05a. Le chemin du Diable. Partie 1/2.
Alexandre Dumas.
Le chemin du Diable. Malgré le nom ambitieux qu'elles portent, les ruines de Kœnigsfelden ne sont l'objet d'aucune tradition du Moyen Âge ; tout ce que l'histoire en dit, c'est que le dernier rejeton de ses comtes étant mort en 1581, cette forteresse devint la bastille de l'archevêque de Mayence, qui mettait là ses prisonniers.
L'envie nous prit de déjeuner au milieu de cette ruine de notre façon.
De notre salle à manger, que nous avions établie sur la plate-forme de Koenigsfelden, nous avions une vue magnifique.
À notre gauche, l'Alt-Kœnig, la seule montagne du Taunus que le vautour des Alpes juge digne de son nid ; le grand Felberg, où une ancienne tradition dit que se retira la reine Brunehaut, et où l'on montre encore son ermitage creusé dans le rocher ; enfin, en face de nous, Falkenstein ou la Pierre-aux-Faucons, dont les ruines conservent la vieille tradition du chevalier Cuno de Sagen et d'Ermangarde. C'étaient deux beaux jeunes gens qui s'aimaient ; ils étaient jeunes, riches et nobles tous deux, et chacun avait à offrir autant qu'il donnait.
Ils ne virent donc à leur bonheur d'autre empêchement que l'humeur fantasque du vieux comte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit sa demande, le père d'Ermangarde était sans doute dans de mauvaises dispositions d'estomac ; car, conduisant celui qui désirait être son gendre sur un balcon, d'où l'on dominait toute la montagne sur laquelle était situé le château appelé la Pierre-aux-Faucons, parce qu'il fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau pour y parvenir : – Vous me demandez ma fille ?
lui dit-il. Eh bien !
elle est à vous, mais à une condition : faites tailler dans la montagne un chemin par lequel on puisse monter à cheval jusque dans la cour du château, car je commence à me faire vieux, et monter à pied me fatigue. – La chose est difficile, dit Sagen ; mais n'importe !
mes mineurs sont les meilleurs de tout le Taunus, et je l'entreprendrai. Combien de temps me donnez-vous pour cela ? – Oh (je vous) donne jusqu'à demain matin, à six heures.
Sagen crut avoir mal entendu. – Jusqu'à demain matin !
reprit-il. – Pas une heure de plus, pas une heure de moins ; venez demain matin me demander à cheval la main de ma fille, et cela par un chemin où je puisse la conduire à cheval à l'église, et Ermangarde est à vous.
– Mais c'est impossible !
s'écria Sagen. – Rien n'est impossible à l'amour, répondit le vieillard en riant.
Ainsi, à demain, mon gendre. Et il ferma la porte au nez du pauvre chevalier.
Sagen descendit tout pensif le sentier maudit ; à peine si, à pied et avec de grandes précautions, on ne courait pas le risque de se rompre le cou.
Tout le long du chemin il frappait la montagne du taillant de son épée. C'était une véritable malédiction. La montagne était composée de la roche la plus dure, du véritable granit de première formation. Aussi ne fut-ce que pour l'acquit de sa conscience et pour n'avoir rien à se reprocher qu'il s'achemina vers ses mines.
Arrivé à l'ouverture, il fit appeler le chef de ses mineurs. – Wigfrid, lui dit-il, tu t'es toujours vanté à moi d'être le plus habile de tes confrères.
– Et je m'en vante encore, monseigneur, répondit Wigfrid.
– Eh bien !
combien te faudrait-il de temps, en rassemblant tous les ouvriers, pour tailler, depuis le bas jusqu'au haut du Falkenstein, un chemin par lequel on pût monter au château à cheval ? – Mais, dit le mineur, à tout autre il faudrait dix-huit mois, moi je ferai le travail en un an.
Le chevalier poussa un soupir et ne répondit même pas.
Puis, faisant signe au vieux mineur qu'il pouvait retourner à sa besogne, il s'assit pensif à l'entrée de la galerie. Il tomba dans une si profonde rêverie qu'il ne s'aperçut pas que, l'heure du repos étant arrivée, tous les ouvriers avaient quitté la mine.
Bientôt le soir arriva, et avec lui ce moment qui n'est déjà plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurs s'élevant de la terre montent au ciel en nuages pour en retomber en rosée ; mais le chevalier ne voyait qu'une chose, c'était, perdu dans la brume fantastique des prairies, le château inaccessible de Falkenstein.