Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (9)
Sous l'imminence du péril grandissant, la Communauté était dans l'alarme et dans le trouble. A l'occasion de celle qu'on craignait de perdre, les chères Religieuses se racontaient l'une à l'autre, dans les jardins et sous les cloîtres, mille détails charmants qui revenaient au souvenir de leur esprit et à la mémoire de leur coeur. C'était un doux bourdonnement d'abeilles au sein de la ruche laborieuse : c'était un tendre gémissement et une note plaintive parmi ces Filles du Ciel travaillant au miel de la Terre...
Ah! pourquoi notre oreille profane n'entendit-elle point ces murmures et ces récits, ces pieuses ressouvenances ainsi épanchées entre ces vierges du Seigneur? Que de trésors pour l'édification de l'âme et pour les délices de l'intelligence!... Ont-ils donc été emportés pour jamais par le vent, sous les arpades claustrales ou sous la voûte, des grands arbres, emportés comme la mélodie fugitive de l'orgue ou le chant passager de l'oiseau? Peut-être non.
Les bonnes soeurs de Nevers aiment en nous le véridique narrateur des Apparitions de Notre-Dame de Lourdes, le fidèle historien que Bernadette honorait de sa chrétienne et particulière sympathie.
— Toutes les visites me sont un supplice, disait-elle il n'y a pas deux ans, avant la mort de l'illustre Curé de Lourdes. Et, en dehors de ma famille, il n'est que trois personnes pour lesquelles je courrais avec joie au parloir: Mgr Peyramale, M. l'abbé Pomian et M. Henri Lasserre.
Et pourquoi, vénérée Soeur, faisiez-vous pour moi, si indigne, cette glorieuse et bienveillante exception?... Ah! c'est que dans nos entretiens répétés sur les Apparitions de Marie et les merveilleux épisodes de votre enfance, vous aviez compris que le même amour de la vérité sainte, qui animait votre coeur très pur, embrasait aussi mon coeur misérable. Vous saviez que j'avais raconté loyalement et fidèlement toutes choses à l'oreille des hommes. Étrangère à tout conflit, à toute polémique, à toute lutte, vous saviez cependant que je défendais avec énergie contre tout esprit de légende l'inviolable intégrité de cette histoire divine, que je défendais contre tout alliage terrestre, contre tout mélange mondain, l'oeuvre sacrée de notre céleste Mère. Et je sais que tout récemment, aux derniers jours de votre existence mortelle, vous vous informiez encore de celui qui tient en ce moment la plume et qui parle de vous... Vous m'avez laissé comme héritage votre propre coeur dans le coeur de vos Soeurs.
Et voilà comment, si je n'ai point personnellement assisté à ces intimes dialogues entre vos Soeurs et vos Mères, elle m'en ont du moins révélé les épanchements, avec le cordial abandon que l'on a pour les amis éprouvés, pour ceux que nous ont légués l'affection et l'estime de quelque chère âme disparue de ce monde.
Que Dieu nous fasse la grâce d'avoir fidèlement recueilli, en les condensant dans la forme sans les altérer dans l'esprit, en les reproduisant autant que possible dans la vivante vérité de leur physionomie, les multiples détails de ces causeries éparses, interrompues par la prière, par le travail, par les heures qui passent et les soleils qui se succèdent, mais qui, en réalité, ne faisaient cependant qu'un entretien unique sur la préoccupation unique de toutes ces âmes.
Écoutons donc encore ces échos de la Maison du Seigneur, alors que, durant les derniers jours de Bernadette, ses compagnes éplorées s'entretenaient d'elle, les yeux pleins de larmes, comme jadis les vierges d'Israël quand s'en allait mourir la fille de Jephté.
— Elle ne va pas au ciel, disait une des Religieuses : elle y court, elle y vole, et déjà ses pieds ne touchent plus la terre. Aussi ne voudrait-elle point retourner en arrière.
— Oh! non, certes non! lui répondait-on, elle aime la voie douloureuse qu'elle monte, sachant où conduit ce rude chemin, sachant surtout qu'elle y marche à la suite de Jésus-Christ. Comme, l'autre jour, j'assistais à ses si cruelles souffrances, cette parole me vint aux lèvres: « — Je ne comprends point, soeur Marie-Bernard, que vous ne demandiez pas votre guérison. » « — Et après cela, m'a-t-elle reparti vivement, le bon Dieu viendrait dire: « Voyez-vous cette petite Religieuse qui ne veut rien souffrir pour Moi, qui ai tant souffert pour elle? » Non pas! non pas! »
— A moi, la semaine dernière, elle a fait une autre repartie. J'étais près d'elle : je pensais au Paradis où je voudrais bien aller. « — Chère soeur Marie-Bernard, lui ai-je dit vous devriez bien demander que je meure bientôt. » Elle m'a soudain lancé sa riposte comme une flèche : « — Et les autres?» s'est-elle écriée du ton d'un enfant devant lequel on chercherait à s'emparer de tout le gâteau.
— Elle a des mots d'une grâce charmante, poursuivait celle-ci. Hier encore, comme je lui rendais quelque petit service, la retournant dans son lit ou lui donnant à boire, elle me regarda avec gratitude : « — Je suis soignée mieux qu'une Princesse, » me dit-elle. « — Une Princesse aurait peut-être autant de nos soins, lui ai-je répondu; mais assurément elle n'aurait pas autant de notre coeur. » « — Oh! oui, a-t-elle repris, je suis soignée mieux qu'une Princesse! » Et elle a ajouté en souriant : « — C'est que je suis l'épouse du Grand Roi. »
— Pauvre petite! disait la soeur E., comme elle est torturée et comme elle a de mérite, si impressionnable et si vive, à garder, sans la jamais perdre, son héroïque patience. Les souffrances de sa maladie sont atroces; ces jours-ci sa poitrine déchirée par la toux, oppressée par la suffocation était tout en feu; son corps mis en lambeaux par les pansements innombrables et par un si long séjour au lit, était tout endolori et saignant; la carie des os donnait au genou qu'elle ronge des élancements épouvantables. Son Confesseur lui a dit:
« — Courage, ma soeur! Souvenez-vous des promesses de Marie. Le ciel est au bout. »
« — Oui, répond-elle. Mais que le bout est long à venir!... »
Et se tordant sur le brasier de l'épreuve, elle ne pouvait s'empêcher de pousser de temps en temps quelques cris.
Pour se raidir contre le mal et contre toute tentation de révolte, elle étendait ses bras en croix, s'unissant par la volonté aux douleurs de l'Amant divin: « — O mon Dieu, je vous offre tout! O mon Jésus que je vous aime! » Et puis, quand il y avait quelque répit, elle se reprochait les cris involontaires et les gémissements que la nature avait arrachés à ses lèvres, et elle joignait les mains, demandant à nous toutes pardon du scandale, après nous avoir édifiées, et à Dieu pardon de la faute, après avoir accompli la vertu sublime.
— Ma pauvre Soeur, lui disais-je ces jours-ci, vous voilà sur la croix!
— Oui, m'a-t-elle répondu, mais avec Jésus. N'en croyez pas mes contorsions. Je souffre : mais je suis contente de souffrir. Tout cela est bon pour le Paradis... Ce que Dieu veut, comme il le veut et autant qu'il le veut. Je m'abandonne à lui et je mets ma joie à être la victime du coeur de Jésus.
Notre-Dame de Lourdes l'assistait manifestement en ce grand passage; et elle tenait par la main son enfant privilégiée, arrivant aux portes du Ciel. Bernadette avait constamment présent à l'esprit le souvenir de l'Apparition. Cette Vierge incomparable qu'elle avait contemplée aux roches de Massabielle, voici qu'elle allait la retrouver et la revoir pour toujours en cette patrie de lumière sans ombre où l'avait précédée et où l'attendaient sa mère d'abord, son père ensuite et enfin le grand Serviteur de Notre-Dame de Lourdes, le bon Curé Peyramale.
A eux tous elle pensait souvent, de même qu'à ceux de sa famille demeurés ici-bas, à ses compagnes, aux Religieuses ses soeurs : pour tous et pour toutes elle priait. Quelques-unes de ces dernières, pressentant sa fin prochaine la chargeaient naïvement de leurs messages pour le Ciel, recommandant à ses futures prières des parents, des âmes en péril, mille intérêts spirituels.
— N'ayez nulle crainte, disait-elle, je n'oublierai rien, et je ferai toutes vos commissions. Mais à votre tour ne m'oubliez point!
Elle avait une spéciale dévotion à saint Joseph. Une de ses retraites de prédilection était une petite chapelle dédiée à ce Saint, au milieu du jardin de Saint-Gildard. Elle en aimait le silence et la solitude, et bien souvent elle allait y prier, et y goûter la paix profonde du recueillement.
Cette année-ci, elle ne pouvait hélas! s'y rendre comme de coutume au jour de la fête de l'Époux de Marie. Mais elle l'invoqua avec ferveur.
Et lorsque le lendemain, M. l'abbé Febvre, aumônier de la communauté, lui fit cette question:
— Quelle grâce particulière avez-vous demandée à saint Joseph?
— Je lui ai demandé, dit-elle, la grâce d'une bonne mort.
Et au ton grave, ferme et précis dont fut faite cette réponse, il vint au prêtre l'idée que la privilégiée de la Reine du Ciel avait eu le mystérieux pressentiment que le grand dénouement était proche.
Or, le vendredi 28 mars 1879, l'avant-veille du dimanche de la Passion, l'enfant bien-aimée de la très-sainte Vierge, la soeur Marie-Bernard, se trouvait en grande souffrance et faiblesse. Les appréhensions de l'amour et les prévisions de la science portaient le même jugement sur l'issue de la crise. La Révérende Mère, les chères Soeurs groupées autour de Bernadette, le savant médecin qui lui donnait ses soins, tous pensèrent que sa fin était imminente, et que la Voyante de Lourdes était sur le point de laisser pour jamais la terre où nous vivons.
Si le corps semblait être à toute extrémité, l'esprit cependant rayonnait en sa plénitude. Dans cette lampe qui se brisait, la Lumière, ferme et pure, projetait encore tout son éclat.