Hérodias - Chapitre 1 (2)
Les chemins dans la montagne commencèrent à se peupler. Des pasteurs piquaient des bœufs, des enfants tiraient des ânes, des palefreniers conduisaient des chevaux. Ceux qui descendaient les hauteurs au-delà de Machærous disparaissaient derrière le château ; d'autres montaient le ravin en face, et, parvenus à la ville, déchargeaient leurs bagages dans les cours. C'étaient les pourvoyeurs du Tétrarque, et des valets, précédant ses convives.
Mais au fond de la terrasse, à gauche, un Essénien parut, en robe blanche, nu-pieds, l'air stoïque. Mannaeï, du côté droit, se précipitait en levant son coutelas.
Hérodias lui cria :
– Tue-le!
– Arrête! dit le Tétrarque.
Il devint immobile ; l'autre aussi.
Puis ils se retirèrent, chacun par un escalier différent, à reculons, sans se perdre des yeux.
– Je le connais! dit Hérodias, il se nomme Phanuel, et cherche à voir Iaokanann, puisque tu as l'aveuglement de le conserver!
Antipas objecta qu'il pouvait un jour servir. Ses attaques contre Jérusalem gagnaient à eux le reste des Juifs.
– Non! reprit-elle, ils acceptent tous les maîtres, et ne sont pas capables de faire une patrie!
Quant à celui qui remuait le peuple avec des espérances conservées depuis Néhémias, la meilleure politique était de le supprimer.
Rien ne pressait, selon le Tétrarque. Iaokanann dangereux! Allons donc! Il affectait d'en rire.
– Tais-toi!
Et elle redit son humiliation, un jour qu'elle allait vers Galaad, pour la récolte du baume.
– Des gens, au bord du fleuve, remettaient leurs habits. Sur un monticule, à côté, un homme parlait. Il avait une peau de chameau autour des reins, et sa tête ressemblait à celle d'un lion. Dès qu'il m'aperçut, il cracha sur moi toutes les malédictions des prophètes. Ses prunelles flamboyaient ; sa voix rugissait ; il levait les bras, comme pour arracher le tonnerre. Impossible de fuir! Les roues de mon char avaient du sable jusqu'aux essieux ; et je m'éloignais lentement, m'abritant sous mon manteau, glacée par ces injures qui tombaient comme une pluie d'orage.
Iaokanann l'empêchait de vivre. Quand on l'avait pris et lié avec des cordes, les soldats devaient le poignarder s'il résistait ; il s'était montré doux. On avait mis des serpents dans sa prison ; ils étaient morts.
L'inanité de ces embûches exaspérait Hérodias. D'ailleurs, pourquoi sa guerre contre elle? Quel intérêt le poussait? Ses discours, criés à des foules, s'étaient répandus, circulaient ; elle les entendait partout, ils emplissaient l'air. Contre des légions elle aurait eu de la bravoure. Mais cette force plus pernicieuse que les glaives, et qu'on ne pouvait saisir, était stupéfiante ; et elle parcourait la terrasse, blêmie par sa colère, manquant de mots pour exprimer ce qui l'étouffait.
Elle songeait aussi que le Tétrarque, cédant à l'opinion, s'aviserait peut-être de la répudier. Alors tout serait perdu! Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d'un grand empire. C'était pour y atteindre que, délaissant son premier époux, elle s'était jointe à celui-là, qui l'avait dupée, pensait-elle.
– J'ai pris un bon soutien, en entrant dans ta famille!
– Elle vaut la tienne! dit simplement le Tétrarque.
Hérodias sentit bouillonner dans ses veines le sang des prêtres et des rois ses aïeux.
– Mais ton grand-père balayait le temple d'Ascalon. Les autres étaient bergers, bandits, conducteurs de caravanes, une horde, tributaire de Juda depuis le roi David! Tous mes ancêtres ont battu les tiens! Le premier des Makkabi vous a chassés d'Hébron, Hyrcan forcés à vous circoncire!
Et, exhalant le mépris de la patricienne pour le plébéien, la haine de Jacob contre Édom, elle lui reprocha son indifférence aux outrages, sa mollesse envers les Pharisiens qui le trahissaient, sa lâcheté pour le peuple qui la détestait.
– Tu es comme lui, avoue-le! et tu regrettes la fille arabe qui danse autour des pierres. Reprends-la! Va-t'en vivre avec elle, dans sa maison de toile! dévore son pain cuit sous la cendre! avale le lait caillé de ses brebis! baise ses joues bleues! et oublie-moi!
Le Tétrarque n'écoutait plus. Il regardait la plate-forme d'une maison, où il y avait une jeune fille et une vieille femme tenant un parasol à manche de roseau, long comme la ligne d'un pêcheur. Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Des ceintures, des voiles, des pendeloques d'orfèvrerie en débordaient confusément. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses, et les secouait à l'air. Elle était vêtue comme les Romaines, d'une tunique calamistrée avec un péplum à glands d'émeraude ; et des lanières bleues enfermaient sa chevelure, trop lourde, sans doute, car, de temps à autre, elle y portait la main. L'ombre du parasol se promenait au-dessus d'elle, en la cachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l'angle d'un œil, le coin d'une petite bouche. Mais il voyait, des hanches à la nuque, toute sa taille qui s'inclinait pour se redresser d'une manière élastique. Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte; des flammes s'allumaient dans ses yeux. Hérodias l'observait.
Il demanda :
– Qui est-ce?
Elle répondit n'en rien savoir, et s'en alla soudainement apaisée.
Le Tétrarque était attendu sous les portiques par des Galiléens, le maître des écritures, le chef des pâturages, l'administrateur des salines et un Juif de Babylone, commandant ses cavaliers. Tous le saluèrent d'une acclamation. Puis, il disparut vers les chambres intérieures.
Phanuel surgit à l'angle d'un couloir.
– Ah! encore? Tu viens pour Iaokanann, sans doute?
– Et pour toi! j'ai à t'apprendre une chose considérable.
Et, sans quitter Antipas, il pénétra, derrière lui, dans un appartement obscur.
Le jour tombait par un grillage, se développant tout du long sous la corniche. Les murailles étaient peintes d'une couleur grenat, presque noire. Dans le fond s'étalait un lit d'ébène, avec des sangles en peau de bœuf. Un bouclier d'or, au-dessus, luisait comme un soleil.
Antipas traversa toute la salle, se coucha sur le lit.
Phanuel était debout. Il leva son bras, et dans une attitude inspirée :
– Le Très-Haut envoie par moments un de ses fils. Iaokanann en est un. Si tu l'opprimes, tu seras châtié.
– C'est lui qui me persécute! s'écria Antipas. Il a voulu de moi une action impossible. Depuis ce temps-là il me déchire. Et je n'étais pas dur, au commencement! Il a même dépêché de Machærous des hommes qui bouleversent mes provinces. Malheur à sa vie! Puisqu'il m'attaque, je me défends!
– Ses colères ont trop de violence, répliqua Phanuel. N'importe! Il faut le délivrer.
– On ne relâche pas les bêtes furieuses! dit le Tétrarque.
L'Essénien répondit :
– Ne t'inquiète plus! Il ira chez les Arabes, les Gaulois, les Scythes. Son œuvre doit s'étendre jusqu'au bout de la terre!
Antipas semblait perdu dans une vision.
–Sa puissance est forte!... Malgré moi, je l'aime!
– Alors, qu'il soit libre!
Le Tétrarque hocha la tête. Il craignait Hérodias, Mannaeï, et l'inconnu.
Phanuel tâcha de le persuader, en alléguant, pour garantie de ses projets, la soumission des Esséniens aux rois. On respectait ces hommes pauvres, indomptables par les supplices, vêtus de lin, et qui lisaient l'avenir dans les étoiles.
Antipas se rappela un mot de lui, tout à l'heure.
– Quelle est cette chose que tu m'annonçais comme importante?
Un nègre survint. Son corps était blanc de poussière. Il râlait et ne put que dire :
– Vitellius!
– Comment? Il arrive?
– Je l'ai vu. Avant trois heures, il est ici!
Les portières des corridors furent agitées comme par le vent. Une rumeur emplit le château, un vacarme de gens qui couraient, de meubles qu'on traînait, d'argenteries s'écroulant ; et, du haut des tours, des buccins sonnaient, pour avertir les esclaves dispersés.