Part (56)
Mais avant que le Professeur ne quitte la pièce, je le mis en garde contre les fausses impressions qu'il pourrait se faire sur mon patient. « Mais », répondit-il, « Je veux l'amener à me parler de lui-même et de son obsession d'absorber des êtres vivants. Il a dit à Madam Mina, comme je l'ai lu dans votre journal d'hier, qu'il avait pendant un temps entretenu cette croyance. Pourquoi souriez-vous, ami John ? » « Excusez-moi », lui dis-je, « mais la réponse se trouve ici. » Je posai la main sur les feuillets dactylographiés. « Quand notre aliéné très sain d'esprit et très cultivé nous déclarait qu'il avait jadis consommé des vies, sa bouche était encore pleine des mouches et des araignées qu'il avait avalées juste avant que Mrs. Harker n'entrât dans la pièce. » Van Helsing sourit à son
tour. « Bien ! » dit-il. « Vous avez une bonne mémoire, ami John. J'aurais dû m'en souvenir. Et pourtant, c'est justement cette dualité des pensées et de la mémoire qui fait des maladies mentales un si fascinant sujet d'étude. Peut-être puis-je en apprendre plus de la folie de cet homme que je ne le pourrais en écoutant le plus sage des hommes. Qui sait ? » Je me mis à mon travail. Il me sembla que fort peu de temps s'était écoulé quand je vis Van Helsing devant mon bureau. “Est-ce que je vous dérange ?” me demanda-t-il poliment en restant sur le seuil. « Pas le moins du monde » répondis-je. « Entrez. J'ai terminé mon travail, et je suis libre. Je peux venir avec vous maintenant, si vous voulez. » « C'est inutile ; je l'ai vu. » « Et alors ? » « Je crois qu'il ne m'apprécie pas beaucoup. Notre entretien fut très court. Quand j'entrai dans la chambre, il était assis sur un tabouret au centre de la pièce, les coudes sur les genoux, une expression de violent mécontentement peinte sur le visage. Je lui parlai aussi aimablement que possible, et en lui témoignant force respect. Il ne me répondit pas le moins du monde. « Ne me reconnaissez-vous pas ? » lui demandai-je. Sa réponse ne fut pas très rassurante : « Je vous connais très bien : vous êtes ce vieux fou de Van Helsing. Je voudrais que vous disparaissiez, vous et vos théories idiotes sur le cerveau. Maudits stupides hollandais ! » Il ne prononça pas un mot de plus, et resta assis sur son tabouret dans son attitude sinistre, aussi indifférent à ma présence que si je n'avais pas été dans la pièce. Et ainsi disparut mon espoir d'en apprendre tant de cet aliéné si intelligent. Alors je vais aller me consoler, si c'est possible, en discutant joyeusement avec notre douce Madam Mina. Ami John, vous ne savez à quel point je me réjouis de savoir qu'elle n'aura plus à souffrir, ou à s'inquiéter de nos terribles affaires. Même si son aide nous manquera peut-être, c'est bien mieux ainsi. » « Je suis d'accord avec vous de tout mon cœur », répondis-je très sérieusement, car je ne voulais pas qu'il change d'opinion à ce sujet. « Mrs. Harker doit rester en dehors de tout ceci. Ce sera déjà assez difficile pour nous, les hommes, qui avons pourtant déjà connu nombre de situations périlleuses, et ce n'est pas la place d'une femme, et si elle avait continué à œuvrer à nos côtés, cela aurait infailliblement fini par la blesser. » Et ainsi, Van Helsing alla discuter avec Mrs. Et Mr. Harker. Quincey et Art sont sortis, sur la piste des caisses de terre. Je termine mon travail, et nous devons nous réunir ce soir. Journal de Mina Harker 1er octobre Il est étrange pour moi d'être laissée ainsi dans l'obscurité, comme je l'ai été aujourd'hui; de voir Jonathan, après avoir joui de son entière confiance pendant tant d'années, éviter délibérément certains sujets - et de surcroît les sujets les plus vitaux. Ce matin je me suis levée tard après la fatigue d'hier, et bien que Jonathan se soit réveillé tard également, ce fut lui le plus matinal. Il me parla, avant de sortir, avec plus de douceur et de tendresse que jamais, mais il ne mentionna pas un mot de ce qui était arrivé pendant la visite à la demeure du Comte. Et pourtant il devait savoir à quel paroxysme de l'angoisse je me trouvais. Pauvre cher compagnon ! Je suppose que ce silence l'a sans doute perturbé encore plus que moi-même. Ils se sont tous mis d'accord pour déclarer qu'il était préférable que je ne sois pas impliquée plus avant dans cet abominable travail, et j'ai accepté. Mais penser qu'il me cache des choses ! Et maintenant voilà que je pleure comme une pauvre idiote, alors que je SAIS que c'est par amour pour moi que Jonathan, et tous ces autres hommes forts, agissent ainsi. Cela m'a fait du bien de pleurer. Je me dis qu'un jour, Jonathan me racontera tout; et de peur qu'il ne croie un seul instant que je lui cache quelque chose, je continue à tenir mon journal, comme d'habitude. Ainsi, s'il a des doutes sur ma foi, je le lui
montrerai, et il verra chacune des pensées de mon coeur couchées là, destinées à ses chers yeux. Je me sens bizarrement triste et abattue aujourd'hui. Je pense que c'est le contrecoup de cette terrible excitation d'hier. Hier soir je suis allée au lit après le départ des hommes, juste parce qu'ils me l'avaient commandé. Je n'avais pas sommeil, et me sentais dévorée d'anxiété. Je ne cessais de penser à tout ce qui s'était passé depuis que Jonathan est venu me retrouver à Londres, et tout m'est apparu comme une horrible tragédie, avec le poids d'un destin inexorable nous entrainant vers une fin fatale. Chaque geste accompli, quelque pur qu'il puisse être, paraît nous rapprocher de la chose-même dont nous voulons nous éloigner. Si je n'étais pas allée à Whitby, peut-être que la pauvre Lucy serait encore avec nous aujourd'hui. Elle n'avait jamais eu l'idée de visiter le cimetière jusqu'à mon arrivée, et si elle n'y était pas venue pendant la journée avec moi, elle n'y serait jamais retournée pendant son sommeil somnambulique, et ce monstre n'aurait pas pu la détruire comme il l'a fait. Oh, pourquoi suis-je donc allée à Whitby ? Et voilà que je pleure encore ! Je me demande ce qui m'arrive aujourd'hui. Je ne dois pas montrer cette faiblesse à Jonathan, car s'il savait que j'ai pleuré deux fois en l'espace d'une matinée - moi, qui ne pleure jamais de mon propre fait, moi à qui il n'a jamais fait verser une seule larme - le pauvre garçon en aurait le coeur brisé. Je me composerai un visage ferme, et si je me sens d'humeur chagrine, il n'en verra rien. Je crois qu'il s'agit là d'un art que nous autres femmes devons apprendre à maîtriser… Je ne parviens pas à me souvenir précisément de la manière dont je me suis endormie hier soir. Je me souviens d'avoir entendu l'aboiement soudain des chiens et de nombreux sons étranges, comme des cantiques furieux, en provenance de la chambre de Mr Renfield, qui se trouve quelque part au-dessous de la mienne. Et puis il y eut un silence qui étouffa tous les bruits, un silence si profond qu'il me mit mal à l'aise, et je me levai pour regarder à la fenêtre. Tout était sombre et silencieux, et les ombres noires projetées par la clarté de la lune paraissaient pleines d'un singulier mystère. Pas un brin d'herbe ne remuait; tout était sinistre et figé, comme par la mort ou par le destin; de sorte que la fine trainée de brume qui se déplaçait lentement, presque imperceptiblement sur le gazon, en direction de la maison, me parut presque animée et dotée d'une conscience… Je crois que ces divagations de mon esprit me firent du bien, car quand je retournai au lit, je me sentis plonger dans une sorte de léthargie. Je restai allongée un moment, mais sans parvenir à trouver vraiment le sommeil, aussi je finis par me relever et par retourner à la fenêtre. La brume s'étendait, et avait maintenant presque atteint la maison, de sorte que je pouvais la voir s'épaissir contre le mur, comme si elle remontait vers les fenêtres. Le pauvre Renfield criait plus fort que jamais, et bien que je ne pusse distinguer un mot de ce qu'il disait, je pouvais reconnaître à ses intonations qu'il articulait une prière passionnée. Alors me parvint le bruit d'une lutte, et je sus qu'il avait maille à partir avec les gardiens. J'étais si effrayée que je me glissai jusqu'à mon lit, et recouvris ma tête de la couverture, me bouchant les oreilles avec mes doigts. Je n'avais alors plus du tout sommeil, du moins c'est ce dont j'étais persuadée; mais je dus pourtant m'endormir, car, en dehors de mes rêves, je ne me souviens de rien jusqu'au matin suivant, lorsque Jonathan m'éveilla. Cela me demanda des efforts, et me prit un peu de temps, pour réaliser où j'étais, et pour comprendre que c'était Jonathan qui se penchait sur moi. Mon rêve était très singulier, presque typique de la façon dont les pensées conscientes se fondent et se poursuivent dans les rêves. Je m'étais endormie, dans l'attente du retour de Jonathan. J'éprouvais une vive inquiétude pour lui, et me sentais impuissante à agir; mes pieds, et mes mains, et mon cerveau étaient comme lestés, de sorte que rien ne fonctionnait au rythme habituel. Ainsi se déroulaient mon sommeil agité et mes pensées. Puis il me semblait peu à peu que l'air devenait lourd, humide, et froid. Je retirais les couvertures de mon visage, et trouvais, à ma grande surprise, que tout était sombre autour de moi. La lampe à gaz que j'avais laissée allumée pour Jonathan, mais qui s'était éteinte, apparaissait seulement comme une minuscule étincelle rouge à travers le brouillard, qui avait manifestement épaissi et s'était répandu dans la chambre. Ensuite je me souvenais que j'avais fermé la fenêtre avant d'aller au lit. Je me serais volontiers relevée pour m'en assurer, mais une sorte de léthargie me plombait, et semblait enchaîner aussi bien mes membres que ma volonté. Je restais immobile et supportais cet état; et il ne se passait rien. Je fermais les yeux, mais pouvais malgré tout voir à travers mes paupières (c'est incroyable, les tours que les rêves peuvent nous jouer, et la puissance de notre imagination). Le brouillard devenait de plus en plus épais, et je pouvais voir maintenant par où il entrait, car je distinguais comme une fumée - ou une vapeur blanche semblable à celle dégagée par de l'eau bouillante - qui se déversait à l'intérieur, non pas par la fenêtre, mais par les interstices de la porte. Il s'épaississait encore, et encore, jusqu'à ce qu'il parût se concentrer en une sorte de pilier nébuleux dans la pièce, à travers lequel, en haut, je pouvais voir la lumière du gaz brillant comme un oeil rouge. Les choses commençaient alors à tourbillonner dans mon cerveau, en même temps que la colonne de vapeur qui tourbillonnait dans la chambre, et je voyais une inscription apparaître dans ce maelström : « un pilier de vapeur le jour, et de feu la nuit ». S'agissait-il d'une sorte de guide spirituel qui s'adressait à moi durant mon sommeil ? Mais le pilier était composé des deux, vapeur et feu, de jour comme de nuit, car le feu flambait dans cet oeil rouge, qui exerçait d'ailleurs sur moi une fascination redoublée - jusqu'à ce que, tandis que je le fixais, le feu se divisât, et parût m'illuminer à travers le brouillard comme deux yeux rouges, identiques à ceux dont Lucy m'avait parlé dans sa divagation, lorsque nous nous promenions sur la falaise, et que les rayons du soleil mourant avaient frappé les vitraux de l'Eglise Ste Marie. Soudain je me rendais compte avec horreur que c'était justement ainsi que Jonathan avait vu ces affreuses femmes se matérialiser, à travers une brume tourbillonnante dans le clair de lune, et dans mon rêve je m'évanouissais sans doute, car tout à partir de là ne fut plus que sombres ténèbres. Le dernier effort conscient de mon
imagination fut de me montrer un visage livide surgissant de la brume pour se pencher vers moi.