Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (8)
Durant tout le cours de sa vie religieuse, la pensée de Soeur Marie-Bernard visitait souvent la terre natale : non-seulement la Grotte sainte, mais l'humble toit paternel où elle avait laissé sa bien-aimée famille; — le cimetière où depuis son départ étaient successivement descendus son père et sa mère; — l'indigente église où elle avait communié si souvent; — le presbytère d'emprunt où vivait, dans sa glorieuse pauvreté, le Patriarche de Notre-Dame de Lourdes, ce curé Peyramale à qui la Vierge elle-même l'avait jadis envoyée — l'Hospice des soeurs de Nevers où elle avait été d'abord écolière et plus tard postulante; — la cité toute entière où elle était née et où demeuraient les amies de son enfance et les compagnes de ses premiers jours.
Quand M. l'abbé Perreau était parti pour Lourdes à l'époque du Couronnement, elle lui avait fait une instante recommandation:
— Allez trouver Mgr Peyramale. Dites-lui que je pense à lui tous les jours, que je prie pour lui et que je lui demande sa bénédiction sainte.
Le Curé de Lourdes était déjà dans les grands chagrins, quand vint le visiter ce message de Bernadette. En parlant d'elle, il fut ému.
— Portez lui ma bénédiction, répondit-il à l'abbé Perreau; et assurez-la, assurez-la bien, que je me souviens qu'elle est toujours mon enfant.
A chaque voyage que celui qui écrit ces pages faisait à Nevers, la première question de Bernadette était toujours relative au curé Peyramale. L'image du grand Apôtre de Notre-Dame de Lourdes ne quittait pas plus son esprit que la pensée de saint Jérôme ne quittait le coeur de sainte Paule, que le souvenir de saint François de Sales ne s'effaçait de la mémoire de sainte Chantal.
Qu'elle fut joyeuse lorsque nous lui racontâmes comment le Pape Pie IX avait proclamé solennellement les services et la gloire du Curé Peyramale, non seulement en lui conférant le titre et les honneurs de « protonotaire apostolique », mais encore et surtout en lui adressant un Bref, dont les termes avaient un caractère exceptionnel. Comme toute sa personne nous écoutait! comme son visage était rayonnant, lorsque nous lui récitions textuellement les paroles de ce Bref pontifical par lesquelles le vicaire de Jésus-Christ rendait justice à l'héroïque prêtre de Notre-Dame de Lourdes.
— Voici, lui disions-nous, comment a parlé le Pape: « Lorsque, parmi les ouvriers du champ évangélique, il en est qui se distinguent par l'éclat de leur piété, de leur droiture, de leur courage, autant que par leur sagesse, leur prudence et leur savoir, nous nous plaisons, suivant les circonstances et le temps, à les honorer des témoignages particuliers et personnels de notre munificence pontificale. Et nous en agissons ainsi, afin qu'ils ne soient point des lampes cachées sous le boisseau; mais que, tout au contraire, — en ces jours surtout où l'impiété a déclaré une guerre criminelle à Dieu et à ses Saints, ils brillent avec plus de splendeur pour servir d'exemple à tous les autres. Vous êtes de ce nombre, bien-aimé fils... » (Bref adressé au curé Marie-Dominique Peyramale, doyen de Lourdes, par Sa Sainteté le Pape Pie IX, à la date du 3 mars 1874.)
Bernadette était toute attendrie : et ses yeux, où montaient les pleurs, nous interrogeaient toujours. Elle voulut savoir les moindres détails de ce qui s'était passé à Lourdes à cette occasion. Il fallut lui en faire le tableau. Nous lui apprîmes, entr'autres choses, comme quoi ces dignités inattendues avaient provoqué tout d'abord, dans l'àme à la fois humble et rude du curé Peyramale, un orage de mécontement et une brusque révolte dont l'Évêque, porteur du Bref, n'était parvenu à triompher que par une sorte de coup d'État.
La soeur Marie-Bernard, heureuse et touchée de la gloire du Curé de Lourdes, riait en même temps, comme une enfant de la confusion extraordinaire qu'avait éprouvée l'humilité de cet homme de granit, lorsque ces grandeurs officielles étaient tout à coup venues fondre sur lui: elle riait des bizarres épisodes auxquels cette confusion donna lieu.
Nous nous sommes arrêtés d'autant plus volontiers à ces souvenirs que cette entrevue est la dernière que nous avons eue avec la privilégiée du Seigneur.
En lui parlant du Curé de Lourdes nous avions excité dans son âme toute filiale la plus vive joie et le plus expensif contentement. Tous ses traits étaient épanouis. Nous la vîmes encore nous sourire au moment où nous lui disions « Au revoir... » — Hélas! et c'est nous aussi qui devions, quelques années plus tard porter à son coeur, quoique de bien loin, le coup le plus terrible qu'il ait jamais reçu et faire couler ses larmes les plus amères!
Les 7 et 8 septembre 1877, en la vigile et en la fête de la Nativité, ce fut en effet notre main qui envoya de Lourdes à Nevers, deux dépêches télégraphiques, la première, pour annoncer que le Serviteur de Marie était en péril et pour demander des prières, la seconde pour porter la nouvelle que le Curé de Lourdes était mort.
Les deux dépêches parvinrent à Saint-Gildard présqu'en même temps.
« — C'est le jour de la Nativité de la Très Sainte-Vierge, que j'ai appris cette foudroyante nouvelle, » écrivait Bernadette dans une lettre qui nous a été remise et que nous conservons précieusement. « A neuf heures, ma chère soeur Nathalie vient me trouver à la tribune et me dit qu'on venait de recevoir une dépêche, datée de la veille, qui annonçait que Monsieur le Curé était au plus mal. Puis, est arrivée la seconde, du jour même, qui annonçait sa mort.
« Vous dire ce que j'ai souffert, serait chose impossible... »
— Oh! oui, Monsieur, dire ce qu'elle a souffert en ce moment serait en effet chose impossible, nous déclarait naguère la soeur Nathalie. Et rien ne peut vous traduire l'impression qu'elle a eue de cette mort. Depuis la première dépêche, elle ne cessait de prier, et elle était encore à la Chapelle, quand je suis entrée pour lui apprendre que Mgr Peyramale avait quitté ce monde. Elle n'a eu qu'un faible cri, un gémissement de défaillance, comme si sa vie à elle-même s'évanouissait tout à coup.
— Oh!... Monsieur le Curé!
Jamais plainte si déchirante ne frappa mon oreille. Elle s'est affaissée à genoux, chancelante et joignant les mains, écrasée sous le coup de cette mort. Tout son corps a fléchi et est comme tombé en prosternation devant l'autel pour offrir à Dieu cet incommensurable sacrifice. Ses épaules étaient celles de la victime qui s'abandonne à l'immolation : elle me rappelait Jésus ployant sous le fouet des bourreaux ou sous le faix de la croix... »
Bien que séparée par la distance et ensevelie dans la vie cachée, la soeur Marie-Bernard n'avait point ignoré les préoccupations et les peines du saint vieillard.
« —Il paraît, écrivait-elle dans la lettre dont nous parlons plus haut, il paraît que le chagrin qu'il aurait éprouvé au sujet de sa Nouvelle Église aurait contribué beaucoup à sa mort. Je n'en serais point étonnée : il avait tant à coeur l'oeuvre qu'il avait si bien commencée! Il faut adorer les desseins du bon Dieu, puisque rien n'arrive sans sa permission.... »
Et plusieurs mois après, quelqu'un lui ayant dit: « — Chère soeur Marie-Bernard, priez donc la Sainte-Vierge pour que se termine enfin le Temple inachevé de Mgr Peyramale. »
Les yeux de Bernadette se remplirent de larmes:
— Pensez-vous donc que je puisse l'oublier un seul jour?... s'écria-t-elle douloureusement.
C'était en effet un de ses grands et constants soucis. Elle songeait à cette Église nouvelle fondée par son vénéré Père pour abriter la prière des enfants de son peuple, et ne pouvait concevoir les étonnantes oppositions et difficultés que le Démon avait suscitées contre cette oeuvre apostolique du Prêtre de l'Immaculée Conception.
Tant qu'avait vécu le curé Peyramale, Bernadette, dans toutes ses maladies, avait eu souvent sur les lèvres un mot qu'elle répétait très nettement, et avec un accent de grande assurance, quand elle voyait que l'on s'alarmait autour d'elle:
— Je ne mourrai pas encore, répondait-elle à ces sollicitudes inquiètes.
Mais du jour où le grand Serviteur de Notre-Dame de Lourdes fut entré dans la véritable patrie, elle changea de langage:
— Et maintenant, dit-elle, ce sera bientôt mon tour.
Et, tenant ce propos à l'une de ses compagnes, elle ajouta:
— Mais auparavant, il faut que je fasse une autre mort.
Elle voulait parler de cette mort à soi-même, de cette immolation de toutes les misères du vieil Adam qui doit précéder la Résurrection et la Vie.
Ainsi se passa une année durant laquelle sa ferveur parut redoubler.
Il y avait vingt ans que Bernadette avait contemplé Notre-Dame de Lourdes aux Roches de Massabielle; il y en avait douze qu'elle avait franchi le seuil de la Maison-mère des soeurs de Nevers, et avait caché sa gloire sous l'humilité de leur saint habit; il y en avait onze qu'elle avait prononcé ses voeux simples de Religion. L'heure était venue de nouer le lien éternel avec le céleste Époux et de recevoir l'indéfectible couronne.
Le 22 septembre 1878, fête de Notre-Dame des sept Douleurs, la soeur Marie-Bernard prononça solennellement ses voeux perpétuels en cette Chapelle de sa communauté vouée au Sacré-Coeur, où elle avait fait si souvent le chemin de la croix, suivant une à une avec un fervent amour, toutes les stations du Rédempteur marchant à la mort.
Et quelques semaines plus tard, ayant célébré avec ses soeurs l'Immaculée Conception de Marie, elle fut, trois jours après la fête, le 11 décembre, saisie par de violentes souffrances qui la contraignirent d'entrer à l'infirmerie.
A cette dernière maladie, M. le docteur Robert Saint-Cyr, secoua la tête et laissa voir peu d'espérance. — Cela peut durer quelques mois, dit-il, mais elle n'est pas loin du terme de ses maux.
Aux appréhensions qu'elle vit autour d'elle, Bernadette ne répondit plus par sa parole d'autrefois. Elle regardait le ciel et attendait l'heure.
Son existence entière depuis les Apparitions avait été un va-et-vient perpétuel de santé semi-chancelante et de maladie très aiguë.
Comme le fondeur qui épure l'or, Dieu l'avait tour à tour plongée dans la fournaise, retirée du brasier, remise dans l'ardente flamme de la douleur, de façon à laisser dans les cendres éteintes toutes les scories, tous les alliages, tous les terrestres éléments et à dégager insensiblement le royal métal dans toute son intégrité et dans tout son éclat. Et la soeur Marie-Bernard, comprenant le travail de l'ouvrier divin, recevait, non seulement avec résignation mais avec gratitude et amour, toutes les tortures que lui infligeait, pour son bonheur futur, la main paternelle de son Créateur.