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La Ferme des Animaux: George Orwell, Chapitre 5

Chapitre 5

L'hiver durait, et, de plus en plus, Lubie

faisait des siennes. Chaque matin elle était en

retard au travail, donnant pour excuse qu'elle ne

s'était pas réveillée et se plaignant de douleurs

singulières, en dépit d'un appétit robuste. Au

moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à

l'abreuvoir, pour s'y mirer comme une sotte.

Mais d'autres rumeurs plus alarmantes circulaient

sur son compte. Un jour, comme elle s'avançait

dans la cour, légère et trottant menu, minaudant

de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit

à part.

« Lubie, dit-elle, j'ai à te parler tout à fait

sérieusement. Ce matin, je t'ai vue regarder par-

dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme

des Animaux. L'un des hommes de Mr.

Pilkington se tenait de l'autre côté. Et... j'étais

loin de là... j'en conviens... mais j'en suis à peu

près certaine, j'ai vu qu'il te causait et te caressait

le museau. Qu'est-ce que ça veut dire, ces façons,

Lubie ? »

Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle

dit :

« Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m'a pas

caressée ! C'est des mensonges !

– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-

moi ta parole d'honneur qu'il ne te caressait pas

le museau.

– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle

ne put soutenir le regard de Douce, et l'instant

d'après fit volte-face et fila au galop dans les

champs.

Soudain Douce eut une idée. Sans s'en ouvrir

aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à

coups de sabots retourna la paille sous la litière,

elle avait dissimulé une petite provision de

morceaux de sucre, ainsi qu'abondance de rubans

de différentes couleurs.

Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et

trois semaines durant on ne sut rien de ses

pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent

l'avoir vue de l'autre côté de Willingdon, dans

les brancards d'une charrette anglaise peinte en

rouge et noir, à l'arrêt devant une taverne. Un

gros homme au teint rubicond, portant guêtres et

culotte de cheval, et ayant tout l'air d'un

cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait

des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle

portait une mèche enrubannée d'écarlate. Elle

avait l'air bien contente, à ce que dirent les

pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux

ignorèrent tout de ses faits et gestes.

En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison.

Le froid vous glaçait les sangs, le sol était dur

comme du fer, le travail aux champs hors de

question. De nombreuses réunions se tenaient

dans la grange, et les cochons étaient occupés à

établir le plan de la saison prochaine. On en était

venu à admettre que les cochons, étant

manifestement les plus intelligents des animaux,

décideraient à l'avenir de toutes questions

touchant la politique de la ferme, sous réserve de

ratification à la majorité des voix. Cette méthode

aurait assez bien fait l'affaire sans les discussions

entre Boule de Neige et Napoléon, mais tout sujet

prêtant à contestation les opposait. L'un

proposait-il un ensemencement d'orge sur une

plus grande superficie : l'autre,

immanquablement, plaidait pour l'avoine. Ou si

l'un estimait tel champ juste ce qui convient aux

choux : l'autre rétorquait betteraves. Chacun

d'eux avait ses partisans, d'où la violence des

débats. Lors des assemblées, Boule de Neige

l'emportait souvent grâce à des discours brillants,

mais entre-temps Napoléon était le plus apte à

rallier le soutien des uns et des autres. C'est

auprès des moutons qu'il réussissait le mieux.

Récemment, ceux-ci s'étaient pris à bêler avec

grand intérêt le slogan révolutionnaire :

Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! à tout

propos et hors de propos, et souvent ils

interrompaient les débats de cette façon. On

remarqua leur penchant à entonner leur refrain

aux moments cruciaux des discours de Boule de

Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux

numéros d'un hebdomadaire consacré au fermage

et à l'élevage, qu'il avait dénichés dans le corps

du bâtiment principal, et il débordait de projets :

innovations et perfectionnements. C'est en érudit

qu'il parlait ensilage, drainage des champs, ou

même scories mécaniques. Il avait élaboré un

schéma compliqué : désormais les animaux

déposeraient leurs fientes à même les champs –

en un point différent chaque jour, afin d'épargner

le transport. Napoléon ne soumit aucun projet,

s'en tenant à dire que les plans de Boule de Neige

tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre

son heure. Cependant, aucune de leurs

controverses n'atteignit en âpreté celle du moulin

à vent.

Dominant la ferme, un monticule se dressait

dans un grand pâturage proche des dépendances.

Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige

affirma y voir l'emplacement idéal d'un moulin à

vent. Celui-ci, grâce à une génératrice,

alimenterait la ferme en électricité. Ainsi

éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les

chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait

encore un hache-paille, une machine à couper la

betterave, une scie circulaire, et il permettrait la

traite mécanique. Les animaux n'avaient jamais

entendu parler de rien de pareil (car cette ferme

vieillotte n'était pourvue que de l'outillage le

plus primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur

Boule de Neige évoquant toutes ces machines

mirifiques qui feraient l'ouvrage à leur place

tandis qu'ils paîtraient à loisir ou se cultiveraient

l'esprit par la lecture et la conversation.

En quelques semaines, Boule de Neige mit

définitivement au point ses plans. La plupart des

détails techniques étaient empruntés à trois livres

ayant appartenu à Mr. Jones : un manuel du

bricoleur, un autre du maçon, un cours

d'électricité pour débutants. Il avait établi son

cabinet de travail dans une couveuse artificielle

aménagée en appentis. Le parquet lisse de

l'endroit étant propice à qui veut dresser des

plans, il s'enfermait là des heures durant : une

pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts,

un morceau de craie fixé à la patte, allant et

venant, traçant des lignes, et de temps à autre

poussant de petits grognements enthousiastes.

Les plans se compliquèrent au point de bientôt

n'être qu'un amas de manivelles et pignons,

couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres

animaux, absolument dépassés, étaient

transportés d'admiration. Une fois par jour au

moins, tous venaient voir ce qu'il était en train de

dessiner, et même les poules et canards, qui

prenaient grand soin de contourner les lignes

tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à

l'écart. Dès qu'il en avait été question, il s'était

déclaré hostile au moulin à vent. Un jour,

néanmoins, il se présenta à l'improviste, pour

examiner les plans. De sa démarche lourde, il

arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur

chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou

deux. Un instant, il s'arrêta à lorgner le travail du

coin de l'oeil, et soudain il leva la patte et

incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit

sans dire mot.

Toute la ferme était profondément divisée sur

la question du moulin à vent. Boule de Neige ne

niait pas que la construction en serait malaisée. Il

faudrait extraire la pierre de la carrière pour en

bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il

faudrait encore se procurer les dynamos et les

câbles. (Comment ? Il se taisait là-dessus.)

Pourtant, il ne cessait d'affirmer que le tout serait

achevé en un an. Dans la suite, il déclara que

l'économie en main d'oeuvre permettrait aux

animaux de ne plus travailler que trois jours par

semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que

l'heure était à l'accroissement de la production

alimentaire. Perdez votre temps, disait-il, à

construire un moulin à vent, et tout le monde

crèvera de faim. Les animaux se constituèrent en

factions rivales, avec chacune son mot d'ordre,

pour l'une : « Votez pour Boule de Neige et la

semaine de trois jours ! », pour l'autre : « Votez

pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul

Benjamin ne s'enrôla sous aucune bannière. Il se

refusait à croire à l'abondance de nourriture

comme à l'extension des loisirs. Moulin à vent ou

pas, disait-il, la vie continuera pareil – mal, par

conséquent.

Outre les controverses sur le moulin à vent, se

posait le problème de la défense de la ferme. On

se rendait pleinement compte que les humains,

bien qu'ils eussent été défaits à la bataille de

l'Étable, pourraient bien revenir à l'assaut, avec

plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr.

Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été

incités d'autant plus que la nouvelle de leur

débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus

récalcitrants que jamais les animaux des fermes.

Comme à l'accoutumée, Boule de Neige et

Napoléon s'opposaient. Suivant Napoléon, les

animaux de la ferme devaient se procurer des

armes et s'entraîner à s'en servir. Suivant Boule

de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres

voisines un nombre de pigeons toujours accru

afin de fomenter la révolte chez les animaux des

autres exploitations. Le premier soutenait que,

faute d'être à même de se défendre, les animaux

de la ferme couraient au désastre ; le second, que

des soulèvements en chaîne auraient pour effet de

détourner l'ennemi de toute tentative de

reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon,

puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à

qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de

l'avis de qui parlait le dernier.

Le jour vint où les plans de Boule de Neige

furent achevés. À l'assemblée tenue le dimanche

suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il

ou non commencer la construction du moulin à

vent ? Une fois les animaux réunis dans la

grange, Boule de Neige se leva et, quoique

interrompu de temps à autre par les bêlements des

moutons, exposa les raisons qui plaidaient en

faveur du moulin à vent. Puis Napoléon se leva à

son tour. Le moulin à vent, déclara-t-il avec

beaucoup de calme, est une insanité. Il

déconseillait à tout le monde de voter le projet.

Et, ayant tranché, il se rassit n'ayant pas parlé

trente secondes, et semblant ne guère se soucier

de l'effet produit. Sur quoi Boule de Neige

bondit. Ayant fait taire les moutons qui s'étaient

repris à bêler, il se lança dans un plaidoyer d'une

grande passion en faveur du moulin à vent.

Jusque-là, l'opinion flottait, partagée en deux.

Mais bientôt les animaux furent transportés par

l'éloquence de Boule de Neige qui, en termes

flamboyants, brossa un tableau du futur à la

Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus

d'échines ployées sous le fardeau ! Et

l'imagination aidant, Boule de Neige, loin

désormais des hache-paille et des coupe-

betteraves, loua hautement l'électricité. Celle-ci,

proclamait-il, actionnera batteuse et charrues,

herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle

permettra d'installer dans les étables la lumière,

le chauffage, l'eau courante chaude et froide.

Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur

l'issue du vote. À ce moment, toutefois,

Napoléon se leva, jeta sur Boule de Neige un

regard oblique et singulier, et poussa un

gémissement dans l'aigu que personne ne lui

avait encore entendu pousser.

Sur quoi ce sont dehors des aboiements

affreux, et bientôt se ruent à l'intérieur de la

grange neuf molosses portant des colliers

incrustés de cuivre. Ils se jettent sur Boule de

Neige, qui, de justesse échappe à leurs crocs.

L'instant d'après, il avait passé la porte, les

chiens à ses trousses. Alors, trop abasourdis et

épouvantés pour élever la voix, les animaux se

pressèrent en cohue vers la sortie, pour voir la

poursuite. Boule de Neige détalait par le grand

pâturage qui mène à la route. Il courait comme

seul un cochon peut courir, les chiens sur ses

talons. Mais tout à coup voici qu'il glisse, et l'on

croit que les chiens sont sur lui. Alors il se

redresse, et file d'un train encore plus vif. Les

chiens regagnent du terrain, et l'un d'eux, tous

crocs dehors, est sur le point de lui mordre la

queue quand, de justesse, il l'esquive. Puis, dans

un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un

trou dans la haie, et on ne le revit plus.

En silence, terrifiés, les animaux regagnaient

la grange. Bientôt les chiens revenaient, et

toujours au pas accéléré. Tout d'abord, personne

ne soupçonna d'où ces créatures pouvaient bien

venir, mais on fut vite fixé : car c'étaient là les

neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs

mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait

adultes, déjà c'étaient des bêtes énormes, avec

l'air féroce des loups. Ces molosses se tenaient

aux côtés de Napoléon, et l'on remarqua qu'ils

frétillaient de la queue à son intention, comme ils

avaient l'habitude de faire avec Jones.

Napoléon, suivi de ses molosses, escaladait

maintenant l'aire surélevée du plancher d'où

Sage l'Ancien, naguère, avait prononcé son

discours. Il annonça que dorénavant il ne se

tiendrait plus d'assemblées du dimanche matin.

Elles ne servaient à rien, déclara-t-il pure perte de

temps. À l'avenir, toutes questions relatives à la

gestion de la ferme seraient tranchées par un

comité de cochons, sous sa propre présidence. Le

comité se réunirait en séances privées, après quoi

les décisions seraient communiquées aux autres

animaux. On continuerait de se rassembler le

dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter

Bêtes d'Angleterre et recevoir les consignes de la

semaine. Mais les débats publics étaient abolis.

Encore sous le choc de l'expulsion de Boule

de Neige, entendant ces décisions les animaux

furent consternés. Plusieurs d'entre eux auraient

protesté si des raisons probantes leur étaient

venues à l'esprit. Même Malabar était désemparé,

à sa façon confuse. Les oreilles rabattues et sa

mèche lui fouettant le visage, il essayait bien de

rassembler ses pensées, mais rien ne lui venait.

Toutefois, il se produisit des remous dans le clan

même des cochons, chez ceux d'esprit délié. Au

premier rang, quatre jeunes gorets piaillèrent

leurs protestations, et, dressés sur leurs pattes de

derrière, incontinent ils se donnèrent la parole.

Soudain, menaçants et sinistres, les chiens assis

autour de Napoléon se prirent à grogner, et les

porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le

bêlement formidable du choeur des moutons :

Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! qui se

prolongea presque un quart d'heure, ruinant toute

chance de discussion.

Par la suite, Brille-Babil fut chargé

d'expliquer aux animaux les dispositions

nouvelles.

« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque

animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice

consenti par le camarade Napoléon à qui va

incomber une tâche supplémentaire. N'allez pas

imaginer, camarades, que gouverner est une

partie de plaisir ! Au contraire, c'est une lourde,

une écrasante responsabilité. De l'égalité de tous

les animaux, nul n'est plus fermement convaincu

que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop

heureux de s'en remettre à vous de toutes

décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre

des décisions erronées, et où cela mènerait-il

alors ? Supposons qu'après avoir écouté les

billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le

parti de suivre Boule de Neige qui, nous le

savons aujourd'hui, n'était pas plus qu'un

criminel ?

– Il s'est conduit en brave à la bataille de

l'Étable, dit quelqu'un.

– La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil.

La loyauté et l'obéissance passent avant. Et, pour

la bataille de l'Étable, le temps viendra, je le

crois, où l'on s'apercevra que le rôle de Boule de

Neige a été très exagéré. De la discipline,

camarades, une discipline de fer ! Tel est

aujourd'hui le mot d'ordre. Un seul faux pas, et

nos ennemis nous prennent à la gorge. À coup

sûr, camarades, vous ne désirez pas le retour de

Jones ? »

Une fois de plus, l'argument était sans

réplique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du

retour de Jones. Si les débats du dimanche matin

étaient susceptibles de le ramener, alors, qu'on y

mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait

méditer à loisir, exprima le sentiment général :

« Si c'est le camarade Napoléon qui l'a dit, ce

doit être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa

devise propre : « Je vais travailler plus dur », il

prit pour maxime « Napoléon ne se trompe

jamais. »

Le temps se radoucissait, on avait commencé

les labours de printemps. L'appentis où Boule de

Neige avait dressé ses plans du moulin avait été

condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait

que le parquet n'en gardait pas trace. Et chaque

dimanche matin, à dix heures, les animaux se

réunissaient dans la grange pour recevoir les

instructions hebdomadaires. On avait déterré du

verger le crâne de Sage l'Ancien, désormais

dépouillé de toute chair, afin de l'exposer sur une

souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le

salut au drapeau, et avant d'entrer dans la grange,

les animaux étaient requis de défiler devant le

crâne, en signe de vénération. Une fois dans la

grange, désormais ils ne s'asseyaient plus,

comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon

prenait place sur le devant de l'estrade, en

compagnie de Brille et de Minimus (un autre

cochon, fort doué, lui, pour composer chansons et

poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour

d'eux en demi-cercle, et le reste des cochons

s'asseyaient derrière eux, les autres animaux leur

faisant face. Napoléon donnait lecture des

consignes de la semaine sur un ton bourru et

militaire. On entonnait Bêtes d'Angleterre, une

seule fois, et c'était la dispersion.

Le troisième dimanche après l'expulsion de

Boule de Neige, les animaux furent bien étonnés

d'entendre, de la bouche de Napoléon, qu'on

allait construire le moulin, après tout. Napoléon

ne donna aucune raison à l'appui de ce

retournement, se contentant d'avertir les animaux

qu'ils auraient à travailler très dur. Et peut-être

serait-il même nécessaire de réduire les rations.

En tout état de cause, le plan avait été

minutieusement préparé dans les moindres

détails. Un comité de cochons constitué à cet

effet lui avait consacré les trois dernières

semaines. Jointe à différentes autres

améliorations, la construction du moulin devrait

prendre deux ans.

Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres

animaux, leur expliquant que Napoléon n'avait

jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au

contraire, il l'avait préconisé le tout premier. Et,

pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le

plancher de l'ancienne couveuse, ils avaient été

dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et

bien, le moulin à vent était en propre l'oeuvre de

Napoléon. Pourquoi donc, s'enquit alors

quelqu'un, Napoléon s'est-il élevé aussi

violemment contre la construction de ce moulin ?

À ce point, Brille-Babil prit son air le plus

matois, disant combien c'était astucieux de

Napoléon d'avoir paru hostile au moulin – un

simple artifice pour se défaire de Boule de Neige,

un individu pernicieux, d'influence funeste.

Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser

sans entrave puisqu'il ne s'en mêlerait plus. Cela,

dit Brille-Babil, c'est ce qu'on appelle la tactique.

À plusieurs reprises, sautillant et battant l'air de

sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la

tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot

laissait les animaux perplexes ; mais ils

acceptèrent les explications, sans plus insister,

tant Brille-Babil s'exprimait de façon persuasive,

et tant grognaient d'un air menaçant les trois

molosses qui se trouvaient être de sa compagnie.

Chapitre 5 Kapitel 5 Chapter 5

L'hiver durait, et, de plus en plus, Lubie

faisait des siennes. Chaque matin elle était en

retard au travail, donnant pour excuse qu'elle ne

s'était pas réveillée et se plaignant de douleurs

singulières, en dépit d'un appétit robuste. Au

moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à

l'abreuvoir, pour s'y mirer comme une sotte.

Mais d'autres rumeurs plus alarmantes circulaient

sur son compte. Un jour, comme elle s'avançait

dans la cour, légère et trottant menu, minaudant

de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit

à part.

« Lubie, dit-elle, j'ai à te parler tout à fait

sérieusement. Ce matin, je t'ai vue regarder par-

dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme

des Animaux. L'un des hommes de Mr.

Pilkington se tenait de l'autre côté. Et... j'étais

loin de là... j'en conviens... mais j'en suis à peu

près certaine, j'ai vu qu'il te causait et te caressait

le museau. Qu'est-ce que ça veut dire, ces façons,

Lubie ? »

Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle

dit :

« Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m'a pas

caressée ! C'est des mensonges !

– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-

moi ta parole d'honneur qu'il ne te caressait pas

le museau.

– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle

ne put soutenir le regard de Douce, et l'instant

d'après fit volte-face et fila au galop dans les

champs.

Soudain Douce eut une idée. Sans s'en ouvrir

aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à

coups de sabots retourna la paille sous la litière,

elle avait dissimulé une petite provision de

morceaux de sucre, ainsi qu'abondance de rubans

de différentes couleurs.

Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et

trois semaines durant on ne sut rien de ses

pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent

l'avoir vue de l'autre côté de Willingdon, dans

les brancards d'une charrette anglaise peinte en

rouge et noir, à l'arrêt devant une taverne. Un

gros homme au teint rubicond, portant guêtres et

culotte de cheval, et ayant tout l'air d'un

cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait

des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle

portait une mèche enrubannée d'écarlate. Elle

avait l'air bien contente, à ce que dirent les

pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux

ignorèrent tout de ses faits et gestes.

En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison.

Le froid vous glaçait les sangs, le sol était dur

comme du fer, le travail aux champs hors de

question. De nombreuses réunions se tenaient

dans la grange, et les cochons étaient occupés à

établir le plan de la saison prochaine. On en était

venu à admettre que les cochons, étant

manifestement les plus intelligents des animaux,

décideraient à l'avenir de toutes questions

touchant la politique de la ferme, sous réserve de

ratification à la majorité des voix. Cette méthode

aurait assez bien fait l'affaire sans les discussions

entre Boule de Neige et Napoléon, mais tout sujet

prêtant à contestation les opposait. L'un

proposait-il un ensemencement d'orge sur une

plus grande superficie : l'autre,

immanquablement, plaidait pour l'avoine. Ou si

l'un estimait tel champ juste ce qui convient aux

choux : l'autre rétorquait betteraves. Chacun

d'eux avait ses partisans, d'où la violence des

débats. Lors des assemblées, Boule de Neige

l'emportait souvent grâce à des discours brillants,

mais entre-temps Napoléon était le plus apte à

rallier le soutien des uns et des autres. C'est

auprès des moutons qu'il réussissait le mieux.

Récemment, ceux-ci s'étaient pris à bêler avec

grand intérêt le slogan révolutionnaire :

Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! à tout

propos et hors de propos, et souvent ils

interrompaient les débats de cette façon. On

remarqua leur penchant à entonner leur refrain

aux moments cruciaux des discours de Boule de

Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux

numéros d'un hebdomadaire consacré au fermage

et à l'élevage, qu'il avait dénichés dans le corps

du bâtiment principal, et il débordait de projets :

innovations et perfectionnements. C'est en érudit

qu'il parlait ensilage, drainage des champs, ou

même scories mécaniques. Il avait élaboré un

schéma compliqué : désormais les animaux

déposeraient leurs fientes à même les champs –

en un point différent chaque jour, afin d'épargner

le transport. Napoléon ne soumit aucun projet,

s'en tenant à dire que les plans de Boule de Neige

tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre

son heure. Cependant, aucune de leurs

controverses n'atteignit en âpreté celle du moulin

à vent.

Dominant la ferme, un monticule se dressait

dans un grand pâturage proche des dépendances.

Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige

affirma y voir l'emplacement idéal d'un moulin à

vent. Celui-ci, grâce à une génératrice,

alimenterait la ferme en électricité. Ainsi

éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les

chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait

encore un hache-paille, une machine à couper la

betterave, une scie circulaire, et il permettrait la

traite mécanique. Les animaux n'avaient jamais

entendu parler de rien de pareil (car cette ferme

vieillotte n'était pourvue que de l'outillage le

plus primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur

Boule de Neige évoquant toutes ces machines

mirifiques qui feraient l'ouvrage à leur place

tandis qu'ils paîtraient à loisir ou se cultiveraient

l'esprit par la lecture et la conversation.

En quelques semaines, Boule de Neige mit

définitivement au point ses plans. La plupart des

détails techniques étaient empruntés à trois livres

ayant appartenu à Mr. Jones : un manuel du

bricoleur, un autre du maçon, un cours

d'électricité pour débutants. Il avait établi son

cabinet de travail dans une couveuse artificielle

aménagée en appentis. Le parquet lisse de

l'endroit étant propice à qui veut dresser des

plans, il s'enfermait là des heures durant : une

pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts,

un morceau de craie fixé à la patte, allant et

venant, traçant des lignes, et de temps à autre

poussant de petits grognements enthousiastes.

Les plans se compliquèrent au point de bientôt

n'être qu'un amas de manivelles et pignons,

couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres

animaux, absolument dépassés, étaient

transportés d'admiration. Une fois par jour au

moins, tous venaient voir ce qu'il était en train de

dessiner, et même les poules et canards, qui

prenaient grand soin de contourner les lignes

tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à

l'écart. Dès qu'il en avait été question, il s'était

déclaré hostile au moulin à vent. Un jour,

néanmoins, il se présenta à l'improviste, pour

examiner les plans. De sa démarche lourde, il

arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur

chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou

deux. Un instant, il s'arrêta à lorgner le travail du

coin de l'oeil, et soudain il leva la patte et

incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit

sans dire mot.

Toute la ferme était profondément divisée sur

la question du moulin à vent. Boule de Neige ne

niait pas que la construction en serait malaisée. Il

faudrait extraire la pierre de la carrière pour en

bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il

faudrait encore se procurer les dynamos et les

câbles. (Comment ? Il se taisait là-dessus.)

Pourtant, il ne cessait d'affirmer que le tout serait

achevé en un an. Dans la suite, il déclara que

l'économie en main d'oeuvre permettrait aux

animaux de ne plus travailler que trois jours par

semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que

l'heure était à l'accroissement de la production

alimentaire. Perdez votre temps, disait-il, à

construire un moulin à vent, et tout le monde

crèvera de faim. Les animaux se constituèrent en

factions rivales, avec chacune son mot d'ordre,

pour l'une : « Votez pour Boule de Neige et la

semaine de trois jours ! », pour l'autre : « Votez

pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul

Benjamin ne s'enrôla sous aucune bannière. Il se

refusait à croire à l'abondance de nourriture

comme à l'extension des loisirs. Moulin à vent ou

pas, disait-il, la vie continuera pareil – mal, par

conséquent.

Outre les controverses sur le moulin à vent, se

posait le problème de la défense de la ferme. On

se rendait pleinement compte que les humains,

bien qu'ils eussent été défaits à la bataille de

l'Étable, pourraient bien revenir à l'assaut, avec

plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr.

Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été

incités d'autant plus que la nouvelle de leur

débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus

récalcitrants que jamais les animaux des fermes.

Comme à l'accoutumée, Boule de Neige et

Napoléon s'opposaient. Suivant Napoléon, les

animaux de la ferme devaient se procurer des

armes et s'entraîner à s'en servir. Suivant Boule

de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres

voisines un nombre de pigeons toujours accru

afin de fomenter la révolte chez les animaux des

autres exploitations. Le premier soutenait que,

faute d'être à même de se défendre, les animaux

de la ferme couraient au désastre ; le second, que

des soulèvements en chaîne auraient pour effet de

détourner l'ennemi de toute tentative de

reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon,

puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à

qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de

l'avis de qui parlait le dernier.

Le jour vint où les plans de Boule de Neige

furent achevés. À l'assemblée tenue le dimanche

suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il

ou non commencer la construction du moulin à

vent ? Une fois les animaux réunis dans la

grange, Boule de Neige se leva et, quoique

interrompu de temps à autre par les bêlements des

moutons, exposa les raisons qui plaidaient en

faveur du moulin à vent. Puis Napoléon se leva à

son tour. Le moulin à vent, déclara-t-il avec

beaucoup de calme, est une insanité. Il

déconseillait à tout le monde de voter le projet.

Et, ayant tranché, il se rassit n'ayant pas parlé

trente secondes, et semblant ne guère se soucier

de l'effet produit. Sur quoi Boule de Neige

bondit. Ayant fait taire les moutons qui s'étaient

repris à bêler, il se lança dans un plaidoyer d'une

grande passion en faveur du moulin à vent.

Jusque-là, l'opinion flottait, partagée en deux.

Mais bientôt les animaux furent transportés par

l'éloquence de Boule de Neige qui, en termes

flamboyants, brossa un tableau du futur à la

Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus

d'échines ployées sous le fardeau ! Et

l'imagination aidant, Boule de Neige, loin

désormais des hache-paille et des coupe-

betteraves, loua hautement l'électricité. Celle-ci,

proclamait-il, actionnera batteuse et charrues,

herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle

permettra d'installer dans les étables la lumière,

le chauffage, l'eau courante chaude et froide.

Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur

l'issue du vote. À ce moment, toutefois,

Napoléon se leva, jeta sur Boule de Neige un

regard oblique et singulier, et poussa un

gémissement dans l'aigu que personne ne lui

avait encore entendu pousser.

Sur quoi ce sont dehors des aboiements

affreux, et bientôt se ruent à l'intérieur de la

grange neuf molosses portant des colliers

incrustés de cuivre. Ils se jettent sur Boule de

Neige, qui, de justesse échappe à leurs crocs.

L'instant d'après, il avait passé la porte, les

chiens à ses trousses. Alors, trop abasourdis et

épouvantés pour élever la voix, les animaux se

pressèrent en cohue vers la sortie, pour voir la

poursuite. Boule de Neige détalait par le grand

pâturage qui mène à la route. Il courait comme

seul un cochon peut courir, les chiens sur ses

talons. Mais tout à coup voici qu'il glisse, et l'on

croit que les chiens sont sur lui. Alors il se

redresse, et file d'un train encore plus vif. Les

chiens regagnent du terrain, et l'un d'eux, tous

crocs dehors, est sur le point de lui mordre la

queue quand, de justesse, il l'esquive. Puis, dans

un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un

trou dans la haie, et on ne le revit plus.

En silence, terrifiés, les animaux regagnaient

la grange. Bientôt les chiens revenaient, et

toujours au pas accéléré. Tout d'abord, personne

ne soupçonna d'où ces créatures pouvaient bien

venir, mais on fut vite fixé : car c'étaient là les

neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs

mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait

adultes, déjà c'étaient des bêtes énormes, avec

l'air féroce des loups. Ces molosses se tenaient

aux côtés de Napoléon, et l'on remarqua qu'ils

frétillaient de la queue à son intention, comme ils

avaient l'habitude de faire avec Jones.

Napoléon, suivi de ses molosses, escaladait

maintenant l'aire surélevée du plancher d'où

Sage l'Ancien, naguère, avait prononcé son

discours. Il annonça que dorénavant il ne se

tiendrait plus d'assemblées du dimanche matin.

Elles ne servaient à rien, déclara-t-il pure perte de

temps. À l'avenir, toutes questions relatives à la

gestion de la ferme seraient tranchées par un

comité de cochons, sous sa propre présidence. Le

comité se réunirait en séances privées, après quoi

les décisions seraient communiquées aux autres

animaux. On continuerait de se rassembler le

dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter

Bêtes d'Angleterre et recevoir les consignes de la

semaine. Mais les débats publics étaient abolis.

Encore sous le choc de l'expulsion de Boule

de Neige, entendant ces décisions les animaux

furent consternés. Plusieurs d'entre eux auraient

protesté si des raisons probantes leur étaient

venues à l'esprit. Même Malabar était désemparé,

à sa façon confuse. Les oreilles rabattues et sa

mèche lui fouettant le visage, il essayait bien de

rassembler ses pensées, mais rien ne lui venait.

Toutefois, il se produisit des remous dans le clan

même des cochons, chez ceux d'esprit délié. Au

premier rang, quatre jeunes gorets piaillèrent

leurs protestations, et, dressés sur leurs pattes de

derrière, incontinent ils se donnèrent la parole.

Soudain, menaçants et sinistres, les chiens assis

autour de Napoléon se prirent à grogner, et les

porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le

bêlement formidable du choeur des moutons :

Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! qui se

prolongea presque un quart d'heure, ruinant toute

chance de discussion.

Par la suite, Brille-Babil fut chargé

d'expliquer aux animaux les dispositions

nouvelles.

« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque

animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice

consenti par le camarade Napoléon à qui va

incomber une tâche supplémentaire. N'allez pas

imaginer, camarades, que gouverner est une

partie de plaisir ! Au contraire, c'est une lourde,

une écrasante responsabilité. De l'égalité de tous

les animaux, nul n'est plus fermement convaincu

que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop

heureux de s'en remettre à vous de toutes

décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre

des décisions erronées, et où cela mènerait-il

alors ? Supposons qu'après avoir écouté les

billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le

parti de suivre Boule de Neige qui, nous le

savons aujourd'hui, n'était pas plus qu'un

criminel ?

– Il s'est conduit en brave à la bataille de

l'Étable, dit quelqu'un.

– La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil.

La loyauté et l'obéissance passent avant. Et, pour

la bataille de l'Étable, le temps viendra, je le

crois, où l'on s'apercevra que le rôle de Boule de

Neige a été très exagéré. De la discipline,

camarades, une discipline de fer ! Tel est

aujourd'hui le mot d'ordre. Un seul faux pas, et

nos ennemis nous prennent à la gorge. À coup

sûr, camarades, vous ne désirez pas le retour de

Jones ? »

Une fois de plus, l'argument était sans

réplique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du

retour de Jones. Si les débats du dimanche matin

étaient susceptibles de le ramener, alors, qu'on y

mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait

méditer à loisir, exprima le sentiment général :

« Si c'est le camarade Napoléon qui l'a dit, ce

doit être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa

devise propre : « Je vais travailler plus dur », il

prit pour maxime « Napoléon ne se trompe

jamais. »

Le temps se radoucissait, on avait commencé

les labours de printemps. L'appentis où Boule de

Neige avait dressé ses plans du moulin avait été

condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait

que le parquet n'en gardait pas trace. Et chaque

dimanche matin, à dix heures, les animaux se

réunissaient dans la grange pour recevoir les

instructions hebdomadaires. On avait déterré du

verger le crâne de Sage l'Ancien, désormais

dépouillé de toute chair, afin de l'exposer sur une

souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le

salut au drapeau, et avant d'entrer dans la grange,

les animaux étaient requis de défiler devant le

crâne, en signe de vénération. Une fois dans la

grange, désormais ils ne s'asseyaient plus,

comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon

prenait place sur le devant de l'estrade, en

compagnie de Brille et de Minimus (un autre

cochon, fort doué, lui, pour composer chansons et

poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour

d'eux en demi-cercle, et le reste des cochons

s'asseyaient derrière eux, les autres animaux leur

faisant face. Napoléon donnait lecture des

consignes de la semaine sur un ton bourru et

militaire. On entonnait Bêtes d'Angleterre, une

seule fois, et c'était la dispersion.

Le troisième dimanche après l'expulsion de

Boule de Neige, les animaux furent bien étonnés

d'entendre, de la bouche de Napoléon, qu'on

allait construire le moulin, après tout. Napoléon

ne donna aucune raison à l'appui de ce

retournement, se contentant d'avertir les animaux

qu'ils auraient à travailler très dur. Et peut-être

serait-il même nécessaire de réduire les rations.

En tout état de cause, le plan avait été

minutieusement préparé dans les moindres

détails. Un comité de cochons constitué à cet

effet lui avait consacré les trois dernières

semaines. Jointe à différentes autres

améliorations, la construction du moulin devrait

prendre deux ans.

Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres

animaux, leur expliquant que Napoléon n'avait

jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au

contraire, il l'avait préconisé le tout premier. Et,

pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le

plancher de l'ancienne couveuse, ils avaient été

dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et

bien, le moulin à vent était en propre l'oeuvre de

Napoléon. Pourquoi donc, s'enquit alors

quelqu'un, Napoléon s'est-il élevé aussi

violemment contre la construction de ce moulin ?

À ce point, Brille-Babil prit son air le plus

matois, disant combien c'était astucieux de

Napoléon d'avoir paru hostile au moulin – un

simple artifice pour se défaire de Boule de Neige,

un individu pernicieux, d'influence funeste.

Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser

sans entrave puisqu'il ne s'en mêlerait plus. Cela,

dit Brille-Babil, c'est ce qu'on appelle la tactique.

À plusieurs reprises, sautillant et battant l'air de

sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la

tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot

laissait les animaux perplexes ; mais ils

acceptèrent les explications, sans plus insister,

tant Brille-Babil s'exprimait de façon persuasive,

et tant grognaient d'un air menaçant les trois

molosses qui se trouvaient être de sa compagnie.