1914-1918 : Pourquoi cette guerre est totale ?
Mes chers camarades, bonjour !
Aujourd'hui, je me trouve dans la Somme, à l'Historial de la Grande Guerre, pour vous
parler, vous l'aurez compris de la Première Guerre mondiale. Mais non pas des batailles
et des combats, non, aujourd'hui, je vais vous parler de la société durant la Grande Guerre.
Si vous vous souvenez de vos cours d'école, vous avez en tête le fait que la Grande Guerre
1914-1918 est totale. C'est-à-dire qu'aucun aspect ne lui échappe. Politique, économie, culture,
éducation, sciences… tout est tourné vers le conflit. Autant
de sujets qui sont justement abordés par l'Historial de la Grande Guerre dans ses
deux musées de Péronne et Thiepval, et qui me donnent l'opportunité de les évoquer avec vous.
En effet, cette guerre totale est une sacrée rupture avec la Belle Époque
qui lui a précédé ! Car avant 1914, l'Europe traverse plutôt une ère de progrès sociaux,
économiques, politiques, et si guerre il doit y avoir, tout le monde s'attend à ce qu'elle
soit courte. Quelques semaines, voire quelques mois tout au plus.
Vous connaissez la légende des soldats partis la fleur au fusil… bon, on peut le dire :
ça ne s'est pas exactement passé comme prévu ! Et c'est justement pour cela que tout va basculer.
Car avec la fin de la guerre de mouvement et l'apparition de la guerre des tranchées,
un immense front se forme dans le Nord-Est de la France, ce à quoi personne ne s'attendait.
En quelques semaines, des villages tranquilles sont devenus les théâtres d'immenses combats,
et de chaque côté de la ligne, les civils se retrouvent à cohabiter avec
des régiments entiers de soldats étrangers. Et autant vous dire que ce n'est pas toujours facile !
D'un côté, les troupes de l'allié britannique ont besoin de se nourrir,
se loger, se détendre, surtout loin de chez elles, et vous imaginez bien que ça
ne se passe pas sans quelques frictions ! Dans la Somme, véritable scène internationale
du conflit, Allemands, Français, Britanniques, mais aussi troupes du Commonwealth et Américains
vont se croiser dans ce qui sera une gigantesque bataille internationale.
D'ailleurs, puisque nous parlons des Britanniques, beaucoup de gens n'en ont jamais vus, et encore
moins entendus lorsque la guerre éclate. Au point qu'en septembre 1914, un commando allemand,
mené par le capitaine Walther Tilling, parvient à traverser les lignes jusqu'en Normandie… car
en chemin, les civils français pensent que ces hommes aux uniformes inconnus et à la
langue qu'ils ne comprennent pas sont… anglais ! La boulette...Mais le plus dur se déroule de
l'autre côté de la ligne de front, dans les territoires occupés où du jour au lendemain,
l'arrivée des soldats allemands chamboule tout. Nouvelles lois, taxes, réquisitions,
et puis, il faut bien loger tous ces militaires !
Des familles de soldats français se retrouvent à devoir héberger ceux que leurs pères,
maris et fils combattent, sans compter les hommes et les femmes que l'Allemagne
envoie travailler pour son compte, dans des conditions déplorables,
puisque l'Allemagne est sous blocus et manque de tout. C'est ainsi qu'entre 1914 et 1918,
après de nombreuses émeutes et à force de pénuries causées par le blocus des alliés, entre 450 et
700 000 civils allemands vont mourir de faim ! J'en profite pour le souligner : cette approche
des deux côtés de la ligne est l'une des forces de l'Historial de la Grande Guerre, qui évoque
les points de vue des soldats des deux camps. Car si les soldats s'opposent dans la guerre, ils se
retrouvent dans le quotidien, les souffrances… et la transformation de leurs sociétés respectives.
Mais revenons aux souffrances des populations. Qui subissent
la guerre de manière parfois très directe, et ce, même loin du front !
Avions et zeppelins bombardent ainsi l'arrière, tantôt les usines et cibles militaires,
tantôt… les villes, pour briser le moral. Comme en 1918, lorsque les Allemands bombardent
Paris avec des canons géants, spécialement conçus pour cette tâche, et le 29 mars 1918,
touchent l'église Saint-Gervais, dont l'effondrement partiel tuera 91 personnes.
Vous l'aurez compris : personne n'échappe
véritablement à la guerre. Qui prend bien des aspects.
A l'école par exemple, même les enfants voient leurs vies tourner autour de la guerre. Pour
obtenir le soutien de la population, et préparer de futures générations de soldats,
l'école elle-même devient un lieu où instruction et propagande se mêlent.
Dès les premiers jours de la guerre, dans les cours d'école,
les jouets et jeux tournent autour du conflit : on joue à la guerre, en pensant à papa parti
combattre. Les dictées portent sur les valeurs de patriotisme et le courage des poilus, et cela
plus encore au fur et à mesure des batailles, quand des écoliers se retrouvent orphelins.
Et oui, il faut bien justifier que le sacrifice des parents n'a pas été inutile...
Toute une littérature de guerre va naître du conflit et perdurer jusqu'à après l'armistice,
comme ce livre d'Henri D'Orcines sorti en 1919 dont le titre est assez
explicite : “J'ai descendu mon premier boche”. Désormais, enfants comme adultes se voient
constamment répéter que l'autre est un ennemi qu'il faut haïr,
détruire. Et que chacun doit donner de son temps, de son argent ou de son sang pour y parvenir.
Même le talent artistique est mis à profit, avec des créations de chansons
patriotiques, de peintures, et bien sûr, d'affiches servant le discours national.
Vous connaissez d'ailleurs bien certaines de ces affiches de propagande, dont certaines
sont devenues célèbres. Et qui visent à pousser les populations à se consacrer
toujours plus à l'effort de guerre. Les artistes participent parfois plus directement à la guerre,
avec l'utilisation de leurs talents pour la création de nouveaux camouflages,
de faux décors où cacher des observateurs, et même de peintures trompe-l'oeil pour
briser la silhouette des bateaux et tromper les sous-marins !
Les intellectuels participent aussi à l'affrontement au travers de publications
et de textes, mais bien évidemment, le plus marquant est le combat entre scientifiques
des deux camps pour développer l'arme qui fera basculer le cours de la guerre.
Gaz envoyé par tuyaux, puis par obus, lance-flammes, chars d'assaut, avions toujours
plus perfectionnés, casques… tout y passe. Et c'est d'ailleurs là l'un des aspects les
plus traumatisants de la Première Guerre mondiale : la science et l'industrie
qui transforment les champs de bataille en véritables machines à broyer les combattants.
Pourtant, je vous l'ai dit, tout le monde s'attendait à une guerre courte,
et ne pensait pas avoir à déployer une telle débauche de moyens. À tel point qu'à l'hiver 1914,
déjà, les munitions commencent à manquer pour l'artillerie. Mais la mobilisation de l'industrie,
et de toutes les mains disponibles, à commencer par celles des femmes dans les usines d'armement,
les fameuses “munitionnettes”, va permettre par exemple à la France, en quatre ans,
de multiplier sa production d'obus… par 20 ! La guerre devient, plus qu'un affrontement
entre hommes, une guerre d'industries, où c'est à celui qui pourra lancer
le plus de moyens dans la bataille.
Pour vous donner une petite idée, sachez qu'à l'époque, il y a moins de 2 milliards
d'habitants sur la Terre. Bon, eh bien durant la guerre, plus d'un milliard d'obus seront tirés,
soit plus d'un obus tiré pour deux habitants ! Et ce, uniquement sur le front,
une zone minuscule à l'échelle de la Terre. Entre les communes entièrement rasées par
ce déluge et jamais reconstruites, les collines laminées et les 15% d'obus n'ayant pas explosés
qui aujourd'hui encore, attendent sous terre, même la géographie a été changée par la guerre !
Et cela, c'est sans même parler d'une autre arme qui fait des ravages : la mitrailleuse.
Bien nommée machine gun en anglais, c'est effectivement une machine,
pur produit de l'ère industrielle. Elle est simple à manier, et fonctionne,
en effet, comme une machine : un homme la manie, l'autre la charge continuellement,
et elle cause des ravages face à des vagues de soldats souvent armés de simples fusils. Entre
les canons et les mitrailleuses, les soldats se font littéralement massacrer. Et les armées
engagées connaissent des pertes qui, là encore, s'élèvent à un niveau jamais connu jusqu'alors.
C'est ainsi qu'en août 1914, près de Charleroi, l'armée française connaît lors d'une de ses
premières batailles, un total de 26 000 morts en une seule journée. C'est l'équivalent à l'époque
de la disparition soudaine de toute la population d'une ville comme Valence. En juillet 1916,
sur la Somme, les Britanniques perdent eux 60 000 hommes en une seule journée,
dont 20 000 morts. Là aussi, le jour le plus meurtrier de leur histoire. Il faut dire que
la bataille de la Somme sera la plus meurtrière du front occidental, puisque cet affrontement
international va voir 1,2 millions d'hommes être mis hors de combat, tués, blessés ou disparus.
Je n'insiste pas, vous le savez : la guerre, c'est l'enfer. Mais un enfer
vécu collectivement. Par les soldats des deux camps, certes, mais aussi par leurs familles.
Car si le départ des soldats a déjà été un traumatisme en 1914, cette guerre qui s'enterre
et s'embourbe, et renvoie vers l'arrière son lot de morts, de blessés et de mutilés,
touche durablement les civils de l'époque. Et chaque famille craint pour quelqu'un,
que ce soit un père, un fils, un frère ou même un ami. Le nombre de monuments
en France est là pour rappeler qu'aucune commune n'a échappé à cet enfer collectif.
Aussi, les lettres circulent. Énormément. Durant la guerre, tous les jours et rien que
côté Français, ce ne sont pas moins de 4 millions de lettres qui circulent. La censure veille bien
sûr à ce qu'aucune information compromettante ou mauvaise pour le moral ne circule,
mais les soldats rivalisent d'ingéniosité pour communiquer au travers de codes,
d'encres sympathiques, et autres ruses visant à passer au nez et à la barbe du censeur,
ce “planqué” qui veut vous empêcher de dire ce que vous avez sur le coeur à votre famille !
Oui, de manière générale, les censeurs ne sont pas spécialement appréciés, ça a pas vraiment changé.
Pour certains soldats, le rituel du courrier est pourtant un moment douloureux. Par exemple,
pour ceux ayant leur famille située en zone occupée par l'ennemi. Car
les lettres n'y circulent pas, et durant quatre ans, ils ne peuvent
recevoir des nouvelles que via des moyens détournés ou à l'aide de la Croix Rouge.
Les colis, particulièrement, sont les bienvenus. Même les soldats sans familles peuvent recevoir
des cadeaux de la part de marraines de guerre, ou même d'associations qui se cotisent en argent
et en effort pour soutenir les soldats au front. Des deux côtés de la ligne,
l'expérience est la même : l'arrivée du courrier est un moment sacré, sa perte, une catastrophe.
C'est le seul moyen pour certains soldats non seulement d'avoir des nouvelles de leurs familles,
mais aussi de s'occuper des affaires familiales lorsque des choix sont à faire.
Et bien sûr, dans les lettres, il y a aussi la question de l'amour ! Et ce n'est pas facile
parce qu'on ne rencontre pas facilement l'amour dans une tranchée battue par les
obus.Et pour les hommes en couple, il y a le manque du partenaire qui rentre en
jeu avec des séparations qui sont nombreuses et la peur d'être fait cocu par un planqué à l'arrière.
Oui, parler d'amour c'est bien, parler de sexe, c'est mieux. Je sais que ça vous intéresse !
Les prostituées s'installent à proximité du front, conscientes qu'une telle concentration
d'hommes avec bien peu d'endroits ou dépenser leur solde est une affaire en or. Rapidement,
les armées des deux camps vont comprendre que si la travailleuse du sexe joue un rôle
important dans le moral du soldat, cela crée quelques épidémies de
maladies sexuellement transmissibles. Et quand votre armée se retrouve à subir
plus de ravages à cause de la syphilis que de l'ennemi… ça fait mauvais genre !
Français et Allemands vont donc mettre en place des “bordels de campagne”. Tout simplement parce que
de cette manière, les conditions d'hygiène peuvent être contrôlées, et les problèmes liés à
la prostitution, réglés plus facilement. Oui, même le sexe est modifié et controlé par la guerre.
Pas sûr que ce soit cet aspect de la guerre totale dont on vous ait le plus parlé à l'école !
Ce que l'on sait peu, aussi, c'est que les différents pays s'étant préparés à
une guerre courte, la question des permissions n'avait pas vraiment été préparée. On pensait
être rentré tôt ! Ce n'est donc qu'en 1915, soit après presque un an de guerre,
qu'on commence à autoriser des hommes à prendre quelques jours pour se rendre
chez eux et voir leurs familles, afin de leur remonter le moral !
Dans les lettres, la question de la fin de la guerre et du retour au foyer est
constante. La mort est évoquée en marge : les lettres sont un moment heureux,
et il est hors de question de transformer ce rituel sacré en moment difficile.
Et justement. Comment on gère la mort dans une guerre qui fait autant de victimes ?
Généralement, la mort est d'abord annoncée par une absence de lettres qui inquiète les familles.
C'est l'un des premiers signes. Et puis, il y a l'annonce. Quand une famille aperçoit l'élu
du village qui vient frapper à la porte, ou des bénévoles volontaires pour ce dur service,
la sentence tombe. Dans certains cas, c'est un camarade du soldat tombé qui porte la nouvelle,
parfois en pouvant donner quelques détails sur les circonstances exactes du décès du mari.
Trois millions de femmes vont ainsi devenir veuves. Parfois, sans même une tombe où se rendre.
D'autres voient leurs maris revenir, changés. La guerre en a rendu certains alcooliques,
violents, ou tout simplement, indifférents. Les traumatismes invisibles sont nombreux, mais ceux
bien visibles sont tout aussi difficiles. Des femmes retrouvent leurs maris ou fiancés mutilés,
défigurés, et l'heureux retour au foyer tant espéré se transforme parfois en divorce.
Les portes vont ainsi se refermer sur des foyers lourdement transformés, et une société
changée par quatre années de guerre où tout le monde n'a vécu que pour et par le conflit.
L'art et la littérature vont aussi retranscrire ces traumatismes. Car si pendant la guerre, l'art
a surtout servi à soutenir l'effort national, dans les tranchées, l'art était aussi à d'autres
échelles un passe-temps et un défouloir. Aussi bien avec l'artisanat de tranchée, où des poilus
transformaient en oeuvres des objets destinés à tuer, comme des restes d'obus changés en bagues,
vases ou objets décoratifs, qu'avec les journaux de tranchées, où le poilu pouvait s'épancher
et dénoncer le “bourrage de crâne” des journaux officiels en dépeignant la réalité qu'il vivait.
Après la guerre, l'art et la littérature vont utiliser leur liberté retrouvée pour
exprimer tout cela. On pense à “A l'Ouest, rien de nouveau”, d'Erich Maria Remarque, paru en 1929
et décrivant l'horreur de la guerre, ou à Henri Barbusse avec “Le Fe” qui dès 1916, rompt avec
la version officielle de la censure en faisant paraître sous forme de feuilleton le quotidien
d'une escouade. Ce qui ne manquera pas de créer des polémiques, vous l'imaginez bien ! Mais on
retrouve aussi des peintures, gravures et autres œuvres qui témoignent de l'horreur du front, comme
le travail d'Otto Dix avec sa série de 50 eaux fortes réalisées en 1924, Der Krieg, La Guerre.
Finalement la guerre est terminée, mais pour autant, elle toujours aussi présente. Pas
seulement dans les esprits, mais aussi dans le quotidien. Les populations doivent redresser
des pays dont les économies ont sérieusement souffert de la guerre, rebâtir des zones ruinées,
et pour certains, reconstruire leurs vies. Veuves, mutilés, orphelins, anciens soldats traumatisés…
il faut trouver sa place dans des sociétés encore meurtries, où comme si tout cela ne suffisait pas,
la grippe espagnole fait des ravages. Une pandémie qui je vous le rappelle,
selon les dernières estimations, aurait pu faire entre 50 et 100 millions de morts dans
le monde ! Soit… plus que la guerre elle-même, et ses près de 10 millions de soldats morts.
Dans cet après-conflit où les années folles essaient de surmonter ces malheurs, certains
continuent à haïr l'ennemi là où d'autres haïssent la guerre. Revanchards et pacifistes s'affrontent,
et de nouvelles idéologies apparaissent, donnant naissance à une montée des totalitarismes qui 20
ans après ce que l'on voulait être “la Der des Der”, provoquera une Seconde Guerre mondiale.
Qui là encore, sera totale, et verra une fois de plus la science, l'art, l'économie et la société
dans son ensemble se tourner vers le conflit. Voilà, mes chers camarades ! J'espère que cet
épisode vous aura donné envie d'explorer ces aspects de la Grande Guerre, comme vous pouvez
le faire à l'Historial de la Grande Guerre sur les sites de Péronne et Thiepval, que
je remercie pour avoir permis cet épisode, ainsi que Somme Tourisme pour son soutien et
sa participation à faire connaître les lieux de mémoire de la Grande Guerre.
J'en profite pour vous rappeler que si vous voulez en savoir plus sur la
Bataille de la Somme, je vous propose déjà sur la chaîne des vidéos sur le sujet ! Il
suffit de fouiner un peu sur la playlist dédiée à la Première Guerre Mondiale.
A la prochaine pour de nouvelles vidéos. Salut !