Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (10)
Donc on a jugé alors que l'heure était venue de lui administrer les derniers secours de l'Église.
Elle a fait, cependant, quelque difficulté pour recevoir l'Extrême-Onction, et l'a un instant refusée avec une sorte de mutinerie enfantine et de grâce enjouée, qui étaient en sa vive nature et qui ne la quittèrent jamais:
— Non! non! je ne veux pas encore qu'on me donne l'Extrême-Onction.
— Et pourquoi?
— Pourquoi? parce que j'ai guéri toutes les fois que je l'ai reçue, et que je suis justement entrée en convalescence à partir de ce moment-là. Voici la quatrième. Je ne voudrais la recevoir qu'à bon escient : pour mourir et non pour recommencer à vivre.
On a insisté. Et, obéissante jusqu'à la fin, elle a surmonté son sentiment pour se soumettre à celui de l'autorité maternelle qui la pressait.
Lorsqu'on lui a apporté le saint Viatique, elle s'est tournée vers la révérende Mère Adélaïde Dons, Supérieure-générale, et vers les Religieuses qui étaient agenouillées autour du lit de douleur. Et d'une voix, dont la force et l'énergie ont étonné en cet état de faiblesse, elle a prononcé ces humbles paroles:
— Ma chère Mère, je vous demande pardon de toutes les peines que j'ai pu vous faire par mes infidélités dans la vie religieuse. Et à vous aussi, mes chères Soeurs, je demande également pardon de tous les mauvais exemples que je vous ai donnés... Priez pour moi.
Cette Extrême-Onction n'a pas été le terme de sa vie. Mais on peut dire qu'elle a été le commencement de sa longue agonie, qui a duré près de trois semaines encore.
Ce jour-là ou l'un des jours suivants, M. l'abbé Febvre lui a fait entendre les exhortations que l'on adresse à ceux qui vont mourir.
— Allons! ma chère Soeur, il faut faire généreusement le grand sacrifice.
A ces mots, le clair et limpide regard de la malade a naïvement interrogé le Prêtre. Et, témoignant quelque surprise:
— Quel sacrifice, mon Père, quel sacrifice?
— Ma bonne Soeur, a répondu le Prêtre à son tour étonné, il s'agit du sacrifice de la vie.
Et sur cette parole Bernadette a souri doucement, levant les yeux vers la céleste patrie.
— Mais, mon Père, ce n'est point là un sacrifice! a-t-elle dit simplement... Non! ce n'est pas un sacrifice que de quitter cette vie où l'on a tant de peine à ne pas offenser le bon Dieu, et où l'on rencontre tant de traverses.
— Assurément non, a repris l'Aumônier, qui tout aussitôt a suivi en ses hauteurs les sentiments de cette âme incomparable. Ce ne doit pas être un sacrifice que d'aller jouir pour toujours des éternelles splendeurs de Dieu... Et vous, ma Soeur, sans avoir jamais contemplé la face du Très-Haut, vous savez pourtant quelque chose de ce que c'est que la beauté divine?
Elle a soudainement fermé les yeux comme pour retrouver et revoir en elle-même, par un regard intérieur et rapide, le type ineffaçable.
— Oui, a-t-elle repris après ce léger silence, et c'est ce souvenir qui me console et qui tourne mon coeur à l'espérance.
Les cloches du samedi-saint ayant retenti:
— Écoutez, lui a dit quelqu'un. A la Passion succède la Pâque. Tout reprend vie et vous aussi vous irez mieux...
— Ma passion, a répondu Bernadette, ne finira qu'à ma mort et durera pour moi jusqu'à l'entrée de l'éternité.
Et une crise l'a saisie. Son pauvre corps chétif et amaigri se contractait sous la douleur. Elle étendait les bras en croix, serrant avec amour dans sa main le crucifix qui représentait le supplice du Bien-Aimé : puis elle portait le Christ à ses lèvres et le baisait avec un pieux respect. D'autres fois elle le pressait sur sa poitrine.
— Je voudrais qu'il entrât dans mon coeur et l'y sentir constamment. Mais mes mains, agitées malgré moi, ne le peuvent toujours maintenir... Qu'on l'attache à moi! a-t-elle ajouté, et qu'on serre bien fort pour que je sente toujours là l'image de Jésus.
Et ses chères Soeurs, obéissant à son saint désir, ont pris des liens, et, entourant les reins de la malade, ont fixé sur sa poitrine et sur son coeur le signe vénéré du Rédempteur crucifié.
Des Religieuses étaient à genoux au pied de son lit:
— Chère Soeur, nous prions Dieu de vous soulager, de vous consoler.
— Non! non! a répondu vivement Bernadette avec l'accent avide de l'avare qui ne veut rien perdre de son trésor. Non! non! demandez seulement pour moi la force et la patience. Pas de consolation, pas de soulagement! Rien ici-bas : tout pour le ciel!
Aucune âme cependant, aussi pure ou purifiée qu'elle soit, ne peut approcher de la mort sans frissonner et sans être envahie, au moins pendant quelques instants, par une suprême angoisse. Les terreurs vagues et froides, les pièges du Serpent ténébreux se tiennent au seuil redoutable qui marque la frontière du Temps et de l'Éternité.
Le lundi de Pâques, la soeur Marie-Bernard sentit passer sur elle le souffle glacé de l'effroi:
— J'ai peur, murmura-t-elle, j'ai peur! J'ai reçu tant de grâces. Ah! que je tremble de n'en avoir pas profité comme il faut!...
— Et maintenant, ajoutait-elle, combien je suis faible! Oh! que l'auteur de l'Imitationa raison de dire « qu'il ne faut pas attendre à la dernière heure pour servir Dieu! » On est alors capable de si peu de chose!
Durant la nuit le Tentateur jaloux, jadis tombé du Ciel, essaya de troubler et de faire trébucher en sa marche ascendante celle qui montait pour toujours, vers ce Paradis de délices d'où il fut jadis précipité à jamais. A plusieurs reprises on entendit la voix de la soeur Marie-Bernard: « Va-t'en, Satan! va-t'en, Satan... »
— Le Démon a tenté de m'effrayer, dit-elle le mardi matin à M. l'abbé Febvre. Il a fait mine de se jeter sur moi. Mais j'ai invoqué le saint Nom de Jésus et tout a disparu.
Le Mauvais Ange ne revint point, et la paix des derniers instants devait être inaltérable.
Elle voulut, à l'issue de cette lutte mystérieuse et de l'angoisse, se confesser une fois encore, recevoir l'indulgence plénière in articulo mortis, et participer au corps du Seigneur.
Le mercredi de Pâques, 16 avril 1879, le soleil s'est levé très beau : comme pour un jour de fête. Et tous les prêtres de l'univers chrétien, en montant à l'autel, ont commencé par ces divines paroles l'Introït de la Messe:
« — Venez, les bénis de mon Père, et recevez le Royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. Alléluia! alleluia! alleluia! »
A l'Offertoire, ils ont prononcé ce texte du Psalmiste:
« — Le Seigneur a ouvert les portes du Ciel... Alléluia. Il a donné aux hommes le Pain céleste et l'humaine créature s'est assise au banquet des Anges. Alléluia! »
Alléluia! alléluia! En vérité, n'est-ce point en ce jour que Bernadette devait mourir? « Venez, les bénis de mon Père, recevoir le Royaume qui vous a été préparé! Alléluia! »
Elle n'était point mourante cependant, quand se leva l'aurore de cette fête. Et lorsque, vers l'Angélus du matin, ses compagnes, croyant voir sur ses traits des signes alarmants voulurent commencer les prières suprêmes: « Seigneur, assistez-moi dans ma dernière agonie », Bernadette se récria doucement:
— Ce n'est point tout à fait la dernière agonie, mes chères Soeurs. Vous me faites trop tôt réciter ces prières et le moment n'est pas encore venu.
— Mais c'est de crainte que, quand il sera venu, vous ne puissiez plus ni les réciter ni les entendre.
— Alors, c'est bien.
Et elle suivit ces prières avec une attention profonde et un recueillement pour ainsi dire surhumain. Son pâle visage était comme le type immobile de l'invocation et de la foi. Ses mains étreignaient le crucifix avec une confiance absolue et une ineffable tendresse. Son regard, dont rien ne peut peindre l'éclat et l'amour, son regard lumineux, ardent et inexprimablement doux, se tenait immuablement fixé sur l'image de Jésus qui était appendue aux murs de la salle. Spectale sublime! c'était la mort temporelle embrassant l'éternelle vie.
Ce regard extraordinaire frappait toute l'assistance d'un religieux respect. Et à ce sujet, l'un des témoins de cette scène, M. l'abbé Febvre, nous faisait part d'une observation qui nous a frappé:
« — Ce que le Surnaturel a touché en garde l'empreinte, nous disait-il. Or c'est par le sens de la vision, c'est par les yeux que Bernadette a été touchée par le Surnaturel. Et toujours depuis cet instant, son incomparable regard en a gardé un reflet spécial qu'ont remarqué tous ceux qui l'ont aperçue même une seule fois. Mais dans les derniers temps de sa maladie, ce reflet est devenu de plus en plus vif, de plus en plus sensible à l'attention de ceux qui l'entourent. C'est surtout quand elle prie, quand elle s'entretient de Dieu, de Jésus, de Marie, quand elle contemple l'image du Christ, quand on lui parle des joies du Ciel. Il semble que ces yeux soient illuminés d'un nouvel éclat à mesure que notre soeur Marie-Bernard sent tomber le voile du corps qui la sépare de la vue de Dieu. »
Comme on achevait les prières des agonisants, Bernadette parut ravie tout à coup en une sorte de contemplation mystérieuse, et son visage exprima je ne sais quelle radieuse surprise. S'appuyant sur ses pauvres mains, elle se souleva comme pour mieux voir l'objet de sa contemplation, et on entendit par trois fois un « Oh! » de ravissement...