#106 Les Français sont-ils woke ? (1)
Salut à toutes et à tous ! Je suis ravi de vous retrouver pour ce premier épisode de 2022 ! Comme vous le savez peut-être, j'ai créé ce podcast en 2017 donc c'est déjà la 5ème année. Incroyable à quel point le temps passe vite. Et je sais que certains d'entre vous sont là depuis le début, il y a des auditeurs et des auditrices de longue date parmi vous. Donc un grand merci pour votre fidélité. Et si vous venez de découvrir innerFrench, je vous souhaite la bienvenue aussi ! J'espère que le podcast vous aidera dans cette belle aventure qu'est l'apprentissage du français.
[00:00:52] Moi, cette année, je n'ai pas pris de bonnes résolutions parce que je n'arrive jamais à les tenir. Par contre, j'ai fait un plan pour le premier trimestre. Un trimestre c'est une période de trois mois. Si vous êtes abonnés à notre newsletter, vous savez qu'on travaille en ce moment sur notre nouveau cours avancé et qu'à cause de ça, on ne peut pas publier aussi souvent qu'avant. Mais j'avais annoncé qu'on publierait au moins un épisode du podcast par mois et dès janvier, ce plan est tombé à l'eau, ce plan a échoué.
[00:01:28] Il y a plusieurs raisons à ça. La première, c'est qu'on a eu quelques problèmes techniques sur le site qui ont pris pas mal de temps à résoudre. Ensuite, j'ai eu le covid. Les symptômes étaient très légers comme j'ai reçu mes trois doses de vaccin, mais quand même, j'étais un peu fatigué. Et la troisième raison, c'est que j'ai toujours autant de mal à jongler entre le podcast et la chaîne YouTube. On a réussi à publier deux vidéos sur la chaîne YouTube en janvier, mais ça s'est fait un peu au détriment du podcast. J'ai vraiment envie de continuer les deux mais pour être honnête, c'est pas facile !
[00:02:10] Bref, à part ça, il y a une dernière raison qui est plus positive, c'est qu'on a commencé à mettre en place une nouvelle identité visuelle. Vous l'avez peut-être remarquée. D'ailleurs, certains d'entre vous m'ont demandé pourquoi on avait choisi une montgolfière comme nouveau logo. Une montgolfière, autrement dit un ballon d'air chaud qui permet de se déplacer en volant.
[00:02:35] Peut-être que ça vaut le coup que je vous en dise quelques mots maintenant au cas où d'autres se poseraient la question.
[00:02:42] Alors, pourquoi avons-nous choisi la montgolfière comme nouveau logo ? (Ah oui, je dis «nous» parce que je n'ai pas pris cette décision tout seul, Ania et Ingrid ont donné leur avis aussi ! ).
[00:02:55] Déjà, parce que c'est une invention française ! La montgolfière a été inventée par les frères Montgolfier (logique !) au XVIIIe siècle. C'est un mode de transport qui a marqué les esprits, notamment à travers les célèbres romans de Jules Vernes comme Cinq semaines en ballon.
[00:03:15] Aujourd'hui, la montgolfière est rarement utilisée pour voyager, mais à l'époque, elle a permis d'explorer de nouvelles contrées, de nouveaux endroits. Et comme elle se déplace assez lentement, je trouve que c'est une bonne métaphore pour l'apprentissage d'une langue. Apprendre une langue, c'est comme faire un voyage en montgolfière. On avance lentement, mais on peut admirer le paysage. Au lieu d'être focalisé sur la destination, on profite du voyage. C'est ce que je vous recommande toujours avec le français. Appréciez chaque moment que vous passez à apprendre et toutes les portes qui s'ouvrent à vous petit à petit.
[00:03:55] Et la dernière raison, c'est que nous voulons être moins centrés sur la France. Le monde francophone est bien plus vaste, bien plus grand que la France. Et à l'avenir, on aimerait vous parler davantage de ces autres régions où les gens parlent français. C'est pour ça que notre graphiste a aussi créé des paysages, des sortes de tableaux digitaux qui représentent des villes d'autres pays francophones comme Dakar, Lausanne ou Montréal. Et pour relier toutes ces destinations, quoi de mieux qu'une montgolfière ?
[00:04:32] Voilà, vous voyez qu'on a pas mal réfléchi à tout ça. On est très fiers de cette nouvelle identité et on espère qu'elle vous plaira autant qu'à nous. Je sais que quand on fait ce genre de changement, il y a toujours des gens qui préfèrent l'ancienne version. Mais laissez-nous encore quelques semaines pour finir de la mettre en place et pour vous y habituer, et je suis sûr que vous l'apprécierez aussi !
[00:04:55] À part ça, j'ai une autre bonne nouvelle à vous annoncer : Ingrid va enregistrer plus d'épisodes pour le podcast. Grâce à elle, on devrait pouvoir publier deux épisodes par mois. C'est notre nouveau plan. Alors oui, on n'a pas réussi en janvier, mais là Ingrid a déjà enregistré le prochain épisode donc on pourra le publier dans deux semaines, sans faute. Et moi, ça me met un peu la pression pour être plus régulier !
[00:05:21] L'idée, c'est aussi de vous habituer à une autre personne que moi, à une autre façon de parler. En plus, Ingrid a d'autres domaines de prédilection que les miens, donc ça va vous permettre de découvrir de nouveaux sujets. Bref, c'est le plan pour les prochains mois et là aussi, on espère que ce nouveau format vous plaira.
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[00:05:56] Il y a deux ou trois ans, un auditeur a laissé un commentaire pour dire qu'il aimait bien le concept du podcast, mais qu'il avait arrêté de l'écouter parce que j'étais trop «woke». Alors, j'avais déjà vu ce mot dans des médias américains, mais je ne savais pas exactement ce qu'il voulait dire. Je savais juste que c'était un mot pour qualifier une personne qui a des idées de gauche. Mais j'avais aussi l'impression que c'était une sorte d'insulte.
[00:06:25] Bon, pour être honnête, je n'y ai pas plus prêté attention que ça. Je sais qu'on ne peut pas plaire à tout le monde. Mais récemment, je me suis rendu compte que le mot «woke» était arrivé en France, et que certains politiciens disaient que le «wokisme», «l'idéologie woke» importée des États-Unis étaient un danger pour la société française.
[00:06:49] Donc là, j'ai commencé à m'y intéresser un peu plus, à la fois pour savoir si oui ou non, je suis «woke», et pourquoi une partie de la classe politique française semble avoir tellement peur de ce mot. Bah oui parce que moi, je n'ai pas envie d'être un danger pour la société française !
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[00:07:08] Pour comprendre la genèse du mot «woke», on va commencer par voyager dans l'espace et le temps direction les États-Unis à la fin du XIXe siècle.
[00:07:19] À l'origine, le mot «woke» n'avait pas de connotation politique. C'était un mot d'argot utilisé par les Afro-américains pour dire «awake» (en français «éveillé», le contraire d'«endormi»). Quand on ne dort pas, on est «éveillé».
[00:07:35] Mais le mot «éveillé» peut avoir un autre sens, un sens plus spirituel. D'ailleurs, dans plusieurs religions, comme par exemple le bouddhisme, le but est de «s'éveiller» spirituellement, de sortir du sommeil dans lequel on était plongé jusque-là.
[00:07:53] C'est une idée qu'on retrouve dans le terme «woke», cette idée d'éveil, un éveil qui correspond à la sortie de l'esclavage. Oui parce que souvenez-vous que nous sommes à la fin du XIXe siècle, juste après l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Les Afro-américains ont acquis leur liberté, mais ils n'ont toujours pas les mêmes droits que les Blancs et le racisme est loin d'avoir disparu, surtout dans les États du sud.
[00:08:21] C'est dans ce contexte qu'un ancien esclave devenu professeur, Booker T. Washington, publie un texte intitulé L'Éveil du Noir. Je vais vous en lire le début, traduit par mes soins :
[00:08:36] «Certains peuvent être tentés de demander : un garçon ou une fille noirs n'ont-ils pas autant le droit d'étudier la grammaire française et la musique classique qu'un jeune blanc ? Je réponds : « Oui, mais vu l'état actuel de la race noire dans ce pays, il faut quelque chose de plus.»
[00:08:56] Alors vous voyez, Booker T. Washington, c'était un pragmatique. Il pensait que les Noirs américains ne pourraient pas s'éveiller seulement grâce à la grammaire française et la musique classique !
[00:09:09] Dans son texte, il raconte comment il a réussi à changer de vie en faisant des études dans un Institut qui acceptait les garçons de couleur, et comment il a ensuite créé sa propre école à Tuskegee dans l'Alabama pour offrir la même éducation à la communauté locale.
[00:09:29] Cette éducation, comme il le dit, ce n'étaient pas des cours de français et de musique classique, mais plutôt un apprentissage qui mélangeait théorie et pratique pour apprendre l'agriculture, la mécanique etc. Selon lui, c'était en acquérant ce genre de compétences que les Afro-américains sortiraient de la pauvreté et s'émanciperaient, qu'ils deviendraient des membres de la société à part entière.
[00:10:01] Bref, Washington avait une vision très capitaliste des rapports sociaux et raciaux. Il pensait que c'était grâce aux affaires, aux échanges commerciaux, que les Noirs obtiendraient le respect des Blancs et que leurs relations se normaliseraient. Peut-être qu'il avait lu Adam Smith, le père du capitalisme, qui croyait lui aussi qu'on pouvait obtenir la paix grâce au libre marché.
[00:10:27] Je vais vous lire une autre citation du texte de Washington qui illustre ça : «l'homme blanc respecte le vote de l'homme de couleur qui fait 10 000$ de chiffre d'affaires, et plus l'homme de couleur gagne d'argent, plus il fait attention à son vote.»
[00:10:44] Là, c'est intéressant parce que Washington donne une dimension politique à cet éveil des Noirs américains; vous avez entendu qu'il fait référence au vote. Si un Noir a du succès dans les affaires, les Blancs respecteront ses opinions et par extension, son vote.
[00:11:02] Pour résumer, Washington appelait les Noirs à utiliser la liberté qu'ils venaient d'obtenir pour s'éveiller. Cet éveil devait se faire grâce à l'éducation, une éducation qui leur donnerait les moyens de mieux gagner leur vie et de se faire une place dans la société aux côtés des Blancs.
[00:11:21] Mais dans la communauté afro-américaine de cette époque, l'«éveil» avait aussi un sens plus terre-à-terre, plus pragmatique, celui de «rester sur ses gardes», autrement dit de «faire attention». L'esclavage avait été aboli mais les injustices et les discriminations étaient toujours bien présentes. Être «woke», dans ce contexte, ça voulait dire «garder les yeux ouverts» pour ne pas se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment.
[00:11:54] Plus tard, quand le mouvement pour les droits civiques a émergé, la dimension politique de «l'éveil» des Noirs américains s'est renforcée.
[00:12:03] En 1962, l'écrivain afro-américain William Melvin Kelley a publié un article dans le New York Times intitulé «If You're Woke You Dig It». Dedans, il demandait aux Noirs de prendre conscience de la façon dont ils étaient traités par la société et des inégalités dont ils étaient victimes.
[00:12:26] En 1965, juste après l'adoption du Civil Rights Act, Martin Luther King a fait un discours à l'université d'Oberlin dans l'Ohio dans lequel il a exhorté les étudiants à être «éveillés pendant la grande révolution» et à «être une génération engagée.»
[00:12:49] Cinquante ans plus tard, le combat a repris face aux cas de violences policières commises contre des citoyens noirs. Le mouvement Black Lives Matter a vu le jour et il a adopté le slogan «Stay Woke», un slogan qui s'est rapidement diffusé dans le monde entier grâce aux réseaux sociaux.
[00:13:09] Mais avec cette diffusion massive, il a commencé à prendre un sens plus large. Être «woke», ça ne voulait plus seulement dire être conscient des injustices subies par les Noirs, mais plus généralement, être conscient de toutes les discriminations visant des minorités, que ce soit pour leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, leurs origines etc. Et c'est là que les choses se sont un peu compliquées.
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[00:13:51] Mais avant de parler de ça, il faut que je vous explique pourquoi les vrais inventeurs du «wokisme», eh bien c'est nous, les Français. Eh oui ! Vous savez peut-être que mes compatriotes et moi, on a tendance à penser que le monde tourne autour de nous et qu'on a tout inventé, même le «wokisme» !
[00:14:10] Pour comprendre ça, on reste aux États-Unis mais on remonte le temps encore une fois, jusqu'aux années 70.