Un espion français dévoile les secrets de sa carrière
Est-ce que vous avez le droit déjà de publier ce lien ?
Non. J'avais un fusil à pompe avec moi en permanence.
J'avais été au contact de l'un des traducteurs de Poutine.
Il est logique aussi d'avoir peur.
Richard Bollange a passé toute sa carrière au service de renseignement extérieur français.
Il vient donc de prendre sa retraite et il publie ses mémoires
« Espions 44 ans à la DGSE ».
Une précision tout de même, c'est un pseudo, car il souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité.
Voici donc une plongée inédite dans les coulisses de l'espionnage français avec un ancien agent.
Déjà pour commencer, comment est-ce qu'on devient agent de la DGSE ?
Comment est-ce que de votre côté, vous êtes retrouvé ici ?
Et aujourd'hui, quel est le parcours en général pour terminer agent de la DGSE ?
On se retrouve à la DGSE, dans mon cas, un peu par hasard.
Ça a été au niveau de mon père qui travaillait depuis la Seconde Guerre mondiale,
comme beaucoup de résistants, qui avait intégré le service.
Et donc moi, à l'époque, je ne savais pas trop ce que je voulais faire.
En tout état de cause, il était hors de question de travailler dans l'administration.
Au départ, j'ai fait mon service militaire.
J'étais pistonné, évidemment, puisqu'à l'époque,
il était hors de question de faire son service militaire là où on habitait à proximité.
Il y avait un brassage entre les différentes provinces.
Et donc, pendant les dix mois, c'était un travail administratif
qui n'était pas très intéressant.
Voilà, photocopies, etc.
Et puis après, quand j'y suis resté, c'était aussi un travail,
mais qui dirigeait plus vers le côté archive.
Donc c'est là que j'ai été affecté.
Et ça me plaisait beaucoup parce qu'il y avait un côté historique.
J'ai toujours aimé l'histoire.
Et donc là, je me suis piqué au jeu et j'ai essayé de progresser,
justement, dans ce domaine d'archiviste.
– Avant de devenir, du coup, agent ?
– Avant de devenir véritablement agent,
ou à travers les concours que j'ai passés.
Là, je me suis retrouvé après sur le terrain,
et notamment par le plus grand des hasards,
sur une première affectation clandestine.
Ça veut dire des gens qui sont déployés à l'étranger,
mais sous une couverture, une véritable couverture,
qui n'est absolument pas étatique.
Parce que moi, je travaillais dans le privé, au titre d'une société,
certes qui était à la main du service,
mais qui travaillait dans l'immobilier.
Donc j'étais un agent immobilier.
Après, quand je suis devenu véritablement agent,
là, j'étais sous couverture diplomatique.
Voilà, là, je n'étais pas pour une entreprise ou quoi que ce soit.
Là, c'était purement diplomatique,
comme tous les agents des services du monde entier
ont une couverture diplomatique,
avec un rôle défini au sein d'une ambassade.
En principe, seul l'ambassadeur est au courant
si l'agent n'est pas déclaré aux autorités locales,
donc comme diplôme lambda,
soit s'il y a un véritable partenariat avec les services locaux,
là, effectivement, tout le monde est au courant de l'activité de l'agent.
– Aujourd'hui, si quelqu'un veut rejoindre la DGSE en tant qu'agent,
comment on fait ?
– Alors, il suffit de passer les concours.
Et maintenant, la communication est assez transparente
puisqu'il y a un site pour présenter les concours.
Il y a également même des rapports de jury
qui sont produits sur les sessions précédentes,
les profils qui sont recherchés.
Donc, ça peut aller de toutes sortes de catégories,
de catégories plus modestes à celles d'un ingénieur,
cryptographe, ce que vous voulez.
Il y a aussi une voie de recrutement sous contrat,
puisqu'on a de plus en plus de contrats actuels.
Voilà, ça, c'est ce qui concerne les civils.
Pour les militaires, eux, ils sont déjà en affectation régimentaire
et font une demande de mutation.
– Quelles sont les compétences et les qualités, selon vous,
qui sont nécessaires pour travailler à la DGSE
et justement travailler sur le terrain en tant qu'agent de la DGSE ?
– C'est surtout de ne pas sombrer dans la paranoïa,
d'être quand même suffisamment équilibré,
parce que sinon, ça devient extrêmement difficile
si on perd une capacité de discernement ou si on n'en a pas du tout.
Voilà, c'est de l'humain, rien n'est écrit.
Vous avez une formation, bien évidemment,
qui vous permet d'avoir quelques clés.
Mais sinon, le reste, c'est votre personnalité.
C'est créativité, réactivité, adaptation, adaptabilité, c'est tout ça.
– C'est une forme de sang-froid aussi, j'imagine,
pour être capable de maîtriser n'importe quelle situation
et s'en sortir le mieux possible.
– Oui, mais il est logique aussi d'avoir peur,
parce que quelqu'un qui n'a pas peur, qui est trop froid,
ça devient dangereux aussi.
S'il n'a plus de perception avec la réalité des événements
et qui perd son côté humain, ça devient aussi…
– Donc la peur est aussi une force d'une certaine façon.
– Oui, c'est exact.
Il faut absolument que les gens aient peur.
Après, moi j'ai toujours connu des gens qui avaient peur,
et moi le premier, parce que vous vous retrouvez dans des situations,
il faudrait vraiment être un animal à sang-froid.
– Sur la peur, quel est le moment où vous avez peut-être eu le plus peur
dans votre carrière en tant qu'agent sur le terrain ?
– Pour moi, ça a été le génocide Rwandaire.
Juste après, avec toutes les conséquences qui ont été déclenchées
après le génocide, c'était effectivement dans la ville là où j'étais.
La ville était complètement assiégée,
et donc j'avais un fusil à pompe avec moi en permanence.
Et dormir avec un fusil à pompe, c'est pas évident, ça fait mal aux côtes.
Et vous vous demandez toujours si…
Vous ne pouvez pas faire une nuit complète, ce n'est pas possible.
Et puis aussi, tout ce cortège d'horreur,
notamment de gens brûlés dans des pneus, c'est impressionnant.
C'est impressionnant et vraiment, c'est choquant.
– Un des éléments importants, c'est cette dimension d'information,
être sur le terrain pour essayer de récupérer des informations.
Est-ce que vous voulez expliquer un peu en quoi ça consiste ?
Quel genre d'information, auprès de qui ?
Comment est-ce qu'on recrute une source et comment ça se passe ?
– Ça passe d'abord par un ciblage.
C'est-à-dire que vous ciblez les personnes
qui vous intéressent dans un domaine précis.
Donc ça peut être, je ne sais pas, le renseignement militaire,
ça peut être politique, au niveau d'un ministre, d'une secrétaire, voilà.
Donc cette personne, une fois que vous l'avez ciblée,
avec un minimum d'environnement,
voilà, sa vie, qui elle fréquente, etc.
Donc vous vous portez au contact, vous discutez avec,
vous lui expliquez en gros pour quelle raison
vous êtes intéressé par des échanges avec cette personne,
sachant que vous êtes sur place, vous êtes diplomate, entre guillemets.
Donc là, en l'occurrence, je t'attache humanitaire,
mais il y a quand même une dimension géopolitique.
Voilà, et vous voyez si la personne accepte d'échanger.
Et puis vous parlez aussi un petit peu de tout,
sa famille, comment elle vit, son parcours, voilà.
– Vous créez un lien humain.
– Exactement, un lien humain qui vous permette de revoir cette personne
et ensuite d'échanger régulièrement avec.
Et progressivement, vous voyez l'intérêt de cette personne
à dialoguer et pour quelles raisons ?
Alors, ça peut reposer sur de l'argent,
ça peut reposer sur le besoin de faire passer des messages
à travers sa communauté, à travers sa perception pour son pays,
et ainsi de suite.
Et au bout d'un moment, on peut considérer qu'elle est recrutée
parce qu'effectivement, elle est consciente de travailler
pour un service étranger, en l'occurrence la DGSE.
Et vous avez trouvé une méthode qui peut être l'argent,
où là, effectivement, vous versez des fonds,
vous aidez la personne.
– En échange d'informations.
– Voilà, mais ça peut aussi se traduire par des demandes de visa
pour la famille, pour des visites médicales, des opérations,
parce que les gens n'ont pas de sécurité sociale.
– Et donc ce que vous dites, c'est que cette personne-là,
cette source que vous recrutez sur le terrain,
elle sait forcément qu'elle est avec la DGSE.
On a en tête souvent l'espion qui prend des informations
sans établir finalement ce contact,
ou sans dire directement qu'il est de tel ou tel organisme.
– Au départ, vous ne le dites pas.
Vous restez sous votre couverture de diplomate,
et c'est progressivement, à travers les questions,
que vous allez vous livrer et dire finalement
pour qui la personne est censée travailler.
Il faut que la personne le sache.
Pourquoi ? Parce que les sources appartiennent aux services.
Donc on ne va pas leur faire croire qu'ils travaillent pour Total
ou pour n'importe qui.
Donc ce n'est pas possible.
Il faut absolument que la personne soit consciente.
Parce qu'en étant consciente, l'échange est quand même plus sincère.
Si c'est pour mentir et après raconter n'importe quoi,
et après que la personne s'aperçoive,
déjà à travers la sensibilité des questions, c'est faussé.
Donc ce n'est pas bon.
Il faut absolument, au bout d'un moment, révéler votre appartenance.
– Je pense que dans l'imaginaire de pas mal de personnes,
il y a la série du bureau des légendes.
Forcément, qu'est-ce qui est juste ou pas juste dans cette série,
telle qu'on voit les agents de la DGSE ?
– Alors, l'histoire est très bien faite.
Le scénario est vraiment génial parce que sur le fond, c'est exactement ça.
Après, sur la forme, il y a plein de choses qui ont été romancées.
Par exemple, déclencher un téléphone à distance, ce n'est pas possible.
Si vous voulez faire des opérations comme ça,
il faut que vous ayez eu en main le téléphone de la personne
et que vous n'ayez plus effectivement le piégé.
Les histoires d'agents déployés directement au contact des djihadistes, etc.,
c'est quand même un peu gros parce que là, on est un peu dans le film.
Mais certaines méthodologies, effectivement, sont respectées.
L'histoire des échanges par forum, boîte mail, ça oui, tout à fait, moi je l'ai fait.
– Dans votre livre, vous parlez de WhatsApp,
vous parlez de Signal, de pas mal de plateformes.
Il y a un élément intéressant que vous dites,
c'est que finalement, la plus grande discrétion,
c'est peut-être d'utiliser des services qui sont relativement communs.
Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?
– C'est un principe simple, c'est-à-dire que plus c'est utilisé,
plus c'est noyé dans la masse, donc c'est beaucoup plus difficile à remonter.
Si vous prenez des applications extrêmement sophistiquées,
automatiquement, on va pouvoir se poser la question, pour quelle raison ?
Voilà, aujourd'hui, tout le monde utilise WhatsApp.
Donc si vous voulez aller retrouver vos communications,
à moins de posséder votre numéro, c'est très compliqué.
On va voir dans les écoutes le flux entre tel numéro et tel numéro,
mais on n'aura pas le contenu.
Quand vous avez une source relativement sensible,
et que vous ne voulez pas utiliser le téléphone,
parce qu'on peut imaginer que cette personne soit surveillée,
vous n'avez pas encore mis en place un véritable programme de traitement,
donc ce forum, c'est pas mal.
C'est pas mal, vous vous connectez, ça peut être n'importe quoi.
Et effectivement, vous donnez des informations
qui normalement correspondent à un prochain lieu de rendez-vous.
Sur un site de voyage, vous donnez l'exemple de
« Je vais être en vacances au Canary le 15 février à 10h »,
pour communiquer sur un lieu de rendez-vous, un endroit,
de façon plus ou moins codée.
C'est ça.
Parce que sur les forums, on ne sait pas très bien.
Les gens échangent par rapport à leurs vacances,
par rapport à un tour opérateur, leur expérience.
Donc vous pouvez facilement dire « Tiens, je pars au Canary la semaine prochaine,
on va voir, je vais suivre vos conseils,
j'ai trouvé un vol pas cher tel jour à telle heure. »
Et là, vous avez donné le rendez-vous.
Vous avez connu ce métier-là avec Internet et sans Internet.
Qu'est-ce que ça a changé ?
Est-ce que ça a changé le métier d'agent sur le terrain ?
Alors, ça a énormément changé parce que moi, à l'époque, il n'y avait pas de téléphone.
Donc, on prenait les cabines téléphoniques.
Et sinon, on avait un téléphone fixe au bureau qui était détourné.
Détourné, c'est-à-dire ?
C'est un boîtier que vous mettez chez quelqu'un,
et la ligne est détournée chez cette personne.
Il y en a beaucoup qui partent du principe qu'avec le téléphone, avec Internet,
on fait tout à distance.
C'est une grossière erreur parce que c'est un métier lié à l'humain.
Si vous ne rencontrez pas les gens, si vous n'avez pas un échange,
un lien de confiance aussi qui se fait, ce n'est pas possible.
Est-ce que vous avez des exemples d'erreurs à ne surtout pas commettre ?
Est-ce que vous avez en tête certaines erreurs que vous avez pu faire
ou de collègues qui ont pu en faire, qui vous semblent importantes à l'envête ?
Quand on est rédacteur, ou bien vous connaissez parfaitement un dossier,
bien souvent, la personne en face de vous,
vous arrivez à en savoir plus sur son pays que lui.
Parce que vous avez regroupé toutes les thématiques du pays,
vous connaissez parfaitement les interlocuteurs, voilà.
Lui, vous l'interrogez sur un domaine de spécialité.
Sur le reste, il peut avoir évidemment une connaissance, c'est son pays,
mais c'est plus une vue d'ensemble.
En tant que Français, si vous êtes approché,
il y a des choses que vous ne connaissez pas forcément,
de l'histoire de votre pays, des détails, c'est classique.
Là, c'est pareil.
Donc, c'est toute la difficulté, c'est que certains, en posant des questions,
vont inonder la personne de leur savoir,
et finalement, ne vont pas lui poser véritablement une question,
vont chercher à obtenir confirmation de ce qu'ils pensent.
Donc, l'autre, effectivement, un peu perdu, va dire oui.
Ou bien, motivé par le gars, va dire oui.
Et c'est là que vous fossez complètement l'entretien.
– Vous avez utilisé le mot de manipulation deux, trois fois.
C'est une forme de manipulation pour y arriver.
Quelle forme ça prend quand on approche une source et comment est-ce qu'on fait ?
– Alors, vous devez passer forcément par une phase de manipulation.
Parce que la personne qui est en face de vous,
elle, elle va défendre sa vision, la vision de son pays.
Donc, vous devez effectivement rentrer dans ce jeu,
et dire effectivement, vous avez raison, donner des exemples.
Et c'est ça la manipulation.
C'est se mettre véritablement à la portée de votre interlocuteur,
en épousant ses thèses.
Mais pas avec un simple oui-oui.
C'est effectivement en essayant d'étayer les mêmes propos,
de sorte qu'elle comprenne, qu'elle soit sensible
à vos arguments qui sont les mêmes.
Et ça va l'encourager à travailler dans ce domaine.
Voilà, c'est ça.
Quand vous voulez infiltrer un mouvement ou autre,
il faut épouser les convictions de la personne.
A contrario, cette personne, ça peut être vraiment la dernière des pourritures,
un assassin, etc. ce que vous voulez.
Mais là aussi, il faut développer un discours
qui va effectivement un peu dans le sens de la personne.
Et vous n'avez pas le choix.
Vous êtes obligé. Il y a des sources très sensibles.
Vous ne pouvez pas vous permettre de vous afficher avec au bout d'un moment.
Parce que c'est une personne qui ne peut pas forcément assumer
un contact régulier avec vous.
Donc, ça sera une relation qui peut être attachante,
mais qui va rester dans un cadre très professionnel.
Après, vous en avez d'autres qui peuvent assumer un contact régulier
et vous pouvez avoir une espèce d'amitié naissante.
Mais il faut toujours garder en tête le principe,
c'est qu'une source, elle doit être transmissible.
Une fois que vous partez, vous avez terminé votre mandat,
il faut la transmettre à votre successeur.
Sinon, ce n'est pas une source si elle n'est pas transmissible.
Si elle est uniquement attachée à vous, ce n'est pas une source du service.
C'est un copain. Et là, ça va pue.
– Vous parlez notamment d'une histoire de jaune d'oeuf
que vous avez dû avaler avant de rejoindre une source.
Est-ce que vous voulez nous raconter cette histoire-là ?
– Oui, ça s'est produit lorsque j'avais été au contact
de l'un des traducteurs de Poutine.
Il avait été ciblé, le but était effectivement de le recruter.
Ça se passait plutôt bien.
– C'était dans quel pays ?
– C'était à Paris. Il faisait son stage ENA à Paris.
Et donc, évidemment, il buvait beaucoup.
Le problème, c'est que moi, au bout d'un moment,
je ne pouvais pas sans arrêt lui verser à boire.
Et donc, il fallait que je boive aussi.
Et donc, la technique, on m'avait dit,
pour retarder l'absorption d'alcool, il faut avaler les jaunes d'oeufs.
Donc, c'est ce que je faisais à la chambre d'hôtel avant.
Donc, je battais 3, 4 jaunes d'oeufs, et puis, au glouc,
je les avalais pour que ça reste fixé un temps.
Et ça marche, ça marche.
Alors, ça ne vous empêche pas d'être bourré après,
mais ça décale dans le temps,
puisque l'absorption se fait plus lentement.
– Qu'est-ce que vous avez le droit de dire ou ne pas dire
quand vous êtes agent de la DGSE ?
– Au niveau de la famille, tout le monde le savait,
puisque c'était un peu une histoire de famille.
– Oui, dans votre cas, oui.
– Alors, voilà.
Mais finalement, en fait, vous n'en parlez pas.
Parce que moi, mon épouse travaillait là aussi.
S'il fallait qu'on passe notre temps après arriver à la maison,
alors là, c'est plus une vie, c'est plus beaucoup de sens.
Donc, finalement, on n'en parlait pas.
Et puis, tous les couples sont davantage accaparés.
Quand vous rentrez le soir, vous avez les enfants,
il peut y avoir des problèmes familiaux, la scolarité, etc.
Donc, vous avez autre chose à faire que de dire
« bah tiens, j'ai participé à telle opération, machin, etc. »
Souvent, ça se limitait à « oui, un tel, il m'emmerde,
un tel, ce chef, il est pénible. »
– Comme c'est le cas de n'importe quelle entreprise ?
– Exactement.
– Et par rapport à ?
– Vous ne parlez pas.
Moi, il y a des trucs, ma femme, elle découvre dans le bouquin.
Au bout de 40 ans de mariage.
– Quelles sont les consignes qui sont données par la DGSE ?
Est-ce que, si vous êtes marié, la personne avec qui vous êtes marié
a le droit de savoir ce que vous faites ou pas ?
– Oui, oui, bien évidemment.
Vous pouvez dire aujourd'hui que vous faites partie de la DGSE,
mais vous ne pouvez pas développer exactement votre activité
et tout ce qui touche effectivement au secret défense.
Ça, vous ne pouvez pas.
C'est évident.
Maintenant, quelqu'un qui est marié,
s'il a envie de se confier à son épouse, c'est son droit.
Juridiquement, on ne peut pas l'attaquer.
Ils sont mariés.
– Est-ce que vous avez eu l'impression parfois,
dans le cadre de votre mission,
de faire certaines choses qui n'étaient pas éthiques, selon vous ?
– Oui, bien sûr.
Quand vous êtes au contact de criminels, etc.,
et que vous êtes obligé de protéger…
– Protéger dans quel cadre ?
Protéger parce que c'est une source ou protéger parce que…
– Protéger parce que c'est une source et elle vous donne des renseignements.
Donc le problème, c'est que si vous jouez sur une moralité permanente,
au bout du compte, vous ne verrez personne.
– Il faut accepter ça.
Il me semble que vous en parliez dans le livre.
Vous parliez du boucher de Pahoua, en Centrafrique, notamment.
Vous voulez nous en parler un petit peu ?
– Alors, le boucher de Pahoua, pourquoi ?
Parce que Pahoua, c'est une ville qui est au nord de la Centrafrique,
vers le Tchad et le Cameroun.
Et avec ses troupes de la garde républicaine,
il avait lancé, comme c'était un lieu de rébellion,
il avait massacré des villages entiers.
Femmes, enfants, tout le monde y est passé.
Il avait massacré 1500 personnes.
Même le président Bozizé était assez choqué.
Moi, j'en avais parlé, mais il a pris un hélicoptère, il est revenu,
il était assez décontenancé.
Mais l'autre était complètement givré.
Et ben oui, mais moi j'en avais besoin.
C'était le patron de la garde républicaine.
Je ne pouvais pas lui dire, c'est pas bien, on va te mettre en prison.
Je ne peux pas faire ça.
Donc j'avais besoin aussi de renseignements qu'il était capable de me fournir.
Parce que c'est un type qui avait un égo démesuré,
il n'avait pas besoin d'argent.
Donc j'étais obligé d'être à son contact, même si ce n'était pas une source.
– Qu'est-ce qui intéresse la DGSE, en général,
quand on va sur le terrain récupérer des infos ?
– Très souvent, c'est du politico-sécuritaire.
C'est tout ce qui concourt aux individus, aux personnes proches du pouvoir
et qui vont développer certains secteurs d'activité
et qui vont nous être favorables ou non.
Tout ce qui aura été transmis à Paris par ces postes extérieurs,
vos informations sont compilées, cotées,
et la note qui va être produite va permettre d'aider à la décision.
Un ministre, le chef de l'État, par rapport aux liens qu'il doit fixer,
par exemple, il va rencontrer prochainement son homologue,
je ne sais pas, j'invente, tunisien, algérien ou autre,
l'Élysée va demander, ça va redescendre par le conseiller Afrique,
va demander une fiche, une fiche complète sur la situation du pays,
ou tel ministre qu'il est.
Donc ça permet aussi de s'adapter à son interlocuteur,
mais ça permet aussi d'avoir des éléments qui vont aider dans la discussion.
Un ministre, un chef d'État, un général, qui vous voulez, c'est très important.
– Est-ce qu'il y a des différences majeures entre les services d'enseignement français
et les services d'enseignement américains par exemple ?
Quelle différence est-ce qu'on voit entre les deux types d'agents ?
– Par définition, la culture américaine ne se prête pas beaucoup,
à mon sens, à des échanges très humains, tels qu'on l'entend nous en Europe.
Bref, ils ont tout lisé sur la technique.
Au niveau des gens que j'ai côtoyés, mes homologues américains,
ils préféraient, ils savaient qu'on se débrouillait beaucoup mieux
pour faire de la recherche humaine.
Nous, c'est notre ADN, c'est notre point fort.
Eux, en fait, leur terrain, c'est je vais recruter, vous l'avez de l'argent, c'est tout.
Mais c'est plus compliqué que ça.
– On parle même de relations quasiment de marchands de tapis avec certaines sources.
C'est-à-dire, on veut une info, on vous donne l'argent,
quitte à une panne nouée, du coup, de biens humains ou de contacts humains.
– C'est ça.
En gros, on vient vous voir, ils se disent, bon, celui-là est le ministre,
il gagne à peu près tant, bon, il y a les écoutes, tout,
on sait qu'il a tel transfert d'argent.
En gros, voilà son patrimoine, ils viennent,
voilà 200 000 euros, par exemple, je veux ça.
Alors, ça va marcher une fois sur… mais ça marche.
Ça marche, prenez n'importe qui, chacun a un prix, de toute façon.
Il faut comprendre ça.
Donc, ça marche, mais ça rime à quoi ?
À rien, puisque ce n'est pas une personne
avec laquelle vous allez entretenir sur la durée une relation.
Voilà, une source…
– Ils se disent, à coup d'argent et de grosse somme,
c'est peut-être suffisant, selon eux, pour arriver à entretenir ce lien, parce que…
– Je ne sais même pas si le lien les intéresse.
En fait, ce qui les intéresse, c'est, à un moment donné,
une personne détient certaines informations.
Donc, je vais mettre un paquet de fric sur la table pour obtenir ça et point barre!
Et après, tant pis, on ne se reverra plus.
– Est-ce qu'on doit partir du principe que tous les pays s'espionnent entre eux,
y compris nos alliés les plus proches ?
– Tout le monde espionne tout le monde, c'est logique.
Le problème, c'est qu'avec nos alliés les plus proches,
américains, britanniques, allemands, etc.,
on ne va pas s'espionner, ce ne sont pas des cibles.
Mais, en revanche, sur certains segments où nos intérêts peuvent être mis en jeu,
là, effectivement, il y aura une notion d'espionnage.
Nous, on l'a fait aux États-Unis, sur certains sujets,
eux le font également sur nous, c'est évident.
Mais ça ne va pas être un pays désigné comme cible.
Ça ne va pas être Chine, Russie, etc.
C'est totalement différent.
– Est-ce que vous avez le droit de dire non à la DGSE sur certaines missions ?
Est-ce que vous êtes envoyé et vous suivez les règles ?
– Vous êtes obligé de suivre les règles, on ne peut pas dire non.
Vous recevez des orientations qui correspondent
aux segments sur lesquels vous devez travailler.
Si vous ne voulez pas le faire, ou si vous dites,
un tel n'est pas bien, c'est un assassin, ou un tel,
il faut changer de métier, ce n'est pas possible.
Ce n'est pas possible autrement.
– Donc c'est la défense des intérêts de la France,
tels qu'ils sont dictés par la DGSE, avec des consignes précises.
Et ça, vous avez eu des cas de conscience,
où vous avez eu le sentiment que la mission qu'on vous donnait
n'était pas éthique ou juste, quand bien même elle vous était donnée ?
– Non, moi ça ne m'a jamais posé de problème de ce côté-là.
Parce que dans les domaines sur lesquels j'ai travaillé,
ça correspondait à la défense des intérêts français.
Après, vous retrouvez à travailler contre des pays,
ce n'est pas nécessairement contre leur économie.
Donc, moi, il y a des fois, franchement, je n'ai pas eu ce problème-là.
Et même avec des hauts responsables africains,
des fois ils me disaient, ce que tu fais, c'est normal, tu défends ton pays.
Et ils me disaient, moi je défends le mien aussi.
Voilà, c'est clair.
– On a parlé d'évolution technologique,
on a parlé, on a compris du rôle de la France à l'international, etc.
Comment est-ce que vous voyez cette évolution du renseignement français ?
– L'évolution du renseignement français, ça passe maintenant de plus en plus
par des échanges avec des services étrangers, partenaires étrangers.
Parce que de plus en plus, on travaille sur des environnements sous-régionaux,
des grandes problématiques.
Si on prend le cas de l'Ukraine, il y a forcément une coalition d'intérêts.
Lorsque vous avez le développement de la politique de la Chine,
effectivement, cette puissance économique, là aussi,
il faut conjuguer tous les efforts.
Après, l'islamisme, le terrorisme aussi.
Il y a des États sur lesquels nous sommes obligés de nous appuyer.
La Turquie par exemple, on travaille très bien avec la Turquie.
Vous savez, des fois on a un mauvais rapport avec certains pays,
mais au niveau des services…
– Puisque la vie, rapport publiquement entre la Turquie et la France
ces dernières années n'ont pas été…
– … pas géniales, mais entre services, on t'en vient.
– On a parlé de moments de peur, de moments plus difficiles.
Votre meilleur souvenir, quelle forme est-ce qu'il a pu prendre ?
– Le meilleur souvenir, c'était à Djibouti, avec l'arrestation de Peter Scheriff.
Les liens d'amitié avec les officiers djiboutiens que je pilotais, formais, etc.
C'était vraiment une…
– Alors, qui était Peter Scheriff, peut-être pour donner un peu de contexte ?
– Peter Scheriff, c'est un vétéran du djihad.
C'est quelqu'un qui avait rejoint Daesh en Irak, très rapidement, dans les années 2000,
puis en Syrie, capturé par les Américains, extradé en France,
placé en détention provisoire avant son procès.
Il fuit, il arrive à s'échapper, il rejoint l'Yémen,
et c'est là que sa traque commence.
Pour nous, c'était un type extrêmement important,
parce que, manifestement, il a été l'un des commanditaires des attentats de Charlie Hebdo.
La justice a essayé de le prouver, puisqu'il est renvoyé aux Assises.
Donc pour moi, c'est un très grand souvenir.
– Merci beaucoup d'avoir accepté de prendre le temps, c'est super intéressant.
– Merci.