11. PLATON. La République. Livre Septième. Partie 11/11.
Il y a apparence.
Mais à peine aurait-il connu la vérité, il me semble qu'aussitôt son empressement et ses attentions diminueraient à l'égard de ses parents, et augmenteraient pour ses flatteurs ; il s'abandonnerait aux conseils de ceux-ci avec moins de réserve qu'auparavant, et il vivrait avec eux publiquement dans la plus grande intimité, tandis qu'il ne s'embarrasserait guère de son père et de ses parents supposés, à moins qu'il ne fût naturellement très sage.
Tout arriverait comme tu dis ; mais comment cette comparaison s'applique-t-elle à ceux qui se livrent à la dialectique ?
Voici comment : n'avons-nous pas dès l'enfance sur la justice et l'honnêteté des maximes qui sont pour nous comme des parents au sein desquels nous sommes élevés dans l'habitude de les honorer et de leur obéir ?
Oui.
Mais n'y a-t-il pas aussi des maximes opposées à celles-là, maximes séduisantes qui obsèdent notre âme comme autant de flatteurs, sans pourtant nous persuader, pour peu que nous ayons de sagesse, et nous détourner de notre culte et de notre obéissance envers les autres maximes vraiment paternelles ?
Soit.
Eh bien, maintenant, qu'il survienne un raisonneur qui demande à un homme ainsi disposé ce que c'est que l'honnête ; après que celui-ci aura fait une réponse conforme à ce qu'il a appris de la bouche du législateur, qu'on le réfute, et, qu'à force de le confondre en tous sens, on le réduise à douter s'il y a rien qui soit honnête plutôt que déshonnête ; qu'on lui inspire le même doute à l'égard du juste, du bien et des autres choses qu'il révérait le plus ; que deviendront alors, dis-moi, à l'égard de toutes ces choses, ses habitudes de respect et de soumission ?
Nécessairement elles ne seront plus les mêmes [37].
Mais lorsqu'il en sera venu à n'avoir plus le même respect pour les maximes qui l'ont élevé, et à ne plus reconnaître comme auparavant la parenté qui l'unit à elles, sans cependant en trouver de plus légitimes, se peut-il faire qu'il ne s'abandonne pas au régime qui le flatte ?
Non.
Auparavant soumis à la loi, il lui deviendra maintenant rebelle.
Sans doute Socrate.
Il n'y a donc rien de surprenant dans ce qui arrive à ceux qui se livrent ainsi à la dialectique, et, comme je viens de le dire, ils méritent qu'on leur pardonne.
Et de plus qu'on les plaigne, Socrate.
Or, afin que tu n'aies pas aussi à plaindre les élèves que tu as choisis parmi les hommes de trente ans, avant de les appliquer à la dialectique, prenons toutes les précautions possibles.
Il le faut.
N'est-ce pas déjà une importante précaution de leur interdire la dialectique, quand ils sont trop jeunes ?
Tu as dû remarquer que les jeunes gens, lorsqu'ils commencent à étudier la dialectique, en abusent et en font un jeu, contredisant sans cesse, et, à l'exemple de ceux qui les ont confondus dans la dispute, confondant les autres à leur tour ; semblables à de jeunes chiens, ils se plaisent à harceler et à mordre avec le raisonnement tous ceux qui les approchent.
On ne peut pas mieux peindre leur travers.
Après beaucoup de disputes où ils ont été tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, ils finissent bientôt par ne plus rien croire de ce qu'ils croyaient auparavant.
Par là ils donnent occasion au public de les décrier eux et la philosophie tout entière.
Cela est certain.
Arrivé à un âge plus mûr, on ne voudra pas donner dans cette manie.
On imitera ceux qui veulent faire sérieusement de la dialectique et découvrir la vérité plutôt que ceux qui ne veulent que s'amuser et contredire. Ainsi on prendra soi-même un caractère plus honorable et on rendra à la profession philosophique décriée la dignité qui lui appartient.
Très bien.
C'était dans ce même esprit de précaution que nous avions antérieurement insisté pour n'admettre aux exercices de la dialectique que des esprits graves et solides, au lieu d'y admettre, comme on fait de nos jours, le premier venu qui n'y apporte aucune disposition.
En effet.
Sera-ce assez de donner à la dialectique le double du temps qu'on aura donné à la gymnastique, de s'y appliquer sans relâche et aussi exclusivement qu'on avait fait pour les exercices du corps ?
Combien d'années ?
Quatre ou six ?
Environ ; mets-en cinq.
Après quoi, tu les feras descendre de nouveau dans la caverne, et tu les obligeras de remplir les emplois militaires et les autres fonctions propres aux jeunes hommes, afin que du côté de l'expérience ils ne restent pas en arrière des autres. Ce seront encore pour eux de nouvelles épreuves : tu observeras, au milieu des distractions qui les assiègent de tous les côtés, s'ils demeurent fermes ou s'ils fléchissent un peu.
Combien de temps dureront ces épreuves ?
Quinze ans.
Il sera temps alors de conduire au terme ceux qui à cinquante ans seront sortis de ces épreuves et se seront distingués dans la vie comme dans les sciences, et de les contraindre à diriger l'œil de l'âme vers l'être qui éclaire toutes choses, afin qu'après avoir contemplé l'essence du bien, ils s'en servent désormais comme d'un modèle pour gouverner chacun à leur tour et l'État et les particuliers et leur propre personne, s'occupant presque toujours de l'étude de la philosophie, mais se chargeant, quand leur tour arrivera, du fardeau de l'autorité et de l'administration des affaires dans la seule vue du bien public, et moins comme un honneur que comme un devoir indispensable ; c'est alors qu'après avoir travaillé sans cesse à former des hommes qui leur ressemblent, et laissant de dignes successeurs dans la garde de l'État, ils pourront passer de cette vie dans les îles des bienheureux. L'État leur consacrera des monuments et des sacrifices publics, à tel titre que la Pythie voudra autoriser, soit comme à des génies tutélaires, ou du moins comme à des âmes bienheureuses et divines.
Voilà, Socrate, de merveilleux hommes politiques que tu viens de fabriquer, comme un sculpteur habile.
Dis aussi des femmes politiques, mon cher Glaucon ; car ne crois pas que j'aie voulu parler des hommes plutôt que des femmes, toutes les fois qu'elles seront douées d'une aptitude convenable.
Cela doit être, si, comme nous l'avons établi, il faut que tout soit commun entre les deux sexes.
Eh bien, mes amis, admettez-vous maintenant que notre projet d'État et de gouvernement n'est pas un simple souhait, qu'il est difficile sans doute, mais possible, et possible seulement comme il a été dit, savoir, lorsque de vrais philosophes, soit un seul [38], soit plusieurs, placés à la tête d'un État, méprisant les honneurs qu'on brigue aujourd'hui, comme de nul prix et indignes d'un homme libre, n'estimant que le devoir et les honneurs qui en sont la récompense, et regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, dévoués à son service et s'appliquant à la faire prévaloir, entreprendront la réforme de l'État ?
De quelle manière ?
Ils relègueront à la campagne tous les citoyens qui seront au-dessus de dix ans, et ayant soustrait de cette manière les enfants de ces citoyens à l'influence des mœurs actuelles qui sont aussi celles des parents, ils les élèveront conformément à leurs propres mœurs et à leurs propres principes, qui sont ceux que nous avons exposés.
Ce sera là le plus prompt et le plus sûr [39] moyen d'établir le gouvernement dont nous avons parlé, de le rendre prospère et très avantageux au peuple chez lequel il sera formé.
Sans contredit.
Je crois, Socrate, que tu as heureusement trouvé la manière dont notre projet s'exécutera, s'il s'exécute un jour.
N'avons-nous pas assez prolongé cette discussion sur l'État et sur l'homme individuel qui lui ressemble ?
Il est aisé de voir quel doit être cet homme selon nos principes.
Très aisé ; et, comme tu dis, la matière est épuisée [40].