Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (3)
Une grande dame sonne vers midi ou une heure à Saint-Gildard par un temps de pluie, alors que la communauté presque entière allait et venait sous les cloîtres. La porte s'étant ouverte, la visiteuse aborde, à pas discrets, la première Soeur qu'elle rencontre, et, d'un ait, de mystère:
— Est-ce que vous ne pourriez pas m'indiquer quelle est la soeur Marie-Bernard?
— Vous demandez soeur Marie-Bernard? Ah! fort bien! fort bien!
Et la Religieuse, d'un pas non moins discret, s'éloigne, et, traversant la foule de ses compagnes, pénètre dans l'intérieur de la maison.
Comme elle tardait à revenir, la dame s'adresse à une autre:
— La soeur Marie-Bernard? répond cette seconde Religieuse; mais c'est à elle que vous venez de parler!... Vous l'avez vue partir. Ne comptez point sur son retour.
Le même incident se produisit plusieurs fois. Comme elle préparait un matin l'autel de la Vierge et l'ornait de fleurs, un groupe de personnes du monde l'entoure sans la connaître.
— Ma bonne soeur? où donc se place Bernadette? C'est aujourd'hui un jour de profession et on nous a assuré qu'elle serait à la cérémonie. Pourrions-nous la voir?
— Oh! non, non, c'est impossible. Elle ne se mettra pas aujourd'hui à sa place ordinaire.
Et, cela disant, elle disparaît.
Mais il advenait que son incognito était quelquefois trahi.
Un prêtre entrant un jour dans l'église de Saint-Gildard, accompagné d'une bonne et grosse dame de nature exubérante, aperçoit une Religieuse agenouillée, qui faisait le Chemin de la Croix. Il la reconnaît.
— Voilà soeur Marie-Bernard, dit-il tout bas à l'excellente personne qui était avec lui.
Or, à peine a-t-il prononcé ce mot imprudent que la dame s'élance et court se prosterner aux pieds de la jeune novice, baisant sa robe avec effusion et étendant les mains pour l'embrasser elle-même.
Bernadette effrayée la prend d'abord pour une folle et se lève en poussant un cri de terreur... Mais elle ne tarde pas à comprendre, et elle ne s'enfuit que plus vite.
— Oh! ma Révérende Mère, de grâce, s'écrie-t-elle en se réfugiant chez la Supérieure, si je dois subir de telles avanies, laissez-moi ne descendre jamais à l'église!...
Et très souvent, en effet, les jours de grande fête ou de profession, quand elle prévoyait qu'il devait venir des étrangers, elle demandait à être placée, longtemps à l'avance, dans un coin obscur de la tribune, d'où elle pouvait, sans être aperçue, assister à l'office.
Elle souffrait toutes les fois qu'on l'appelait au parloir, bien que la Révérende Mère violât le moins possible le désir qu'avait Bernadette de demeurer cachée. Elle souffrait, quand, à travers une porte entr'ouverte, elle devinait qu'un regard étranger tentait avidement de contempler ses traits: « Pourquoi chercher à me voir, disait-elle douloureusement, et qu'ai-je de plus que les autres? Le bon Dieu s'est servi de moi comme il s'est servi des boeufs de Betharram dont le pied s'est arrêté et a frappé à coups redoublés au-dessus de l'endroit où était enfouie la statue miraculeuse. Voilà tout. Rien de plus... »
Quand quelqu'un se laissait aller, comme cela arrivait parfois, à des paroles de vénération envers elle; quand on lui parlait delà couronne assurée qui lui était destinée en Paradis, elle savait aussitôt réprimer par le rire, par la moquerie et la plaisanterie fine, de semblables propos, et elle traitait ses adulateurs en ennemis : « — C'est bien vite fait de canoniser les gens! Après cela, quand ils sont morts, on ne se croit point, naturellement, obligé de prier pour eux et on les laisse griller en Purgatoire, sans songer à les en tirer. »
Sa répugnance à se montrer ne diminua point avec le temps; et elle donnait parfois lieu aux fuites les plus étonnantes.
Elle aperçoit un jour, arrivant au couvent, Mgr l'Évêque de Nevers, accompagné d'un ecclésiastique étranger. Ils se dirigeaient vers l'infirmerie. Tout aussitôt la soeur Marie-Bernard disparait et se retire je ne sais où, à la lingerie, je crois, où elle se met à raccommoder silencieusement quelque guimpe déchirée. On va au jardin, on court à la cuisine, on interroge la sacristie, on entre dans la chapelle, on la cherche partout où on pouvait supposer qu'elle était, et on finit, après un long temps, par la découvrir en sa cachette.
— Vite! vite! soeur Marie-Bernard. La Révérende Mère vous demande. Monseigneur vient vous voir.
Bernadette lève sur sa compagne un regard tout chargé de mélancolie:
— Non! non! dit-elle en souriant tristement. Monseigneur ne vient pas me voir, il vient me faire voir.
Et se levant, elle se rendit, le coeur un peu gros, à l'appel qui lui était fait.
Une Soeur de Nevers nous a raconté ceci:
« — J'avais l'un de mes parents qui était extrêmement désireux de connaître Bernadette, d'autant plus peut-être que cela passait pour fort difficile. Que la piété y fùt pour une part, nous devons le penser; mais la curiosité était aussi pour beaucoup, je le crains, dans cette violente envie. Il me sollicita avec les plus vives instances; et à mon tour je sollicitai beaucoup notre Révérende Mère, qui trouva qu'il n'y avait point lieu de donner à notre Soeur l'ordre de paraître: « — Tout ce que je puis faire, c'est de le lui permettre. Allez lui dire de ma part que je l'autorise à venir, tout en la laissant libre. » Je cours donc trouver Bernadette: « — Chère soeur, il y a quelqu'un au parloir, et notre révérende Mère vous autorise à y descendre. » — « Et après? me demande-t-elle en me regardant, non sans malignité. » — « Mais, vous le voyez, elle vous autorise à descendre... » — « Et après? Elle n'a pas ajouté autre chose? » — « Elle a dit, repris-je timidement, qu'elle vous autorise... mais qu'elle vous laisse libre. » — « Elle me laisse libre! s'écrie soeur Marie-Bernard toute pétillante de joie. Eh bien! je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas! » Et la voilà qui prend la course comme une enfant, et disparait au fond du jardin.
« Et c'est ainsi que ne fut point satisfait l'ardent désir démon pauvre cousin! »
En certaines circonstances elle cédait cependant à la pieuse curiosité dont elle était l'objet.
Un dimanche, plusieurs visiteurs, groupés près de la porte d'entrée au moment de la sortie du réfectoire, étaient en embuscade pour la regarder au passage.
Elle les découvre de loin et laisse échapper un geste de contrariété. Puis comme de coutume, elle prend instinctivement une autre direction.
— On vient me voir comme on va voir la bête curieuse et le boeuf gras! dit-elle avec un soupir à une de ses compagnes.
Mais tout à coup elle se ravise:
— Eh bien, soit! Que je me montre en spectacle comme la bête, pourvu que je sois la bête du bon Dieu!
Et, surmontant sa répugnance, elle rentra à son rang dans le défilé de la Communauté.
Ainsi, tantôt par une pudeur virginale, honteuse et rougissante de tout oeil indiscret, voire parfois par une sorte d'innocente malice, elle détournait la tête et dérobait ses traits, quand elle apercevait, sous le cloître ou dans les cours, des personnes inconnues qui se trouvaient là, par un hasard cherché dont elle devinait le motif. Tantôt au contraire, faisant un violent effort sur elle-même, elle passait, sans timidité et sans assurance, simplement, noblement, religieusement.
Suivait-elle en cela l'inspiration du moment ou le mouvement de l'Esprit qui souffle où il veut? Dieu seul le sait. Mais presque toujours, pour la déterminer à paraître, il lui fallait un ordre formel de ses Supérieures, ordre qui se donnait rarement.
Quelques-uns parvenaient pourtant jusqu'à elle, étant de ceux à qui l'on ne peut résister.
Un soir (c'était, croyons-nous, en 1872), un prêtre de haute taille, d'aspect austère et distingué, se présenta au couvent de Saint-Gildard, à Nevers. La Supérieure générale était malade. Une des Assistantes le reçut:
— Je viens d'assez loin, lui dit-il; et j'ai fait exprès ce voyage pour voir et pour connaître la soeur Marie-Bernard.
— Hélas! monsieur le curé, je ne puis dans cette circonstance lever la clôture que sur l'autorisation formelle de Mgr de Nevers; et je ne dois point vous cacher qu'il l'accorde bien difficilement. Sans cette règle, notre chère Soeur, qui a voulu la solitude, serait toujours au parloir.
Le prêtre parut contrarié.
— Or, ajouta l'Assistante, Monseigneur n'est point à Nevers... Toutefois, l'autorisation de M. le vicaire-général me suffirait.
— Je voulais précisément la voir incognito. Mais puisqu'il le faut, je me nomme.
Il écarta son manteau noir, et la Religieuse aperçut la croix épiscopale.
— Je suis l'Évêque d'Orléans, dit-il.
L'Assistante s'inclina, implora la bénédiction de l'illustre prélat et alla chercher Bernadette.
Malgré la surabondance de preuves qui ont établi la foi de la chrétienté en les Apparitions de Notre-Dame de Lourdes, quelques doutes, parait-il, le visitaient parfois. Et voilà pourquoi il était parti pour Nevers afin de connaître par lui-même cette Bernadette dont le témoignage avait eu dans le monde un si universel retentissement.
Mgr Dupanloup s'entretint longtemps avec la Voyante.
En la quittant, l'Evêque avait les yeux pleins de larmes, et toute ombre de doute avait à jamais fui de son coeur.
— Je viens de voir l'innocence d'une âme, disait-il, et l'irrésistible puissance de la Vérité.
Quelques mois après il allait à Lourdes s'agenouiller à la Grotte sainte.