08l. La Reine des Neiges. Chapitre 7 : 1ère partie.
Chapitre 7.
Du château de la Reine des Neiges et de ce qui s'y passa. Les murs du château étaient formés par la neige qui chasse, et les portes et les fenêtres par le vent qui coupe ; il contenait plus de cent salles, toutes formées de neige, tombant comme un rideau blanc, mais sans jamais s'amasser.
La plus vaste de ces chambres avait à elle seule plus de trois milles ; la blanche lumière du nord les éclairait, et elles étaient toutes si grandes, si vides, si blanches, si glaciales, qu'elles étaient mortellement tristes à regarder. Jamais, dans ce palais, le moindre plaisir ni la moindre animation. Pas un pauvre petit bal, où les femmes des ours blancs pussent déployer, en se balançant, leurs grâces naturelles, tandis que la tempête eût servi d'orchestre. Jamais la plus petite soirée de jeu entre loups et blaireaux, jamais la plus petite invitation à prendre le thé ou le café, aux femmes et aux filles des renards bleus et des martres. Non, les salles de la Reine des Neiges étaient éternellement vides, vastes et calmes. Au milieu de ces salles interminables, et dans la plus grande de toutes était un lac gelé au milieu duquel s'élevait un trône de glace ; c'était là que se tenait la Reine des Neiges quand elle était au logis, et alors elle prétendait être assise sur le miroir de l'esprit, le plus grand et le meilleur qu'il y eût au monde. Le petit Peters était devenu tout bleu de froid, mais il ne s'en apercevait point, parce que la Reine des Neiges lui avait enlevé la crainte du froid par ses baisers et que, grâce à l'éclat de verre qui avait pénétré jusqu'à son cœur, il était devenu pareil à un glaçon.
Il passait sa vie à assembler des éclats de glace sur lesquels il y avait des lettres, comme on fait quand on joue à un jeu que vous connaissez bien, c'est-à-dire au casse-tête chinois, afin d'en former soit une figure, soit un mot. Et jamais il ne parvenait à former la figure qu'il voulait et qui était un soleil, jamais à écrire le mot qu'il cherchait et qui était le mot Éternité. Car la Reine des Neiges lui avait dit : « Quand de tous ces glaçons qui ont chacun une forme différente, et qui portent chacun une lettre, tu auras formé un soleil ayant à son centre le mot Éternité, tu redeviendras ton maître et je te donnerai le monde entier avec une paire de patins neufs. Mais il ne venait point à bout de faire son soleil et d'écrire le mot Éternité.
En attendant, il dessinait les figures les plus bizarres et les plus incohérentes, qui lui semblaient magnifiques et qui lui faisaient passer le temps sans qu'il s'aperçût que le temps passât.
Un jour, la Reine des Neiges lui dit :
– Je vais partir pour les pays chauds.
Je veux aller regarder ce qui se passe au fond des marmites noires que fait bouillir le feu éternel – c'était ainsi que la Reine des Neiges appelait l'Etna, le Vésuve, le Stromboli et les autres volcans –, je vais les blanchir un peu, cela fera du bien aux citrons et aux raisins. Et la Reine des Neiges s'envola, et Peters resta seul à assembler ses morceaux de glace, dans la grande salle vide et glacée.
Tout à coup, quelque chose craqua en lui, et il demeura raide et immobile. On eût pu le croire gelé. C'était juste en ce moment que la petite Gerda entrait au château par la grande porte.
Elle était fermée par le vent qui coupait, mais elle dit un Ave, Maria, et le vent tomba comme s'il allait se coucher. Alors elle traversa la cour, où elle laissa le reste de ses pauvres petits souliers rouges, entra dans les grandes salles vides et froides, et parvint enfin à celle où était le lac glacé et où se tenait le petit Peters. Dès la porte elle le reconnut, et, courant à lui, lui sauta au cou et le serra entre ses bras en criant :
– Peters, mon cher petit Peters, je t'ai donc enfin retrouvé !
Mais lui continua de demeurer immobile, raide et froid.
La petite Gerda se mit à pleurer, et de même qu'une fois déjà, chez la vieille fée aux fleurs, ses larmes avaient pénétré la terre et en avaient fait sortir les rosiers, cette fois ses larmes pénétrèrent jusqu'au fond de la poitrine de Peters, et firent fondre son cœur.
Il ne parlait pas encore, mais déjà il la regardait avec des yeux qui s'animaient de plus en plus.
Alors Gerda se mit à chanter la chanson qu'ils chantaient ensemble près de la fenêtre, quand allait venir la Noël.
Les roses déjà se fanent et tombent ;
Nous allons revoir le petit Jésus.
Alors la sensibilité revint tout à fait au petit Peters.
Il fondit en larmes et pleura tant, tant, que le grain de verre qu'il avait dans le cœur lui sortit par l'œil avec une larme plus grosse que les autres. Aussitôt il reconnut Gerda et s'écria dans un transport de joie, qui depuis bien longtemps lui était inconnu :
– Gerda, ma bonne petite Gerda, où as-tu donc été si longtemps ?
Il oubliait que c'était lui qui avait été, et non la petite Gerda.
Et il regardait de tous côtés avec étonnement.
– Ah !
qu'il fait froid ici ! continua-t-il ; comme c'est vaste et vide ! Et il se cramponnait à Gerda, qui pleurait de joie, en souriant, tant il avait peur que Gerda s'en allât, l'abandonnant dans le palais de la Reine des Neiges.
Et sa satisfaction et sa crainte, mêlées l'une à l'autre, étaient si touchantes, que les glaçons se mirent à danser de bonheur et les murs de neige à pleurer de joie.
Pendant ce temps-là, les fragments de glace avec lesquels Peters avait joué pendant si longtemps s'agitaient de leur côté, et en s'agitant finirent par former d'eux-mêmes un soleil au milieu duquel était écrit le mot : Éternité.
Au même instant, toutes les portes du palais s'ouvrirent, chaque porte par laquelle devaient passer Gerda et Peters gardée par deux anges.
Gerda baisa les joues de Peters, et elles devinrent roses, de bleues qu'elles étaient.
Elle baisa ses yeux, et ils devinrent aussi brillants que les siens.
Elle baisa ses mains et ses pieds, et l'immobilité qui les enchaînait disparut.
Maintenant, la Reine des neiges pouvait rentrer si elle voulait ; le soleil de glace brillait à terre, et au milieu du soleil le mot : Éternité !
Alors les deux enfants se prirent par la main, et sortirent du château, escortés des anges et parlant de la grand-mère et des roses qui fleurissaient à la fenêtre, et, partout où ils passaient, les vents se taisaient et le soleil brillait.