Livre 2 – Le Témoignage (2)
Convaincu comme il l'était de l'impossibilité actuelle du Surnaturel, M. le préfet Massy n'hésita pas, dans l'impuissance où se trouvait la Magistrature, à chercher dans cette loi redoutable une solution à la question extraordinaire qui avait surgi tout à coup dans son département.
En apprenant que la Vierge était apparue de nouveau et avait dit son nom à Bernadette, M. le Préfet envoya chez les Soubirous une commission composée de deux Médecins. Il les prit parmi ceux qui n'admettaient pas plus que lui le Surnaturel, parmi ceux qui avaient leurs conclusions écrites d'avance dans leur prétendue philosophie médicale. Ces deux Médecins, qui étaient de Lourdes, et dont l'un était l'ami particulier du Procureur impérial, s'épuisaient depuis trois semaines à soutenir toutes sortes de théories sur la catalepsie, le somnambulisme, l'hallucination, et se débattaient exaspérés contre l'inexplicable rayonnement de l'extase, contre le jaillissement de la Source, contre les guérisons soudaines qui venaient à chaque instant battre en brèche les doctrines qu'ils avaient rapportées de la Faculté.
Ce fut à ces hommes et dans ces circonstances que M. le Préfet, dans sa sagesse, jugea bon de confier l'examen de Bernadette.
Ces messieurs palpèrent la tête de l'enfant, et n'y trouvèrent aucune lésion. Le système de Gall consulté n'indiquait nulle part la protubérance de la folie. Les réponses de l'enfant étaient sensées, sans contradictions, sans bizarrerie. Rien d'exagéré dans le système nerveux; tout au contraire, un plein équilibre et je ne sais quoi de profondement calme. Un asthme fatiguait souvent la poitrine de la petite fille; mais cette infirmité n'avait aucune liaison avec un dérangement du cerveau.
Les deux Médecins, très consciencieux d'ailleurs malgré leurs préventions, consignèrent toutes ces choses dans leur rapport, et constatèrent l'état très sain et très normal de l'enfant.
Toutefois, comme, sur la question des Apparitions, elle persistait invariablement dans son récit, ces messieurs, qui ne croyaient point à la possibilité de pareilles visions, s'appuyèrent là-dessus pour dire que Bernadette pourrait bien être hallucinée.
Malgré leurs idées anti-surnaturelles, ils n'osèrent pourtant, devant l'état si bien équilibré et si intellectuellement normal de l'enfant, hasarder une formule plus affirmative. Ils sentaient instinctivement que c'était, non leur science positive, avec ses certitudes, mais leurs opinions philosophiques préconçues qui concluaient de la sorte, et qui répondaient à la question par la question.
M. le Préfet n'y regardait pas de si près, et ce rapport lui parut suffisant. Muni de cette pièce, et en vertu de la loi du 50 juin 1858, il résolut de faire arrêter Bernadette et de la faire conduire à Tarbes, pour être internée provisoirement à l'hospice, et ensuite, sans doute, dans une maison de fous.
Frapper cette enfant n'était pas tout : il fallait opposer enfin une digue à ce mouvement extraordinaire de la population. M. Rouland avait insinué, dans sa lettre au Préfet, comment on le pouvait, sans sortir en quoi que ce fùt de la stricte légalité. Il n'y avait pour cela qu'à considérer la Grotte comme un oratoire, et à la faire dépouiller des ex-voto et des offrandes des croyants.
Si les croyants opposaient de la résistance, un escadron de cavalerie se tiendrait à Tarbes, prêt à tout événement. Une émeute eût comblé bien des voeux secrets.
Restait à faire exécuter, contre Bernadette et contre la population, ces diverses mesures, dont l'infaillibilité préfectorale avait reconnu la nécessité et l'urgence pour parer à l'invasion croissante de la Superstition.
C'était l'époque du Conseil de révision. M. le préfet Massy eut dans cette circonstance l'occasion de se rendre à Lourdes, et d'y voir tous les Maires du canton.
« M. le Préfet, » a dit depuis un illustre écrivain, « M. le Préfet était chargé d'imposer ce jour-la à ses administrés un service assez grand, assez lourd, inauguré d'une façon assez répugnante : il aurait pu comprendre, s'il l'avait voulu, que quelques libertés consolantes sont nécessaires en compensation des sacrifices qu'exige la société. Or la liberté de prier en certains lieux, d'y brûler un cierge, d'y puiser une goutte d'eau, d'y déposer une offrande, ne peut pas paraître bien onéreuse à l'État, ni funeste à l'ordre public, ni offensante pour la pudeur et la liberté de personne; cependant elle console profondément ceux qui en usent... Laissez donc la foi vivre! Dans vos emplois, dans vos puissances, dans vos fortunes, songez que la plupart des hommes que vous gouvernez ont besoin de demander à Dieu le pain de chaque jour, et ne le reçoivent que par une sorte de miracle. La foi, c'est déjà du pain : elle aide à manger le pain noir; elle aide à attendre encore patiemment, passé l'heure où il devait venir. Et quand Dieu semble vouloir ouvrir un de ces lieux de grâce où la foi coule plus abondante et donne de plus prompts secours, ne les fermez pas. Vous-mêmes, les premiers, en aurez besoin. C'est là que vous pourrez faire des économies sur le budget des hôpitaux et des prisons. » (Louis Veuillot, Universdu 28 août 1858.)
Telles n'étaient point les pensées, tels n'étaient point les sentiments de M. le baron Massy. Après avoir prélevé au nom du Pouvoir ce terrible impôt du sang que l'on nomme la Conscription, il adressa aux Maires du canton un discours officiel. Il sut invoquer à la fois, à propos des Apparitions et des Miracles, l'intérêt de l'Église et celui de l'État, le Pape et l'Empereur. En chacune de ses phrases, périphrases et paraphrases, il commençait par la piété et finissait par l'administration. Les prémisses étaient d'un théologien, les conclusions étaient d'un préfet.
« M. le Préfet a montré aux Maires, » disait le surlendemain le journal de la Préfecture, « ce que les scènes qui s'étaient produites avaient de regrettable, et quelle défaveur elles tendaient à jeter sur la Religion. Il s'est appliqué surtout à leur faire comprendre que le fait de la création d'un oratoire à la Grotte, fait suffisamment constitué par le dépôt d'emblèmes religieux et de cierges, était une atteinte portée à l'Autorité ecclésiastique et civile, une illégalité, qu'il était du devoir de l'Administration de faire cesser, puisque, aux termes de la Loi, aucune chapelle publique ou oratoire ne peut être fondé sans l'autorisation du Gouvernement, sur l'avis de l'Évêque diocésain. » (Ère impériale du 8 mai.)
« Mes sentiments, » avait ajouté le dévot fonctionnaire, « ne doivent être suspects à personne. Tout le monde, dans ce département, connaît mon respect profond pour la Religion. J'en ai donné, — je crois, — assez de preuves, pour qu'il soit impossible de mal interpréter mes intentions.
« Vous ne serez donc pas surpris d'apprendre, Messieurs, que j'ai donné l'ordre au Commissaire de Police d'enlever et de transporter à la Mairie, où ils seront mis à la disposition de ceux qui les ont déposés, les objets placés dans la Grotte.
« J'ai prescrit, en outre, d'arrêter et de conduire à Tarbes, pour y être traitées comme malades, aux frais du Département, les personnes qui se diraient visionnaires, et je ferai poursuivre, comme propagateurs de fausses nouvelles, tous ceux qui auraient contribué à mettre en circulation les bruits absurdes que l'on fait courir. » ( Nous donnons ce discours d'après l'article de l'Ère impériale, journal de la Préfecture. N° du 8 mai.)
Cela se passait le 4 mai. C'est ainsi que le très religieux Préfet inaugurait son Mois de Marie.
Ces paroles furent accueillies par un enthousiasme unanime, suivant le journal de la Préfecture.
La vérité est que les uns désapprouvèrent hautement la voie violente dans laquelle s'engageait l'Autorité, tandis que d'autres, appartenant à la secte des Libres Penseurs, s'imaginèrent que la main du Préfet allait suffire à enrayer brusquement la marche irrésistible des choses.
Au dehors, les philosophes et les savants se réjouissaient. Le Lavedan, absolument silencieux depuis deux mois, terrassé qu'il était par l'évidence des faits, retrouva l'indépendance de son verbe pour entonner un dithyrambe préfectoral.
Immédiatement après son discours, le Chef du Département avait quitté la ville, laissant s'exécuter, hors de sa présence, ce qu'il avait ordonné.