à ma prière, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec moi et sans que je lui eusse rien demandé ; les phrases que je lui disais se rattachaient à celles que je lui avais dites pendant les heures précédentes, et ne rejoignaient en rien ce à quoi je pensais, ce que je désirais, lui restaient indéfiniment parallèles. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée. Le temps presse et pourtant il semble qu’on veuille gagner du temps en parlant de sujets absolument étrangers à celui qui nous préoccupe. On cause, alors que la phrase qu’on voudrait prononcer serait déjà accompagnée d’un geste, à supposer même que pour se donner le plaisir de l’immédiat et assouvir la curiosité qu’on éprouve à l’égard des réactions qu’il amènera — sans mot dire, sans demander aucune permission, on ne faisait pas silencieusement ce geste. Certes je n’aimais nullement Albertine ; fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en moi et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale, car il me faisait rêver à la fois de mêler à ma chair une matière différente et chaude, et d’attacher par quelque point à mon corps étendu un corps divergent, comme le corps d’Eve tenait à peine par les pieds à la hanche d’Adam, au corps duquel elle est presque perpendiculaire dans ces bas-reliefs romans de la cathédrale de Balbec qui figurent d’une façon si noble et si paisible, presque encore comme une frise antique, la création de la femme ; Dieu y est partout suivi, comme par deux ministres, de deux petits anges dans lesquels on reconnaît, — telles ces créatures ailées et tourbillonnantes de l’été que l’hiver a surprises et épargnées, des amours d’Herculanum encore en vie en plein XIIIème siècle, et traînant leur dernier vol las mais ne manquant pas à la grâce qu’on peut attendre d’eux, sur toute la façade du porche. ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||different|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

Or, ce plaisir qui en accomplissant mon désir m’eût délivré de cette rêverie, et que j’eusse tout aussi volontiers cherché en n’importe quelle autre jolie femme, si on me l’avait demandé sur quoi — au cours de ce bavardage interminable où je taisais à Albertine la seule chose à laquelle je pensasse, se basait mon hypothèse optimiste au sujet des complaisances possibles de la jeune fille, j’aurais peut-être répondu que cette hypothèse était due, (tandis que des traits oubliés de la voix d’Albertine redessinaient pour moi le contour de sa personnalité) à l’apparition de certains mots qui ne faisaient pas partie de son vocabulaire au moins dans l’acception qu’elle leur donnait maintenant. Comme elle me disait qu’Elstir était bête et que je me récriais :

— Vous ne me comprenez pas, répliqua-t-elle en souriant, je veux dire qu’il a été bête en cette circonstance, mais je sais parfaitement que c’est quelqu’un de tout à fait distingué.

De même pour dire du golf de Fontainebleau qu’il était élégant, elle déclara :

— C’est tout à fait une sélection.

À propos d’un duel que j’avais eu, elle me dit de mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache ».

Elle alla même, et mes chances me parurent alors très grandes, jusqu’à prononcer, terme que, je l’eusse juré, elle ignorait l’année précédente, que depuis qu’elle avait vu Gisèle, il s’était passé un certain « laps de temps ». Ce n’est pas qu’Albertine ne possédât déjà quand j’étais à Balbec un lot très sortable de ces expressions qui décèlent immédiatement qu’on est issu d’une famille aisée, et que d’année en année une mère abandonne à sa fille comme elle lui donne au fur et à mesure qu’elle grandit, dans les circonstances importantes, ses propres bijoux. On avait senti qu’Albertine avait cessé d’être une petite enfant quand un jour, pour remercier d’un cadeau qu’une étrangère lui avait fait elle avait répondu : « Je suis confuse. » Madame Bontemps n’avait pu s’empêcher de regarder son mari qui avait répondu :

— « Dame, elle va sur ses quatorze ans. » La nubilité plus accentuée s’était marquée quand Albertine parlant d’une jeune fille qui avait mauvaise façon avait dit : « On ne peut même pas distinguer si elle est jolie, elle a un pied de rouge sur la figure. » Enfin, quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi », ou si on s’amusait à des imitations : « Le plus drôle quand vous la contrefaites c’est vous qui lui ressemblez. » Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne me paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où mon père disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. » « Sélection », même pour le golf, me parut aussi incompatible avec la famille Simonet qu’il le serait, accompagné de l’adjectif « naturel » avec un texte antérieur de plusieurs siècles aux travaux de Danvin. Laps de temps me sembla de meilleur augure encore. Cela m’apparut l’évidence de bouleversements que je ne connaissais pas mais propres à autoriser pour moi toutes les espérances, quand Albertine me dit, avec la satisfaction d’une personne dont l’opinion n’est pas indifférente :

— C’est, à mon sens, ce qui pouvait arriver de mieux... J’estime que c’est là la meilleure solution, la solution la plus élégante.

C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux décours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que dès les mots « à mon sens » j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit.