PREMIERE LETTRE.
Montmorenci le 4 Janvier 1762.
J'aurois moins tardé, Monsieur, à vous remercier de la derniere lettre dont vous m'avez honoré, si j'avois mesuré ma diligence répondre, sur le plaisir qu'elle m'a fait. Mais, outre qu'il m'en coûte beaucoup d'écrire, j'ai pensé qu'il falloit donner quelques jours aux importunités de ces tems-ci, pour ne vous pas accabler des miennes. Quoique je ne me console point de ce qui vient de se passer, je suis très-content que vous en soyez instruit, puisque cela ne m'a point ôté votre estime ; elle en sera plus à moi quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne suis. Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on m'a vu prendre, depuis que je porte une espece de nom dans le monde, me font peut-être plus d'honneur que je n'en mérite ; mais ils sont certainement plus près de la vérité, que ceux que me prêtent ces hommes de lettres, qui donnant tout à la réputation, jugent de mes sentimens par les leurs. J'ai un cœur trop sensible à d'autres attachemens, pour l'être si fort à l'opinion publique ; j'aime trop mon plaisir & mon indépendance pour être esclave de la vanité, au point qu'ils le supposent. Celui pour qui la fortune & l'espoir de parvenir, ne balança jamais un rendez-vous ou un souper agréable, ne doit pas naturellement sacrifier son bonheur au desir de faire parler de lui ; & il n'est point du tout croyable qu'un homme qui se sent quelque talent, & qui tarde jusqu'à quarante ans à le faire connoître, soit assez fou pour aller s'ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement pour acquérir la réputation d'un misanthrope. Mais, Monsieur, quoique je haïsse souverainement l'injustice & la méchanceté, cette passion n'est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes, si j'avois en les quittant quelque grand sacrifice à faire. Non, mon motif est moins noble, & plus près de moi. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n'a fait qu'augmenter à mesure que j'ai mieux connu les hommes. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi, qu'avec ceux que je vois dans le monde ; & la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite, acheve de me dégoûter de toutes celles que j'ai quittées. Vous me supposez malheureux & consumé de mélancolie. Oh ! Monsieur, combien vous vous trompez ! C'est à Paris que je l'étois ; c'est à Paris qu'une bile noire rongeoit mon cœur, & l'amertume de cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j'ai publiés tant que j'y suis resté. Mais, Monsieur, comparez ces écrits avec ceux que j'ai faits dans ma solitude ; ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces derniers une certaine sérénité d'ame qui ne se joue point, & sur laquelle on peut porter un jugement certain de l'état intérieur de l'Auteur. L'extrême agitation que je viens d'éprouver, vous a pu faire porter un jugement contraire : mais il est facile à voir que cette agitation n'a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s'effaroucher sur tout & à porter tout à l'extrême. Des succès continus m'ont rendu sensible à la gloire, & il n'y a point d'homme ayant quelque hauteur d'ame & quelque vertu, qui pût penser sans le plus mortel désespoir, qu'après sa mort on substitueroit sous son nom à un ouvrage utile, un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire, & de faire beaucoup de mal. Il se peut qu'un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux ; mais, dans la supposition qu'un tel accès de folie m'eût pris à Paris, il n'est point sûr que ma propre volonté n'eût pas épargné le reste de l'ouvrage à la nature. Long-tems je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût que j'ai toujours éprouvé dans le commerce des hommes ; je l'attribuois au chagrin de n'avoir pas l'esprit assez présent, pour montrer dans la conversation le peu que j'en ai, & par contre-coup à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y croyois mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j'étois bien sûr, même en disant des sottises, de n'être pas pris pour un sot ; quand je me suis vu recherché de tout le monde, & honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n'en eût osé prétendre ; que malgré cela, j'ai senti ce même dégoût plus augmente que diminué, j'ai conclu qu'il venoit d'une autre cause, & que ces especes de jouissances n'étoient point celles qu'il me falloir. Quelle est donc enfin cette cause ? Elle n'est autre que cet indomptable esprit de liberté, que rien n'a pu vaincre, & devant lequel les honneurs, la fortune, & la réputation même ne me sont rien. Il est certain que cet esprit de liberté me vient moins d'orgueil que de paresse ; mais cette paresse est incroyable ; tout l'effarouche ; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, quoique le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l'intime amitié m'est si chere, parce qu'il n'y a plus de devoirs pour elle ; on suit son cœur, & tout est fait. Voilà encore pourquoi j'ai toujours tant redouté les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnoissance ; & je me sens le cœur ingrat, par cela seul que la reconnoissance est un devoir. En un mot l'espece de bonheur qu'il me faut, n'est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n'a rien qui me tente ; je consentirois cent fois plutôt à ne jamais rien faire, qu'à faire quelque chose malgré moi ; & j'ai cent fois pensé, que je n'aurois pas vécu trop malheureux à la Bastille, n'y étant tenu à rien du tout qu'à rester là. J'ai cependant fait dans ma jeunesse, quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite, & le repos dans ma vieillesse ; & comme ils n'ont été que par secousse, comme ceux d'un paresseux, ils n'ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m'ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c'étoit une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrois pas, j'ai tout planté là, & je me suis dépêché de jouir. Voilà, Monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de Lettres ont été chercher des motifs d'ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractere naturel. Vous me direz, Monsieur, que cette indolence supposée s'accorde mal avec les écrits que j'ai composés depuis dix ans, & avec ce desir de gloire qui a dû m'exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre, qui m'oblige à prolonger ma lettre, & qui par conséquent me force à la finir. J'y reviendrai, Monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas ; car dans l'épanchement de mon cœur je n'en saurois prendre un autre ; je me peindrai sans fard & sans modestie ; je me montrerai à vous tel que je me vois, & tel que je suis ; car passant ma vie avec moi, je dois me connoître, & je vois par la maniere dont ceux qui pensent me connoître, interprétent mes actions & ma conduite, qu'ils n'y connoissent rien. Personne au monde ne me connoît que moi seul. Vous en jugerez quand j'aurai tout dit. Ne me renvoyez point mes lettres, Monsieur, je vous supplie ; brûlez-les, parce qu'elles ne valent pas la peine d'être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grace, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchêne. S'il falloit effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y auroit trop de lettres à retirer, & je ne remuerois pas le bout du doigt pour cela. À charge & à décharge, je ne crains point d'être vu tel que je suis. Je connois mes grands défauts, & je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela je mourrai plein d'espoir dans le Dieu suprême, & très-persuadé que de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.