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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (22)

Livre 1 - La Vie Publique (22)

Bien que M. Lacadé, Maire de Lourdes, évitàt de se prononcer sur les événements extraordinaires qui se passaient, il en était très impressionné, et ce ne fut point sans une certaine terreur qu'il vit l'Administration entrer dans cette voie de violences. Il ignorait comment les populations allaient accueillir ces actes de l'autorité; et il était fort perplexe. Il est vrai que M. le Préfet annonçait l'envoi possible d'un escadron de cavalerie pour maintenir la tranquillité dans la ville de Lourdes à la suite de l'arrestation; mais cela même ne laissait pas que de l'inquiéter gravement. Le côté surnaturel et les Miracles l'alarmaient aussi. Il ne savait que faire entre l'autorité du Préfet, la force du peuple et les puissances d'en haut. Il aurait voulu ménager la terre et le ciel. Il s'adressa, pour soutenir son courage, au Procureur impérial, M. Dutour; et, tous deux ensemble, ils se rendirent chez M. le Curé de Lourdes pour lui communiquer l'ordre d'arrestation émané de la Préfecture. Ils expliquèrent à l'abbé Peyramale comme quoi, d'après le texte de la loi du 30 juin 1838, le Préfet agissait dans la plénitude de son droit légal.

Le Prêtre ne put contenir l'explosion de son indignation devant la cruelle iniquité d'une telle mesure, fût-elle à la rigueur possible d'après quelqu'une des innombrables lois, enfantées, un jour ou l'autre, par les Lycurgues d'occasion que le flux et le reflux de nos douze à quinze révolutions politiques ont jetés sur la grève du Palais Bourbon.

— Cette enfant est innocente! s'écria-t-il; et la preuve, monsieur le Procureur impérial, c'est que, comme magistrat, vous n'avez pu, malgré vos interrogatoires de toutes sortes, trouver un prétexte à la moindre poursuite. Vous savez qu'il n'y a pas un tribunal en France qui ne reconnût cette innocence, éclatante comme le soleil; qu'il n'y a pas un Procureur général qui, en de telles circonstances, ne déclarât monstrueuse et ne fit cesser, non seulement une arrestation, mais une simple action judiciaire.

— Aussi la Magistrature n'agit-elle pas, répondait M. Dutour. M. le Préfet, sur le rapport des médecins, fait enfermer Bernadette comme atteinte de démence; et cela, dans son intérêt, pour la guérir. C'est une simple mesure administrative, qui ne touche en rien à la Religion, puisque ni l'Évêque ni le Clergé ne se sont prononcés sur tous ces faits, qui se passent en dehors d'eux.

— Une telle mesure, reprit le Prêtre en s'animant de plus en plus, serait la plus odieuse des persécutions; d'autant plus odieuse, qu'elle prend un masque hypocrite, qu'elle affecte de vouloir protéger, qu'elle se cache sous le manteau de la légalité, et qu'elle a pour objet de frapper un pauvre être sans défense. Si l'Évêque, si le Clergé, si moi-même nous attendons qu'une lumière de plus en plus grande se fasse sur ces événements pour nous prononcer sur leur caractère surnaturel, nous en savons assez pour juger de la sincérité de Bernadette et de l'intégrité de ses facultés intellectuelles. Et dès qu'ils ne constatent aucune lésion cérébrale, en quoi vos deux Médecins seraient-ils plus compétents pour juger de la folie ou du bon sens que l'un quelconque des mille visiteurs qui ont interrogé cette enfant, et ont admiré la pleine lucidité et le caractère normal de son intelligence? Vos Médecins eux-mêmes n'osent affirmer et ne concluent que par une hypothèse. M. le Préfet ne peut, à aucun titre, faire arrêter Bernadette.

— C'est légal.

— C'est illégitime. Prêtre, Curé-Doyen de la ville de Lourdes, je me dois à tous, et en particulier aux plus faibles. Si je voyais un homme armé attaquer un enfant, je défendrais l'enfant au péril de ma vie, car je connais le devoir de protection qui incombe au bon Pasteur. Et je ne saurais agir autrement, alors même que cet homme serait un Préfet, et que son arme serait le mauvais article d'une mauvaise loi. Allez donc dire à M. Massy que ses Gendarmes me trouveront sur le seuil de la porte de cette pauvre famille, et qu'ils auront à me renverser, à me passer sur le corps, à me fouler aux pieds, avant de toucher à un cheveu de la tète de cette petite fille.

— Cependant...

— Il n'y a pas de cependant. Examinez, faites des enquêtes : vous êtes libres, et tout le monde vous y convie. Mais si, au lieu de cela, vous voulez persécuter, si vous voulez frapper les innocents, sachez bien qu'avant d'atteindre le dernier et le plus petit parmi mon troupeau, c'est par moi qu'il faudra commencer.

Le Prêtre s'était levé. Sa haute taille, sa tête aux traits puissants, la plénitude de force qui éclatait en lui, son geste résolu, son visage ardent d'émotion, commentaient ses paroles et leur donnaient toute leur physionomie.

Le Procureur et le Maire se turent un instant. Puis ils parlèrent des mesures relatives à la Grotte.

— Quant à la Grotte, reprit le Prêtre, si M. le Préfet veut, au nom des lois de la Nation et au nom de sa piété particulière, la dépouiller des objets que d'innombrables fidèles y ont déposés en l'honneur de la sainte Vierge, qu'il le fasse. Les croyants seront attristés et même indignés. Mais qu'il se rassure : les habitants de ce pays savent respecter l'Autorité, même quand elle s'égare. On dit qu'à Tarbes un escadron est en selle, attendant pour accourir à Lourdes un signal du Préfet. Que l'escadron mette pied à terre. Quelque ardentes que soient les têtes, quelque ulcérés que soient les coeurs, on écoute ma voix, et je réponds, sans la force armée, de la tranquillité de mon peuple. Avec la force armée, je n'en réponds plus.

Cette conversation avec M. le Curé de Lourdes, que l'on savait incapable de plier dans tout ce qu'il considérait comme son devoir, introduisait dans la question un élément imprévu, quoique très aisé à prévoir.

Le Procureur impérial, dès qu'il s'agissait d'une mesure administrative, n'avait point à intervenir; et ce n'était qu'officieusement que M. Dutour avait accompagné M. Lacadé au presbytère. Tout le poids de la décision à prendre portait donc sur ce dernier.

M. Lacadé avait la certitude que le Curé de Lourdes ferait infailliblement ce qu'il avait dit. Quant à opérer par surprise et à arrêter brusquement Bernadette à l'insu du Pasteur, il n'y fallait point songer, maintenant que l'abbé Peyramale était prévenu et qu'il avait l'oeil ouvert. Nous avons vu tout à l'heure les impressions que ressentait le Maire en présence du Surnaturel surgissant tout à coup sous ses yeux. L'apparente impassibilité du magistrat municipal cachait un homme très anxieux et très agité.

Il fit part au Préfet de la conversation que M. Dutour et lui venaient d'avoir avec le Curé-Doyen, des paroles de l'homme de Dieu et de la nature de résistance que l'on était certain de rencontrer chez lui. L'arrestation de Bernadette, ajoutait-il, pourrait, en outre, dans l'état des esprits, soulever la ville et provoquer une révolte indignée contre les Autorités constituées. Quant à lui, devant la détermination si formellement exprimée par M. le Curé et en présence de si redoutables éventualités, il se voyait à regret obligé de se refuser, — fallût-il résigner les honneurs de la Mairie, — à faire exécuter personnellement une pareille mesure. C'était au Préfet, s'il le jugeait bon, d'agir lui-même, sans intermédiaire, et de faire opérer l'arrestation par un ordre direct à la Gendarmerie.

Pendant que le sort et la liberté de Bernadette étaient soumis à ces incertitudes, M. Jacomet, en grande tenue et revêtu de son écharpe, se préparait à exécuter, aux Roches Massabielle, les proscriptions de M. Massy.

Les lecteurs de Notre-Dame de Lourdes connaissent ce qui s'y passa.

L'attitude, non point menaçante, mais inflexible, de l'abbé Peyramale, sa détermination d'intervenir de sa personne pour protéger Bernadette contre l'arrestation projetée, préoccupaient bien plus le préfet Massy que les miracles et toutes les marques du pouvoir céleste. Dieu, en un mot, l'inquiétait moins que le Curé.

Le refus de M. Lacadé de procéder à cette mesure; sa démission offerte, circonstance très étrange de la part de ce fonctionnaire timide; — le visible mécontentement des maires du canton au discours du Conseil de révision; les symptômes de grave effervescence qui avaient accueilli l'enlèvement des ex-voto de la Grotte; l'incertitude où l'on était peut-être de la passive obéissance des Gendarmes et des Soldats, lesquels partageaient à l'égard de Berna dette l'enthousiasme et la vénération populaires, lui donnèrent également à réfléchir. Il comprit que, dans un tel ensemble de conjonctures, l'incarcération de la Voyante pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses.

Ce n'est point qu 'il n'eût bravé volontiers une émeute. Quelques-uns des détails que nous avons racontés feraient même supposer qu'il l'avait secrètement désirée. Mais un soulèvement des populations, précédé de la démission du Maire, compliqué de l'intervention d'un des prêtres les plus respectés du diocèse, suivi, selon toute probabilité, d'une plainte au Conseil d'Etat pour séquestration arbitraire, accompagnée d'une énergique protestation de la presse catholique ou simplement indépendante, avait un caractère de gravité qui ne pouvait manquer de frapper vivement un homme aussi intelligent et aussi attaché à ses fonctions que M. le baron Massy.

Il devait pourtant en coûter singulièrement à l'orgueilleux Préfet de s'arrêter dans l'exécution de cette mesure radicale, qu'il avait si publiquement annoncée la veille au Conseil de révision; et assurément il n'eût point agi de la sorte si le rapport des médecins, au lieu d'être une simple et hésitante hypothèse, peu sûre d'elle-même, avait constaté la folie ou l'hallucination de la Voyante. Que Bernadette eût été réellement atteinte d'aliénation mentale, et rien n'était plus facile au Préfet que d'ordonner un second examen; rien de plus aisé que de faire vérifier et attester le trouble cérébral de l'enfant par deux autres docteurs, choisis parmi les notabilités scientifiques du pays, et assez autorisés comme gens de savoir et d'honneur pour imposer leur décision à l'opinion publique. Mais M. Massy, au courant de tous les interrogatoires de Bernadette, comprit qu'il ne se trouverait pas un médecin sérieux qui ne reconnût et ne proclamât avec tout le monde la pleine raison, la droite intelligence et la bonne foi de l'enfant.

Devant l'évidence d'une telle situation, en présence des impossibilités morales, presque matérielles, qui se dressaient inopinément devant lui, le sage Préfet, malgré son entêtement proverbial, se vit contraint de s'arrêter net et de ne pas aller plus avant. Il était condamné à l'inaction par la force des choses. Quant à retourner complètement sur ses pas et à révoquer la mesure déjà exécutée pnbliquement par Jacomet aux Roches Massabielle, une telle solution ne pouvait même pas aborder la pensée du baron Massy. L'enlèvement des objets de la Grotte, étant un fait accompli, fut maintenu. Mais la Voyante demeura libre, ignorant sans doute, entre ses prières du matin et celles du soir, l'orage qui venait de passer sur elle et qui n'avait point éclaté.

L'Autorité civile, par cette tentative avortée et non reprise, constatait elle-même l'impossibilité absolue de convaincre Bernadette du moindre trouble cérébral. En laissant la Voyante libre, après avoir tenté de l'enfermer, le Pouvoir officiel rendait, malgré lui, un public hommage à la pleine intégrité de cette raison et de cette intelligence. L'incrédulité, par de tels coups mal dirigés, se blessait avec ses propres armes et servait précisément la cause même qu'elle prétendait attaquer. Ne l'accusons pourtant pas de maladresse. Il doit être difficile de lutter contre l'évidence; et, en un tel combat, les fautes les plus lourdes sont inévitables.


Livre 1 - La Vie Publique (22)

Bien que M. Lacadé, Maire de Lourdes, évitàt de se prononcer sur les événements extraordinaires qui se passaient, il en était très impressionné, et ce ne fut point sans une certaine terreur qu'il vit l'Administration entrer dans cette voie de violences. Il ignorait comment les populations allaient accueillir ces actes de l'autorité; et il était fort perplexe. Il est vrai que M. le Préfet annonçait l'envoi possible d'un escadron de cavalerie pour maintenir la tranquillité dans la ville de Lourdes à la suite de l'arrestation; mais cela même ne laissait pas que de l'inquiéter gravement. Le côté surnaturel et les Miracles l'alarmaient aussi. Il ne savait que faire entre l'autorité du Préfet, la force du peuple et les puissances d'en haut. Il aurait voulu ménager la terre et le ciel. Il s'adressa, pour soutenir son courage, au Procureur impérial, M. Dutour; et, tous deux ensemble, ils se rendirent chez M. le Curé de Lourdes pour lui communiquer l'ordre d'arrestation émané de la Préfecture. Ils expliquèrent à l'abbé Peyramale comme quoi, d'après le texte de la loi du 30 juin 1838, le Préfet agissait dans la plénitude de son droit légal.

Le Prêtre ne put contenir l'explosion de son indignation devant la cruelle iniquité d'une telle mesure, fût-elle à la rigueur possible d'après quelqu'une des innombrables lois, enfantées, un jour ou l'autre, par les Lycurgues d'occasion que le flux et le reflux de nos douze à quinze révolutions politiques ont jetés sur la grève du Palais Bourbon.

— Cette enfant est innocente! s'écria-t-il; et la preuve, monsieur le Procureur impérial, c'est que, comme magistrat, vous n'avez pu, malgré vos interrogatoires de toutes sortes, trouver un prétexte à la moindre poursuite. Vous savez qu'il n'y a pas un tribunal en France qui ne reconnût cette innocence, éclatante comme le soleil; qu'il n'y a pas un Procureur général qui, en de telles circonstances, ne déclarât monstrueuse et ne fit cesser, non seulement une arrestation, mais une simple action judiciaire.

— Aussi la Magistrature n'agit-elle pas, répondait M. Dutour. M. le Préfet, sur le rapport des médecins, fait enfermer Bernadette comme atteinte de démence; et cela, dans son intérêt, pour la guérir. C'est une simple mesure administrative, qui ne touche en rien à la Religion, puisque ni l'Évêque ni le Clergé ne se sont prononcés sur tous ces faits, qui se passent en dehors d'eux.

— Une telle mesure, reprit le Prêtre en s'animant de plus en plus, serait la plus odieuse des persécutions; d'autant plus odieuse, qu'elle prend un masque hypocrite, qu'elle affecte de vouloir protéger, qu'elle se cache sous le manteau de la légalité, et qu'elle a pour objet de frapper un pauvre être sans défense. Si l'Évêque, si le Clergé, si moi-même nous attendons qu'une lumière de plus en plus grande se fasse sur ces événements pour nous prononcer sur leur caractère surnaturel, nous en savons assez pour juger de la sincérité de Bernadette et de l'intégrité de ses facultés intellectuelles. Et dès qu'ils ne constatent aucune lésion cérébrale, en quoi vos deux Médecins seraient-ils plus compétents pour juger de la folie ou du bon sens que l'un quelconque des mille visiteurs qui ont interrogé cette enfant, et ont admiré la pleine lucidité et le caractère normal de son intelligence? Vos Médecins eux-mêmes n'osent affirmer et ne concluent que par une hypothèse. M. le Préfet ne peut, à aucun titre, faire arrêter Bernadette.

— C'est légal.

— C'est illégitime. Prêtre, Curé-Doyen de la ville de Lourdes, je me dois à tous, et en particulier aux plus faibles. Si je voyais un homme armé attaquer un enfant, je défendrais l'enfant au péril de ma vie, car je connais le devoir de protection qui incombe au bon Pasteur. Et je ne saurais agir autrement, alors même que cet homme serait un Préfet, et que son arme serait le mauvais article d'une mauvaise loi. Allez donc dire à M. Massy que ses Gendarmes me trouveront sur le seuil de la porte de cette pauvre famille, et qu'ils auront à me renverser, à me passer sur le corps, à me fouler aux pieds, avant de toucher à un cheveu de la tète de cette petite fille.

— Cependant...

— Il n'y a pas de cependant. Examinez, faites des enquêtes : vous êtes libres, et tout le monde vous y convie. Mais si, au lieu de cela, vous voulez persécuter, si vous voulez frapper les innocents, sachez bien qu'avant d'atteindre le dernier et le plus petit parmi mon troupeau, c'est par moi qu'il faudra commencer.

Le Prêtre s'était levé. Sa haute taille, sa tête aux traits puissants, la plénitude de force qui éclatait en lui, son geste résolu, son visage ardent d'émotion, commentaient ses paroles et leur donnaient toute leur physionomie.

Le Procureur et le Maire se turent un instant. Puis ils parlèrent des mesures relatives à la Grotte.

— Quant à la Grotte, reprit le Prêtre, si M. le Préfet veut, au nom des lois de la Nation et au nom de sa piété particulière, la dépouiller des objets que d'innombrables fidèles y ont déposés en l'honneur de la sainte Vierge, qu'il le fasse. Les croyants seront attristés et même indignés. Mais qu'il se rassure : les habitants de ce pays savent respecter l'Autorité, même quand elle s'égare. On dit qu'à Tarbes un escadron est en selle, attendant pour accourir à Lourdes un signal du Préfet. Que l'escadron mette pied à terre. Quelque ardentes que soient les têtes, quelque ulcérés que soient les coeurs, on écoute ma voix, et je réponds, sans la force armée, de la tranquillité de mon peuple. Avec la force armée, je n'en réponds plus.

Cette conversation avec M. le Curé de Lourdes, que l'on savait incapable de plier dans tout ce qu'il considérait comme son devoir, introduisait dans la question un élément imprévu, quoique très aisé à prévoir.

Le Procureur impérial, dès qu'il s'agissait d'une mesure administrative, n'avait point à intervenir; et ce n'était qu'officieusement que M. Dutour avait accompagné M. Lacadé au presbytère. Tout le poids de la décision à prendre portait donc sur ce dernier.

M. Lacadé avait la certitude que le Curé de Lourdes ferait infailliblement ce qu'il avait dit. Quant à opérer par surprise et à arrêter brusquement Bernadette à l'insu du Pasteur, il n'y fallait point songer, maintenant que l'abbé Peyramale était prévenu et qu'il avait l'oeil ouvert. Nous avons vu tout à l'heure les impressions que ressentait le Maire en présence du Surnaturel surgissant tout à coup sous ses yeux. L'apparente impassibilité du magistrat municipal cachait un homme très anxieux et très agité.

Il fit part au Préfet de la conversation que M. Dutour et lui venaient d'avoir avec le Curé-Doyen, des paroles de l'homme de Dieu et de la nature de résistance que l'on était certain de rencontrer chez lui. L'arrestation de Bernadette, ajoutait-il, pourrait, en outre, dans l'état des esprits, soulever la ville et provoquer une révolte indignée contre les Autorités constituées. Quant à lui, devant la détermination si formellement exprimée par M. le Curé et en présence de si redoutables éventualités, il se voyait à regret obligé de se refuser, — fallût-il résigner les honneurs de la Mairie, — à faire exécuter personnellement une pareille mesure. C'était au Préfet, s'il le jugeait bon, d'agir lui-même, sans intermédiaire, et de faire opérer l'arrestation par un ordre direct à la Gendarmerie.

Pendant que le sort et la liberté de Bernadette étaient soumis à ces incertitudes, M. Jacomet, en grande tenue et revêtu de son écharpe, se préparait à exécuter, aux Roches Massabielle, les proscriptions de M. Massy.

Les lecteurs de Notre-Dame de Lourdes connaissent ce qui s'y passa.

L'attitude, non point menaçante, mais inflexible, de l'abbé Peyramale, sa détermination d'intervenir de sa personne pour protéger Bernadette contre l'arrestation projetée, préoccupaient bien plus le préfet Massy que les miracles et toutes les marques du pouvoir céleste. Dieu, en un mot, l'inquiétait moins que le Curé.

Le refus de M. Lacadé de procéder à cette mesure; sa démission offerte, circonstance très étrange de la part de ce fonctionnaire timide; — le visible mécontentement des maires du canton au discours du Conseil de révision; les symptômes de grave effervescence qui avaient accueilli l'enlèvement des ex-voto de la Grotte; l'incertitude où l'on était peut-être de la passive obéissance des Gendarmes et des Soldats, lesquels partageaient à l'égard de Berna dette l'enthousiasme et la vénération populaires, lui donnèrent également à réfléchir. Il comprit que, dans un tel ensemble de conjonctures, l'incarcération de la Voyante pourrait avoir les conséquences les plus désastreuses.

Ce n'est point qu 'il n'eût bravé volontiers une émeute. Quelques-uns des détails que nous avons racontés feraient même supposer qu'il l'avait secrètement désirée. Mais un soulèvement des populations, précédé de la démission du Maire, compliqué de l'intervention d'un des prêtres les plus respectés du diocèse, suivi, selon toute probabilité, d'une plainte au Conseil d'Etat pour séquestration arbitraire, accompagnée d'une énergique protestation de la presse catholique ou simplement indépendante, avait un caractère de gravité qui ne pouvait manquer de frapper vivement un homme aussi intelligent et aussi attaché à ses fonctions que M. le baron Massy.

Il devait pourtant en coûter singulièrement à l'orgueilleux Préfet de s'arrêter dans l'exécution de cette mesure radicale, qu'il avait si publiquement annoncée la veille au Conseil de révision; et assurément il n'eût point agi de la sorte si le rapport des médecins, au lieu d'être une simple et hésitante hypothèse, peu sûre d'elle-même, avait constaté la folie ou l'hallucination de la Voyante. Que Bernadette eût été réellement atteinte d'aliénation mentale, et rien n'était plus facile au Préfet que d'ordonner un second examen; rien de plus aisé que de faire vérifier et attester le trouble cérébral de l'enfant par deux autres docteurs, choisis parmi les notabilités scientifiques du pays, et assez autorisés comme gens de savoir et d'honneur pour imposer leur décision à l'opinion publique. Mais M. Massy, au courant de tous les interrogatoires de Bernadette, comprit qu'il ne se trouverait pas un médecin sérieux qui ne reconnût et ne proclamât avec tout le monde la pleine raison, la droite intelligence et la bonne foi de l'enfant.

Devant l'évidence d'une telle situation, en présence des impossibilités morales, presque matérielles, qui se dressaient inopinément devant lui, le sage Préfet, malgré son entêtement proverbial, se vit contraint de s'arrêter net et de ne pas aller plus avant. Il était condamné à l'inaction par la force des choses. Quant à retourner complètement sur ses pas et à révoquer la mesure déjà exécutée pnbliquement par Jacomet aux Roches Massabielle, une telle solution ne pouvait même pas aborder la pensée du baron Massy. L'enlèvement des objets de la Grotte, étant un fait accompli, fut maintenu. Mais la Voyante demeura libre, ignorant sans doute, entre ses prières du matin et celles du soir, l'orage qui venait de passer sur elle et qui n'avait point éclaté.

L'Autorité civile, par cette tentative avortée et non reprise, constatait elle-même l'impossibilité absolue de convaincre Bernadette du moindre trouble cérébral. En laissant la Voyante libre, après avoir tenté de l'enfermer, le Pouvoir officiel rendait, malgré lui, un public hommage à la pleine intégrité de cette raison et de cette intelligence. L'incrédulité, par de tels coups mal dirigés, se blessait avec ses propres armes et servait précisément la cause même qu'elle prétendait attaquer. Ne l'accusons pourtant pas de maladresse. Il doit être difficile de lutter contre l'évidence; et, en un tel combat, les fautes les plus lourdes sont inévitables.