Chapter 2 (pt B)
II. LA CHASSE AU CHAT (-Part B-)
Le cocher du Turc était un de ces maraudeurs parisiens qui circulent passé minuit, sous un numéro de contrebande. Ayvaz l'avait pris à la porte de mademoiselle Tompain, et il l'avait gardé jusqu'à Parthenay. Le vieux routier sourit finement lorsqu'il vit qu'on l'arrêtait en rase campagne et qu'il y avait des sabres sous les manteaux.
— Bonne chance, monsieur! dit-il au brave Ayvaz. Oh! vous ne risquez rien; je porte bonheur à mes bourgeois. Encore "an dernier, j'en ai ramené un qui avait couché son homme. Il m'a donné vingt-cinq francs de pourboire; vra comme je vous le dis.
— Tu en auras cinquante, dit Ayvaz, si Dieu permet que je me venge à mon idée.
M. L'Ambert était d'une jolie force, mais trop connu dans les salles pour avoir jamais eu occasion de se battre. Au point de vue du terrain, il était aussi neuf qu'Ayvaz-Bey : aussi, quoiqu'il eût vaincu dans des assauts les maîtres elles prévôts de plusieurs régiments de cavalerie, il éprouvait une sourde trépidation qui n'était point de la peur, mais qui produisait des effets analogues. Sa conversation dans la voiture avait été brillante; il avait montré à ses témoins une gaieté sincère et pourtant un peu fébrile. Il avait brûlé trois ou quatre cigares en route, sous prétexte de les fumer. Lorsque tout le monde mit pied à terre, il marcha d'un pas ferme, trop ferme peut-être. Au fond de l'âme, il était en proie à une certaine appréhension, toute virile et toute française: il se défiait de Sol système nerveux et craignait de ne point paraître assez brave.
Il semble que les facultés de l'âme se doublent dans les moments critiques de la vie. Ainsi, M. L'Ambert était sans doute fort occupé du petit drame où il allait jouer un rôle, et cependant les objets les plus insignifiants du monde extérieur, ceux qui l'auraient le moins frappé en temps ordinaire, attiraient et retenaient son attention par une puissance irrésistible. A ses yeux, la nature était éclairée' d'une lumière nouvelle, plus nette, plus tranchante, plus crue que la lumière banale du soleil. Sa préoccupation soulignait pour ainsi dire tout ce qui tombait sous ses regards. Au détour du sentier, il aperçut un chat qui cheminait à petits pas entre deux rangs de groseilliers. C'était un chat comme on en voit beaucoup dans les villages : un long chat maigre, au poil blanc tacheté de roux, un de ces animaux demisauvages que le maître nourrit généreusement de toutes les souris qu'ils savent prendre. Celuilà jugeait sans doute que la maison n'était pas assez giboyeuse et cherchait en plein champ un supplément de pitance. Les yeux de maître L'Ambert, après avoir erré quelque temps à l'aventure, se sentirent attirés et comme fascinés par ia grimace de ce chat. Il l'observa attentivement, admira la souplesse de ses muscles, le dessin vigoureux de ses mâchoires, et crut faire une découverte de naturaliste en remarquant que le chat est un tigre en miniature.
— Que diable regardez-vous là? demanda le marquis en lui frappant sur l'épaule.
Il revint aussitôt à lui, et répondit du ton le plus dégagé:
— Cette sale bête m'a donné une distraction. Vous ne sauriez croire, monsieur le marquis, le dégât que ces coquins nous font dans une chasse. Ils mangent plus de couvées que nous ne tirons de perdreaux. Si j'avais un fusil!...
Et, joignant le geste à la parole, il coucha l'animal en joue en le désignant du doigt. Le chat saisit l'intention, fit une chute en arrière et disparut.
On le revit deux cents pas plus loin. 11 se faisait la barbe au milieu d'une pièce de colza et semblait attendre les Parisiens.
— Est-ce que tu nous suis? demanda le notaire en répétant sa menace.
La bête prudentissime s'enfuit de nouveau; mais elle reparut à l'entrée de la clairière où l'on devait se battre. M. L'Ambert, superstitieux comme un joueur qui va entamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Il lui lança un caillou sans l'atteindre. Le cha* grimpa sur un arbre et s'y tint coi.
Déjà les témoins avaient choisi le terrain et tiré les places au sort. La meilleure échut à M. L'Ambert. Le sort voulut aussi qu'on se servît de ses armes et non des yatagans japonais, qui l'auraient peut-être embarrassé.
Ayvaz ne s'embarrassait de rien. Tout sabre lui était bon. Il regardait le nez de son ennemi comme un pêcheur regarde une belle truite suspendue au bout de sa ligne. Il se dépouilla prestement de tous les habits qui n'étaient pas indispensables, jeta sur l'herbe sa calotte rouge et sa redingote verte et retroussa les manches de sa chemise jusqu'au coude. Il faut croire que les Turcs les plus endormis se réveillent au cliquetis des armes. Ce gros garçon, dont la physionomie n'avait rien que de paterne, apparut comme transfiguré. Sa figure s'éclaira, ses yeux lancèrent la flamme. Il prit'un sabre des mains du marquis, recula de deux pas et entonna en langue turque une improvisation poétique que son ami Osman-Bey a bien voulu nous conserver et nous traduire:
— Je me suis armé pour le combat; malheur au giaour qui m'offense! Le sang se paye avec du sang. Tu m'as frappé de la main; moi, Ayvaz, fils de Ruchdi, je te frapperai du sabre. Ton visage mutilé fera rire les belles femmes: Schlosser et Mercier, Thibert et Savile se détourneront avec mépris. Le parfum des roses d'Izmir sera perdu pour toi. Que Mahomet me donne la force, je ne demande le courage à personne. Hourra! Je me suis armé pour le combat.
Il dit, et se précipita sur son adversaire. L'attaqua-t-il en tierce ou en quarte, je n'en sais rien, ni lui non plus, ni les témoins, ni M. L'Ambert. Mais un flot de sang jaillit au bout du sabre, une paire de lunettes glissa sur le sol, et le notaire sentit sa tête allégée par devant de tout le poids de son nez. Il en restait bien quelque chose, mais si peu, qu'en vérité je n'en parle que pour mémoire.
M. L'Àmbert se jeta à la renverse et se releva presque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle ou comme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut d'un chêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit homme fluet, le chapeau à la main, suivi d'un grand domestique en livrée. C'était M. Triquet, officier de santé de la commune de Parthenay.
Soyez le bienvenu, digne monsieur Triquet! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vos services. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé, essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rouges comme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôt les manches luisantes de votre respectable habit noir!
Mais le bonhomme était trop ému pour se mettre d'abord à l'ouvrage. Il parlait, parlait, parlait, d'une petite voix haletante et chevrotante.
— Bonté divine!... disait-il. Honneur à vous, messieurs; votre serviteur très-humble. Est-il Jésus permis de se mettre dans des états pareils ? C'est une mutilation; je vois ce que c'est! Décidément, il est trop tard pour apporter ici des paroles conciliantes; le mal est accompli. Ah ! messieurs, messieurs, la jeunesse sera toujours jeune. Moi aussi, j'ai failli me laisser emporter à détruire ou à mutiler mon semblable. C'était en 1820. Qu'ai-je fait, messieurs? J'ai fait des excuses. Oui, des excuses, et je m'en honore; d'autant plus que le bon droit était de mon côté. Vous n'avez donc jamais lu les belles pages de Rousseau contre le duel? C'est irréfutable en vérité ; un morceau de chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseau n'a pas encore tout dit. S'il avait étudié le corps humain, ce chef-d'œuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur la terre, il vous aurait montré qu'on est bien coupable de détruire un ensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui a porté le coup. A Dieu ne plaise! Elle avait sans doute ses raisons, que je res pecte. Mais si l'on savait quel mal nous nous donnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindre blessure! Il est vrai que nous en vivons,ainsi nue des maladies; mais n'importe! j'aimerais mieux me priver de bien des choses et vivre d'un morceau de lard sur du pain bis que d'assister aux souffrances de mon semblable.
Le marquis interrompit cette doléance.
— Ah ça! docteur, s'écria-t-il, nous ne sommes pas ici pour philosopher. Voilà un homme qui saigne comme un bœuf. Il s'agit d'arrêter l'hémorrhagie.
—Oui, monsieur,reprit-il vivement, l'hémorrhagie! c'est le mot propre. Heureusement, j'ai tout prévu. Voici un flacon d'eau hémostatique. C'est la préparation de Brocchieri; je la préfère à la recette de Léchelle.
Il se dirigea,le flacon à la main, vers M. L'Am-' bert, qui s'était assis au pied d'un arbre et saignait mélancoliquement. — Monsieur, lui dit-il avec une grande révérence, croyez que je regrette sincèrement de n'avoir pas eu l'honneur de vous connaître à l'occasion d'un événement moins regrettable.
Maître L'Ambert releva la tête et lui dit d'une voix dolente:
— Docteur, est-ce que je perdrai le nez?
— Non, monsieur, vous ne le perdrez pas. Hélas! vous n'avez plus à le perdre, très-honoré monsieur: vous l'avez perdu.
Tout en parlant, il versait l'eau de Brocchieri sur une compresse.
— Ciel! cria-t-il, monsieur, il me vient une idée. Je puis vous rendre l'organe si utile et si agréable que vous avez perdu.
— Parlez, que diable ! ma fortune est à vous I
Ah! docteur! plutôt que de vivre défiguré, j'ai« merais mieux mourir.
— On dit cela... Mais, voyons! où est le morceau qu'on vous a coupé? Je ne suis pas ut champion de la force de M. Velpeau ou de M. Huguier; mais j'essayerai de raccommoder les choses par première intention.
Maître L'Amhert se leva précipitamment et courut au champ de bataille. Le marquis et M. Steimbourg le suivirent; les Turcs, qui se promenaient ensemble assez tristement (car le feu d'Ayvaz-Bey s'était éteint en une seconde), se rapprochèrent de leurs anciens ennemis. Or retrouva sans peine la place où les combattants avaient foulé l'herbe nouvelle; on retrouva les lunettes d'or; mais le nez du notaire n'y étai plus. En revanche, on vit yn chat, l'horrible chat blanc et jaune, qui léchait avec sensualité ses lèvres sanglantes.
— Jour de Dieu! s'écria le marquis en désignant la bête.
Tout le monde comprit le geste et l'exclamation.
— Serait-il encore temps? demanda le notaire.
— Peut-être, dit le médecin.
Et de courir. Mais le chat n'était pas d'humeur à se laisser prendre. Il courut aussi.
Jamais le petit bois de Parthenay n'avait vu, jamais sans doute il ne reverra chasse pareille. Un marquis, un agent de change, trois diplo= mâles, un médecin de village, un valet de pied en grande livrée et un notaire saignant dans son mouchoir se lancèrent éperdument à la pour suite d'un maigre chat. Courant, criant, lançant des pierres, des branches mortes et tout ce qui 'eur tombait sous la main, ils traversaient les îhemins et les clairières et s'enfonçaient tête baissée dans les fourrés les plus épais. Tantôt groupés ensemble et tantôt dispersés, quelquefois échelonnés sur une ligne droite, quelquefois rangés en rond autour de l'ennemi; battant les buissons, secouant les arbustes, grimpant aux arbres, déchirant leurs brodequins à toutes les souches et leurs habits à tous les buissons, ils allaient comme une tempête; mais le chat infernal était plus rapide que lèvent. Deux fois on sut l'enfermer dans un cercle; deux fois il força l'enceinte et prit du champ. Un instant il parut dompté par la fatigue ou la douleur. Il était tombé sur le flanc, en voulant sauter d'un arbre k l'autre et suivre le chemin des écureuils. Le valet de M. L'Arabert courut sur lui à fond de train, l'atteignit en quelques bonds et le saisit parla queue. Mais le tigre en miniature conquit sa liberté d'un coup de griffe et s'élança hors du bois.
On le poursuivit en plaine. Longue, longue était déjà la route parcourue; immense était la plaine, qui se découpait en échiquier devant les chasseurs et leur proie.
La chaleur du jour était pesante ; de gros nuages noirs s'amoncelaient à l'occident; la sueur ruisselait sur tous les visages; mais rien n arrêta l'emportement de ces huit hommes.
M. L'Ambert, tout sanglant, animait ses compagnons de la voix et du geste. Ceux qui n'ont jamais vu un notaire à la poursuite de son nez ne pourront se faire une juste idée de son ardeur. Adieu fraises et framboises! adieu groseilles et cassis ! Partout où l'avalanche avait passé, l'espoir de la récolte était foulé, détruit, mis à néant; ce n'était plus que fleurs écrasées, bourgeons arrachés, branches cassées, tiges foulées aux pieds. Les villageois, surpris par l'invasion de ce fléau inconnu, jetaient les arrosoirs, appelaient leurs voisins, criaient au garde champêtre, réclamaient le prix du dégât et donnaient la chasse aux chasseurs.
Victoire! le chat est prisonnier. Il s'est jeté dans un puits. Des seaux! des cordes! des échelles! On est sûr que le nez de maître Lambert se retrouvera intact, ou à peu près. Mais, hélas! ce puits n'est pas un puits comme les autres. C'est l'ouverture d'une carrière abandonnée, dont les galeries forment en tout sens un réseau de plus de dix lieues et se relient aux catacombes de Paris!
On paye les soins de M. Triquet; on paye aux villageois toutes les indemnités qu'ils réclament, et l'on reprend, sous une grosse pluie d'orage, le chemin de Parthenay.
Avant de monter en voiture, Ayvaz-Bey, mouillé comme un canard et tout à fait calmé, vint tendre la main à M. L'Ambert.
— Monsieur, lui dit-il, je regrette sincèrement que mon obstination ait poussé les choses si loin. La petite Tompain ne vaut pas une seule goutte du sang qui a coulé pour elle, et je lui enverrai son congé dès aujourd'hui; car je ne saurais plus la voir sans penser au malheur qu'elle a causé. Vous êtes témoin que j'ai fait tous mes efforts, avec ces messieurs, pour vous rendre ce que vous aviez perdu. Maintenant, permettezmoi d'espérer encore que cet accident ne sera pas irréparable. Le médecin du village nous a rappelé qu'il y avait à Paris des praticiens plus habiles que lui; je crois avoir entendu dire que la chirurgie moderne avait des secrets infaillilibles pour restaurer les parties mutilées ou détruites.
M. L'Ambert accepta d'assez mauvaise grâce a main loyale qu'on lui tendait, et se fit ramener au faubourg Saint-Germain avec ses deux amis.