De la propagande pour le pouvoir - Musée de Picardie
Mes chers camarades bien le bonjour !
On se retrouve aujourd'hui au milieu du Musée de Picardie, à Amiens, pour parler
d'un sujet particulièrement méconnu mais qui a pourtant son importance : la transformation
des musées au cours du XIXe siècle ! Ce musée de picardie, qui s'appelait jadis
le musée Napoléon, il va nous servir de cas d'école pour découvrir comment au
cours de ce siècle, les musées en général sont passés de lieux de prestiges au service
du pouvoir à celui d'un lieu où l'on met tout en oeuvre pour vulgariser et partager
la connaissance ! Et vous allez le voir, c'est pas de tout repos et il y a quelques coups
de bluff qui ont permis ces changements !
Durant la période révolutionnaire, on cherche à mettre en valeur le patrimoine national
et la volonté de partage d'un savoir encyclopédique, pour tous, n'a jamais été aussi forte.
Jacques-Louis David – le peintre du Serment des Horaces, très impliqué lors de la Révolution
– déclame à la tribune de l'Assemblée en 1794 : « le Muséum n'est point un vain
rassemblement d'objets de luxe ou de frivolité, qui ne doivent servir qu'à satisfaire la
curiosité. Il faut qu'il devienne une école imposante. Les instituteurs y conduiront leurs
jeunes élèves ; le père y mènera son fils».
En gros, le musée ça doit être une collection d'objets rares et curieux, qui appartiennent
à l'Histoire naturelle, à la science, à l'industrie, aux beaux-arts ou à l'antiquité.
Une collection, qui servira la connaissance et qui sera partagée avec le public, de génération
en génération. Partout sur le territoire, les musées doivent se mettre au service d'une
meilleure connaissance du passé national et régional, du développement de l'archéologie
et d'une histoire locale portée par les sociétés savantes.
Et clairement, c'est aussi un outil très intéressant pour le pouvoir pour se représenter
soi même et éduquer comme il le souhaite les populations.
Pour vous donner une idée du développement incroyables de cet accès à la connaissance,
on constate en 1815 environ 20 collections publiques sur le tout le territoire français.
En 1848, il y en a 200...10 fois plus ! Dans un article de la Gazette des Beaux-Arts de
1865, on évoque même la « pullulation » des collections.
Mais ces collections, il faut bien les exposer quelque part ! On ne peut pas organiser des
expos dans la rue devant la porte de Jean-Eude vous l'imaginez bien !
Le pouvoir s'interroge donc sur la construction des musées. Si une ville veut créer un musée,
elle doit considérer « comme important de lui consacrer tout d'abord un local convenable».
Problème, on s'interroge souvent une fois que les collections sont là, et pas avant.
De nombreux musées sont donc installés dans des bâtiments existants – une salle de
la mairie ou dans les locaux de la bibliothèque municipale –, la plupart du temps impropres
à la conservation et à la présentation des œuvres. Ces espaces deviennent parfois
permanents et compliquent la cohabitation entre les institutions.
Et oui, parce que la mairie qui accueille les oeuvres en attendant, elle ne déménage
pas ! Et un musée, forcément, s'agrandit toujours de plus en plus au fur et à mesure
des nouvelles oeuvres qu'il acquiert ! Résultat : on modifie ces lieux d'accueil ou on les
remplace pour que les musées puissent continuer leur mission. Par exemple, on construit un
édifice dédié, comme ici ! Qualifié de Versailles picard ou de Louvre
de la province, le musée d'Amiens, construit à partir de 1853, est une première réponse
à ce problème de place. Et clairement, on est plus ici dans le modèle du palais-musée
que du musée tout court. Il faut que ça claque, que le jeune second empire puisse
rayonner à travers son architecture et ses collections !
A la base, le musée d'Amiens est envisagé par une société savante, la SAP, alias la
Société des Antiquaires de Picardie. En réalité lorsque la SAP est créé en février
1836, il existe déjà un embryon de musée qui se situe dans l'hôtel de ville. Cet
édifice abritait notamment les tableaux acheminés depuis Versailles en 1802, sur ordre de Napoléon
Ier, pour la signature du traité de paix d'Amiens entre la France et l'Angleterre.
Et à vrai dire à Amiens, il n'y a pas grand monde pour se préoccuper de ces oeuvres...sauf
la Sociétés des Antiquaires de Picardie ! Et les types, 15 fondateurs et un peu moins
de 40 membres, voient les choses en grand malgré leurs faibles ressources financières
! Ils veulent dès le départ en faire un musée d'antiquités nationales où on y
réunira tous les objets d'art et d'histoire qui seront achetés par la Société ou qui
lui seront offerts à titre de don.
Et vous le croirez peut-être jamais, mais ils réussissent ! Enfin bon...s'ils avaient
pas réussi on ne serait pas là aujourd'hui donc...
Sous l'impulsion de deux hommes d'influence, le comte et sénateur Félix de Beaumont et
l'avocat et véritable maître d'œuvre du projet Charles Dufour, la SAP va non seulement
obtenir le titre d'établissement d'utilité publique, mais également recevoir gratuitement,
de Napoléon III et de la mairie d'Amiens, les terrains nécessaires à l'implantation
du bâtiment. Il faut dire que Charles Dufour a de bons
arguments. Il envoie une lettre au comte de Nieuwerkerke, directeur des Musées impériaux
et du Louvre, afin d'expliquer l'importance des musées de provinces en tant qu'outil
de développement économique et instrument de prestige pour le pouvoir. Amiens en particulier,
au carrefour de trois grandes lignes de chemin de fer, est habité par 50 000 personnes et
chaque jour de nombreux touristes belges, allemands et anglais traversent la ville.
Amiens deviendrait alors un avant-goût de ce que Paris pourrait proposer de luxe et
de richesses.
Si tout le monde est d'accord sur le fait qu'un musée ici serait bénéfique à tout
le monde, il faut tout de même trouver les fonds pour le construire, car le prix d'un
tel édifice est absolument monumental. L'Histoire, ou plutôt la légende, raconte comment Charles
Dufour a réussi ce coup de maître…
Profitant de ses relations, Dufour se fait inviter à l'Elysée pour rencontrer le
futur Napoléon III. Il lui demande d'organiser une loterie qui permettra la construction
du musée. Malheureusement, cette permission lui est refusé par l'Empereur, qui prétexte
que les loteries ont généré trop d'abus par le passé. Qu'à cela ne tienne, il
rentre à Amiens et déclare enjoué à ces collègues qu'ils peuvent organiser leur
loterie ! Quand Dufour est convoqué à Paris pour s'expliquer devant Napoléon III, il
mime la surdité en sortant un cornet acoustique, signe que, balot qu'il était, il avait
du mal comprendre la consigne. Louis-Napoléon Bonaparte aurait alors éclaté de rire devant
l'audace de Dufour et lui aurait permis, tout compte fait, de mettre en place cette
loterie.
Je vais faire la même chose à mon banquier quand il me dira que je n'ai pas le droit
à un découvert exceptionnel, je suis sûr que ça va marcher !
Bref, ce n'est pas une mais trois loteries (en 1853, 1859 et 1863) qui sont successivement
organisées pour permettre la construction et l'achèvement du bâtiment, le coût
des travaux s'élevant à 1 600 000 Francs. Le projet architectural du musée a pour ambition
de créer un Louvre de province à l'image du modèle original du Palais-Musée fondé
durant la Révolution. Dufour est clair, et je le cite : il veut “rendre le musée Napoléon
digne du nom glorieux que lui a attaché la reconnaissance publique et à combler une
véritable lacune dans l'architecture civile de notre époque ; car la France, si riche
en monuments, n'en possédait cependant aucun qui eût été construit sur une grande
échelle avec la destination spéciale de musée”.
Trente-neuf architectes présentent des projets : ce ne sont pourtant pas les deux architectes
ayant obtenu la première place qui se voient confier la réalisation du musée ! C'est
finalement Henri Parent, classé 2e, qui est retenu ! Mais il lui est demandé de reprendre
sa proposition en y intégrant les éléments de ses rivaux qui avaient particulièrement
séduit les membres de la commission. Parent s'exécute ...mais finira par laisser la place
à Charles Diet... 3e du concours, et c'est finalement lui qui achèvera la construction
et les décors intérieurs et extérieurs !
Comme quoi, faut pas perdre espoir, même quand on est pas premier !
Le plan et le pavillon central du musée citent les travaux du nouveau Louvre, notamment les
pavillons de la cour Napoléon, et donnent au musée une image de bâtiment intimement
lié au pouvoir impérial. A l'intérieur du musée, on retrouve les salons de l'Impératrice
ou de l'Empereur. Le plafond de ce salon représente la France couronnant les gloires
artistiques, militaires et scientifiques de la Picardie sous la protection de l'empereur.
Et en creusant un peu, on se rend compte que tout le décor du musée encourage ce culte
de l'empereur. Le bâtiment, de plus de 8 000 m2 sert de
lieu d'expérimentation dans cette période de développement des musées. De multiples
innovations sont proposées à Amiens même si toutes ne sont pas menées à leur terme.
Les objets archéologiques sont présentés sur des dressoirs inclinés et ne sont ni
attachés ni encastrés dans les murs comme il l'était souvent auparavant.
Et avouons le, c'est plutôt mieux pour la conservation des oeuvres…
Les galeries de peinture présentent de nombreuses nouveautés : un éclairage zénithal à travers
des verres dépolis tamise la lumière ; un système de tringles avec vis à pression
permet de suspendre les tableaux qui pourraient ainsi être remontés dans des ateliers situés
sous les combles grâce aux plafonds amovibles des galeries. Des poulies fixées dans la
charpente de couverture doivent aider à hisser les œuvres dans les greniers-réserves depuis
le rez-de-chaussée[16]. Enfin, des caches auraient été installées dans le bâtiment
afin de préserver les collections en cas de guerre ou de révolution mais les conservateurs
actuels ne savent pas si elles ont réellement existé !
Pour que le musée s'enrichisse, la commission du musée sollicite la direction des beaux-arts
pour obtenir des tableaux. Cette demande va déclencher le premier cycle décoratif de
l'œuvre de Pierre Puvis de Chavannes, un des plus grands peintres français du XIXe
siècle. Le grand escalier présente les toiles marouflées du Repos et du Travail puis l'Ave
Picardia Nutrix et, à l'étage, le visiteur découvre Bellum et Concordia, mélange d'envois
de l'État et de commandes du musée. Grâce à l'installation des toiles de Puvis de
Chavannes le musée se transforme en un édifice unique où l'artiste développe sa maîtrise
du décor mural dans des thèmes comme la nation, l'art, l'industrie, la culture
ou le paysage. Des thèmes correspondant pleinement à l'évolution de la société sous le
Second Empire. Cet ensemble décoratif de plus de 275 m2 va initier de nombreuses autres
commandes publiques, comme celles effectuées par la suite pour les musées de Marseille,
Lyon ou Rouen, et une dernière toile monumentale Pro Patria Ludus lui est même commandé en
1881 en prévision de la couverture de la cour centrale du musée et des modifications
apportées à l'escalier. Une fois ce grand cycle passé, se succèdent
les galeries de peintures où près de 70 % des collections proviennent alors de dépôts
de l'État. La galerie Nieuwerkerke présente les très grands formats de peintures d'histoire
envoyés par l'administration des musées impériaux et que seul le musée d'Amiens
grâce à son aménagement moderne peut aisément accueillir à l'image du Siècle d'Auguste
: naissance de notre seigneur Jésus Christ de Gérôme.
Le tableau fait quand même 6m20 de haut sur 10m14 de large ! Pas le genre de peinture
que tu accroches dans ton salon !
Enfin, la galerie Dufour présente un tableau de Court présentant des membres de la commission
du musée Napoléon soumettant le plan du musée à Napoléon III ou encore le Dernier
carré de la Garde impériale à Waterloo de Bellangé.
La aussi, on voit l'influence énorme de Napoléon III sur le musée !
Et justement, c'est là tout le paradoxe du musée Napoléon d'Amiens. Fondé par
une société archéologique pour présenter le résultat de fouilles locales, il devient
finalement le prototype du palais des beaux-arts. Au rez-de-chaussé, on trouve tout de même
des objets antiques qui proviennent de fouilles opérée en Picardie et la galerie des sculptures.
La décoration de la galerie des antiquités rappelle le style très à la mode dans les
hautes sphères des maisons pompéiennes : des hôtels particuliers qui s'appuient sur
une architecture évoquant les maisons à Pompéi. Chauvin et Gastine, les artistes
qui ont décoré la maison pompéienne des Champs-Élysées du prince Napoléon (le cousin
de Napoléon III), participent à l'élaboration des décors.
A cette galerie des antiquités se succèdent les galeries du Moyen ge et de la Renaissance
dans une succession de galeries et de salons qui ressemble à ce qui se faisait alors au
musée de Cluny ou dans celui du musée des Monuments Français.
Dans la partie droite du bâtiment principal se trouve sans doute la salle la plus curieuse
du musée, que l'on nomme “la chapelle”. Cette pièce accueille en ses murs tous les
objets qui ont servi au culte chrétien et qui, pour les membres de la Société des
Antiquaires de Picardie, ne doivent pas être confondus avec des objets antiques relatifs
à des croyances obscures comme c'est le cas dans d'autres musées. Le message religieux
est assez clair mais une lecture plus politique du lieu peut être envisagée comme l'illustre
la principale inscription de la chapelle. Sur l'arc de la voûte on peut lire en latin
« Reddite Quae Sunt Caesaris Caesari et Quae Sunt dei Deo » « Alors Jésus leur dit rendez
à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce passage de l'Évangile
selon Saint Matthieu illustre la pensée des Antiquaires et leur vision de la société
et de l'histoire, sous la protection du césarisme bonapartiste. L'atmosphère créée
par le décor plonge le spectateur dans le recueillement aux objets religieux et montre
s'il en était encore besoin l'adhésion de la Société des Antiquaires aux idéaux
impériaux. Le musée devient donc un acteur culturel
de premier plan et devant l'importance qu'il commence à prendre, le projet de faire du
musée Napoléon une annexe du Louvre est même régulièrement évoqué. Une demande
officielle est effectuée en 1863 et le directeur des musées impériaux approuve le projet
qui est une véritable préfiguration des annexes réalisées récemment par le Louvre
à Lens et le Centre Pompidou à Metz. La situation géographique d'Amiens permettrait
alors d'attirer de très nombreux visiteurs au sein du musée, auquel on pourrait confier
des oeuvres du palais du Luxembourg. Napoléon III comprend tout de suite l'intérêt
politique qu'il pourrait trouver dans cette donation, une opération de décentralisation
culturelle comme on en avait jamais fait ! Mais finalement il refuse devant le coût de l'opération
puisque l'argent manque déjà aux musées !
Le musée de Picardie a été construit dans un but de glorifier Napoléon III mais aussi
de mettre en avant le patrimoine local. Mais s'il a été édifié en l'honneur des
Napoléonides, il apparaît finalement éloigné des premières ambitions picardes et des aspirations
républicaines de la société française après la chute du Second Empire, le 4 septembre
1870, à la suite de la guerre franco-prussienne. Aussi en 1878, une « dénapoléonisation
» cherche à effacer les symboles trop présents dans le musée. On gomme de nombreux aigles
situés dans le décor du musée, comme celui qui coiffait la grille d'entrée. Les deux
médaillons qui représentaient, sur le pavillon d'entrée, l'Empereur et l'Impératrice,
sont remplacés par ceux de Michel-Ange et de Raphaël mais, peut être au vu des coûts
de l'opération, l'immense dédicace à Napoléon III reste visible sur la façade.
Mais qu'on se dise bien une chose, quel que soit le nombre des monogrammes d'Eugénie
et Napoléon III effacés du bâtiment, cette iconographie impériale qu'on efface elle
est insignifiante face à la puissance de l'architecture du musée, qui comme on l'a
montré transpire l'Empire. C'est une véritable citation du grand Louvre qui en
est un symbole. Le musée d'Amiens devient alors l'exemplum
tant recherché par les architectes français dans leur quête d'un musée-modèle. De
nombreuses variations de ce musée voient le jour à travers la France sous la IIIe
République. Les constructions des palais-musées de Bayonne, Laval, Rouen, Lille, Nantes, Bordeaux,
Toulon sont clairement influencées par Amiens même si les partis pris architecturaux peuvent
différer. Favorisés par les donations impériales, à la tête de collections qui se développent
grâce aux nombreux dons des membres de la société civile, encouragés par les sociétés
savantes locales, les musées de province, grâce à cette période de réflexion, de
stabilisation institutionnelle et d'enrichissement deviennent de formidables outils de vulgarisation
dont profitera la IIIe République. En somme, c'est un musée de référence
qu'il faut absolument visiter si vous venez...dans la Somme ! Merci à tous d'avoir suivi cet
épisode, merci au musée de Picardie pour ce partenariat, un peu d'histoire culturelle,
ça fait pas de mal et ça permet de se rendre compte de l'impact du politique, de la science
et de tout un tas d'autres disciplines sur l'évolution de notre société. Merci également
à Arnaud Bertinet, maître de conférence à Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour la préparation
de cet épisode, lui qui a rédigé une thèse sur la politique artistique du Second Empire
et notamment sur l'institution muséale sous Napoléon III, je pouvais pas vraiment rêver
mieux comme collaborateur ! D'ailleurs, je vous mets le lien du livre issu de sa thèse
en description si ça peut vous intéresser ! Et si vous voulez plus d'info sur le musée
d'Amiens ils ont publié un Guide Historique et architectural qui va un peu plus au fond
des choses que ce que j'ai pu faire ici. On se retrouve très bientôt sur Nota Bene
pour de nouveaux reportages ! Salut !