Livre 2 – Le Témoignage (3)
Le premier type historique que j'avais à tracer était celui de cette innocente Bernadette qui avait reçu le don incomparable de voir lui apparaître la Mère de Dieu, de converser avec Elle et de servir ainsi un instant de trait d'union entre le Ciel et la Terre.
Il me serait difficile d'exprimer à quel point j'avais été remué jusques au fond de l'àme, tant à Nevers qu'à Lourdes, toutes les fois que Dieu m'avait fait la grâce de m'entretenir avec cette Enfant de prédilection, et de l'entendre me parler de la Vierge sans tache qui lui était apparue dix-huit fois aux Roches de Massabielle. Rien ne peut donner une idée de son imposante candeur et de la pure lumière de ses yeux limpides et profonds. Je ne sais quoi de supérieur à la terre, non par la puissance, mais par une pureté auguste, paraissait habiter en elle. Son regard était un reflet du firmament : l'accent de sa parole était un écho du Paradis.
En l'écoutant, en la voyant, mes larmes, malaisément contenues, oppressaient ma poitrine, et j'éprouvais quelque chose de ce que ressentirent les disciples d'Emmaüs alors qu'ils abandonnaient leur oreille charmée et leur coeur tout brûlant à l'entretien du Divin voyageur... Ainsi étais-je moi-même en présence de cette innocence radieuse, me racontant à moi, indigne, les Apparitions de Marie et les beautés de la Vierge Immaculée.
Et lorsque, recueillant mon âme, je commençai à écrire la divine histoire, j'avais toujours devant moi la mémoire et l'image de cette âme virginale, tout embaumée du parfum des Cieux. Puis, dans le cours du récit, quand, je venais à rencontrer le souvenir de Bernadette, à esquisser son portrait, à redire ses paroles, voilà que ma plume s'attendrissait; voilà que mon pinceau allait de lui-même chercher ses plus délicates couleurs et qu'il s'attardait, avec amour et piété, à tracer les contours si purs de ce céleste visage humain, de cette angélique figure d'une fille de la terre, de cette idéale réalité.
Mais, tandis que je m'abandonnais ainsi à la chrétienne joie de parler en toute vérité, il me vint un jour, il me vint invinciblement en la conscience, un scrupule qui me glaça soudain et rendit ma plume tremblante:
« — Eh quoi! me dis-je, ce portrait de Bernadette, que je peins avec un si religieux respect, cette sorte de nimbe que je montre rayonnant autour de son front, ce piédestal sur lequel je dresse son image, ce trône royal où je l'assieds dans la justice de l'Histoire, toute cette auréole de gloire dont je l'environne, Bernadette elle-même, du fond de sa paisible solitude, va en être tout à coup le témoin. Et alors ce livre, ce livre que j'écris pour être l'édification de quiconque le lira, ne pourra-t-il point, par un étrange renversement de mon dessein, faire passer en cette âme bénie la tentation de quelque complaisance vaine et le nuage d'une pensée d'orgueil? De sorte que, voulant faire du bien à tous, je cours l'affreux péril de commencer d'abord par lui faire du mal, à elle-même. »
J'essayais de me rassurer. Je me disais qu'après avoir résisté, encore enfant et au milieu du monde, à l'enthousiasme des multitudes, elle ne pouvait être désormais sensible à la louange des bouches humaines? Je medisais qu'elle était assurément, du moins sur ce point particulier, confirmée en grâce. Mais un nouvel écueil se présentait à mes yeux:
« — Oui, sans doute, elle n'aura pas même la tentation qu'aurait en sa place toute fille d'Ève. Mais, précisément, à cause de ces humbles sentiments d'elle-même que rien ne peut altérer, quelle douleur pour elle et quel effroyable chagrin quand elle se verra ainsi, dans la pleine lumière de la publicité, présentée à l'admiration, au respect et à l'amour de tout lecteur chrétien! Lui imposerai-je cette cruelle peine et enfoncerai-je froidement la pointe aiguë de ce poignard dans l'humilité de son coeur? »
Et, dans mon trouble, je ne savais que résoudre entre les deux côtés de l'inévitable dilemme: « Ce livre sera pour Bernadette : — ou une grande souffrance, la confusion; — ou un grand mal, la tentation. »
Cette anxiété arrêtait et paralysait mon esprit, lequel, par son particulier tempérament, n'admet d'autre dépendance que celle de la vérité et ne sait se mouvoir que dans une liberté entière.
Une heureuse inspiration me montra enfin la solution très simple de cette difficulté. Je m'adressai à la Révérende Mère Joséphine Imbert, Supérieure générale de la Congrégation des Soeurs de Nevers, et je lui fis part naïvement de ce qui se passait en moi, tel que je viens de l'exposer. « Pour me sauver de cette angoisse, lui disais-je, donnez-moi l'assurance que l'humble Voyante, confiée par Dieu à votre garde, ne lira point les pages où je parle d'elle. Alors seulement, je pourrai la montrer telle qu'elle est, et faire comprendre à tous a comment la Sainte Vierge l'a aimée et l'a élue. »
La Révérende Mère Générale me fit cette promesse, ajoutant du reste que Bernadette écartait de sa main tous les écrits où il était parlé d'elle, et qu'elle se refusait à entendre ou à lire tout ce qui pouvait glorifier sa personne.
Et voilà l'explication de la phrase qui termine Notre-Dame de Lourdes. Elle est, comme tout le reste, l'expression littérale de la vérité : « Ensevelie en sa cellule, ou absorbée dans le soin des malades, la Voyante de Lourdes a fermé son oreille à tous les tumultes de la terre : elle en détourne sa pensée pour se recueillir dans la paix de sa solitude ou dans les joies de sa charité. Elle vit dans l'humilité du Seigneur et elle est morte aux vanités d'ici-bas... Ce livre que nous venons d'écrire et qui parle tant de Bernadette, la Soeur Marie-Bernard ne le lira jamais. »
Donc je repris ma plume et, sans autre souci que celui d'être exact, je fis de Bernadette un portrait ressemblant.
A partir de décembre 1867, notre ouvrage commença à paraître par fragments successifs dans la Revue du Monde catholique.
— Avec quelle impatience, nous a raconté une Soeur de Nevers, avec quelle impatience nous attendions ces pages, qui contenaient l'histoire de la Reine du Ciel, de ses récentes Apparitions et de ses Miracles!... Dès que la Revue arrivait à Saint-Gildard, nous apportant quelques chapitres nouveaux, notre Révérende Mère Joséphine Imbert avait hâte qu'il en fût donné lecture à la salle de réunion. Mais la présence de notre chère Soeur était un obstacle, et voici alors la petite scène qui se passait.
« Tantôt la Révérende Mère, tantôt la Maîtresse des novices, tantôt l'une des Assistantes, rencontrant la Soeur Marie-Bernard, lui disaient:
« — Ma chère Soeur, vous êtes délicate et il est bon que, de temps en temps, vous preniez un peu de repos : il faut vous prémunir contre la fatigue et vous réconforter par une nourriture meilleure. Vous allez aujourd'hui et demain dîner à l'infirmerie. »
Et c'est ainsi, qu'en l'absence momentanée de Bernadette sans défiance, les bonnes Soeurs lisaient à la communauté ou au réfectoire ce livre dont elle remplissait presque toutes les pages, ce livre dont, après la Très-Sainte Vierge Marie, elle était la principale et plus exquise figure.
Et lorsque, en un jour ou deux, la lecture était terminée, Soeur Marie-Bernard, ayant suffisamment profité de son repos exceptionnel et de son régime spécial, était de nouveau admise à la vie habituelle. Et elle venait alors, sans se douter de rien, reprendre son humble place à la table commune.
On nous avait depuis longtemps, presque dès l'origine, fait part de cette anecdote. Et plus d'une fois nous l'avions en souriant répétée dans nos causeries.
Une ombre pourtant restait dans notre esprit. Eh quoi! Bernadette ne connaîtrait-elle donc jamais en aucune façon ce récit de sa propre histoire? Et celle qui fut le Témoin des Apparitions quitterait-elle ce monde sans avoir pu dire: « — Ce livre est la vérité! »
A cette question qui semblait résolue d'avance, l'avenir, comme on le verra, devait se charger de répondre tout autrement que nous ne le pensions.