×

Usamos cookies para ayudar a mejorar LingQ. Al visitar este sitio, aceptas nuestras politicas de cookie.


image

Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (6)

Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (6)

— Est-il vrai, demandait-on un jour, est-il vrai qu'elle soit tenue, et qu'elle veuille demeurer elle-même, dans une ignorance absolue de tout ce qui se passe à Lourdes? Est-il vrai qu'ayant achevé sa mission, elle soit devenue comme indifférente à la continuation de l'oeuvre que Dieu fonda par ses mains, et au souvenir des personnes et des choses qu'elle a laissées derrière elle en entrant dans la vie religieuse?

— Qu'on se garde bien de le croire, car c'est tout le contraire qui est la vérité. Elle aime sa famille, et garde en elle-même la mémoire impérissable et attendrie de ses chers parents dont elle parle avec un pieux respect. Elle aimait Mgr Peyramale, Curé de Lourdes qui fut la plus grande et la plus tendre vénération qu'elle ait jamais eue en son âme. Sans lui avoir imposé la confusion d'y lire son apologie de ses propres yeux, la Providence a trouvé le moyen de lui faire connaître les moindres détails du livre de M. Henri Lasserre sur tous les faits qui concernaient sa propre histoire et celle des Apparitions, afin qu'elle les puisse corroborer par son irrécusable témoignage. Elle n'ignore point non plus certaines légendes et a protesté contre ces inventions. Elle sait la gloire de Notre-Dame de Lourdes, la Basilique, les multitudes, les processions, les miracles; elle suit avec un intérêt fraternel, des plus vifs et des plus ardents, la construction de l'Orphelinat des Soeurs de Nevers en face de la Grotte sainte...

Assurément, si Bernadette n'eût écouté que son penchant, elle eût voulu aussi comme tout le monde chrétien, aller ployer les genoux à cette Grotte bénie qui, pour elle plus que pour tout autre, recélait d'ineffables souvenirs. Chaque jour, sans que jamais elle y eût manqué, elle se recueillait et y faisait en esprit son Pèlerinage. Son coeur à tout instant allait aux Roches de Massabielle; et elle eût souhaité pouvoir accompagner son coeur. Mais elle savait que malgré tous les efforts qu'elle pourrait faire afin de s'effacer et d'être inaperçue, ce lieu de prière serait inévitablement pour sa personne un lieu de lumière et de gloire. Et elle imposait alors silence à son désir si naturel de revoir cette Porte du Ciel à laquelle lui était apparue la Reine de l'humilité.

Lors du sacre de Mgr de Ladoue, évêque de Nevers, qui se fit à la Basilique de Lourdes, l'une des Révérendes Mères, qui devait y représenter la communauté, dit à Bernadette:

— Eh bien, soeur Marie-Bernard, voulez-vous nous suivre?

— Non! fit-elle, avec un soupir. Mais comme je le voudrais, ajouta-t-elle, si j'étais petit oiseau!

Et ce qu'elle enviait en ces circonstances, ce n'étaient point les ailes rapides de l'hirondelle ou de l'alouette, mais bien la faculté de voir sans être vue et de se cacher, sous la feuillée discrète, à la curiosité de tous les regards.

Plus récemment, en 1876, il l'époque du Couronnement de Notre Dame de Lourdes, elle avait chargé un vénérable prêtre de Nevers, M. l'abbé Perreau, de porter pour elle ses prières à cette Grotte de Lourdes, à laquelle les yeux de son corps avaient dit un adieu sans retour, mais vers laquelle se tournait si souvent le regard intérieur de son âme.

Et quelques jours après, il lui racontait toutes les magnificences dont il avait été le témoin : les trente-cinq Évêques réunis pour couronner, au nom du Chef Suprême de l'Église, l'image de cette Vierge mystérieuse qui jadis s'était manifestée à elle-même; les innombrables Pèlerins; la foi du peuple chrétien; les Miracles qui s'accomplissaient par l'eau de la Source et par l'invocation de Notre-Dame de Lourdes...

Bernadette, les yeux tout brillants de la joie la plus vive, émue, attendrie, écoulait avec une pieuse avidité; et son expressif et mobile visage traduisait les sentiments et le ravissement de son coeur.

— Ah! ma chère Soeur! s'écria le prêtre en terminant, comme vous eussiez été heureuse d'être là!

Moi? dit-elle. Eh qu'aurais-je fait au milieu de tout ce monde? Oh! que j'étais bien mieux dans mon petit coin d'infirmerie!

« Paroles admirables! remarquait justement M. l'abbé Perreau; paroles admirables qui révélaient au grand jour toute l'humilité de cette âme. Pour Notre-Dame de Lourdes, la gloire universelle; pour elle-même, la souffrance dans la maladie, et l'oubli dans l'ombre du cloître. »

De son propre mouvement et sans être interrogée, jamais elle ne parlait des Apparitions dont elle avait été favorisée à la Grotte. Mais il n'est point de règle sans exception; et, une fois ou deux, elle laissa échapper la pensée et le souvenir qui retentissaient toujours au fond d'elle-même.

Une soeur de Nevers, qui avait assisté aux splendeurs, aux fêtes, aux guérisons miraculeuses de Lourdes, lui en faisait la description avec le même enthousiasme que l'abbé Perreau.

— Voilà, lui disait-elle, toutes les belles choses qui s'accomplissent à la Grotte. Hélas! et vous ne les voyez point!...

— Ma soeur, ne me plaignez pas! répondit Bernadette : ce que j'y ai vu est bien plus beau!...

Mais à peine ces mots furent-ils prononcés que ses joues se couvrirent du plus vif incarnat. Telle la vierge pudique dont un souffle qui passe a écarté le voile un instant.

Avait-elle parfois, depuis les Apparitions de Notre Dame de Lourdes, quelques communications mystérieuses avec le monde invisible? S'il en a été ainsi, la Soeur Marie-Bernard a tout gardé en son coeur comme l'on garde le secret du Roi.

Toutefois, deux récits nous ont été faits qui, sur ce point, ont laissé notre esprit songeur. Redisons-les à notre tour.

La soeur D. était une de celles qu'elle aimait particulièrement. Elles faisaient ensemble un commerce, un trafic, un négoce, dans lequel soeur Marie-Bernard s'imaginait réaliser de grands bénéfices. Cette idée de lucre surprendrait peut-être si nous arrêtions là notre tableau. Hâtons-nous donc de le compléter.

La soeur D. habite l'hôpital et y soigne les malheureux : la pauvre Bernadette, en la Maison-mère, était étendue sur son lit, ou assise dans le fauteuil des valétudinaires.

— Me voilà encore malade, disait-elle à son amie qui venait la visiter. Toujours à l'infirmerie! Toujours bonne à rien, recevant des soins et ne pouvant en donner à personne.

Elle ressentait cruellement ce qu'elle appelait son inutilité.

— Ah! que le bon Dieu a bien fait de ne pas me laisser le choix de mon genre de vie! car assurément je n'aurais pas élu de moi-même cette inaction où je suis réduite et où la Providence me veut!... Il me semblait que j'étais née pour agir, pour me remuer, pour être toujours en mouvement, et le Seigneur me veut immobile. Mon bonheur serait de chanter les cantiques, les psaumes, les louanges de Jésus et de Marie. Dieu m'a donné de la voix, mais il veut que je sois muette. Quand je chante, je crache le sang; et j'ai défense de chanter. J'aurais tant aimé à soigner les malades dans les hospices, à élever les enfants, à faire la Salle d'Asile! C'est là mon attrait! c'est là mon désir; c'est là mon élan!... Hélas! je suis inutile à tout, je n'acquiers aucun mérite.

Et ses yeux s'impreignaient de mélancolie. Elle ajouta:

— Chère soeur D. vous êtes charitable, ayez donc pitié de moi. Faisons commerce.

— Quel commerce?

— Un commerce où je gagnerai tout et où vous ne gagnerez rien... En cette affaire, je n'ai pas de scrupule, vous êtes très riche et moi très pauvre... Vous pouvez bien perdre quelque chose pour me mettre à l'aise.

— Mais enfin?

— Eh bien faisons échange de nos mérites. Tel, tel et tel jour je vous donnerai devant Dieu le mérite de mes chétives prières et de mes souffrances, et vous me céderez en retour le mérite de votre bonne oeuvre, votre journée de Soeur d'hôpital.

— Bien volontiers, dit la soeur D., heureuse en elle-même et cachant sa joie comme un âpre négociant qui ferait, par la simplicité d'autrui, une affaire magnifique.

Mais presque aussitôt elle eut un remords de conscience:

— Pour ma journée d'hôpital, ajouta-t-elle alors, je ne veux accepter qu'un de vos Souvenez-vous.

Comment se trancha cette comptabilité en partie double? C'est ce que nous saurons, quand il nous sera permis de lire dans le grand livre d'or du Seigneur.

Donc ces deux commerçantes étaient devenues deux intimes amies.

La soeur D. avait un beau-frère, parfait époux, père excellent, rempli de qualités naturelles, mais vivant malheureusement en dehors de la pratique religieuse, à la vive douleur de sa femme et de sa fille, fort pieuses l'une et l'autre. Toutes deux avaient une confiance extrême dans les prières de Bernadette et lui avaient fait souvent demander d'invoquer Notre-Dame de Lourdes pour que cet homme de bien devînt un chrétien régulier.

Or, l'une de ces dernières années, par un soir de mai, M_, sans y être provoqué en rien, annonce l'intention de se rendre au Mois de Marie. Grande joie de sa femme et de sa fille. Mais quelques instants après, comme elles étaient à se préparer, elles entendent tout à coup un cri qui les fait frissonner. Elles accourent. Le père, l'époux qu'elles aimaient, se débattait sous les étreintes d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Et il expira sans avoir repris connaissance, et bien avant que le prêtre eût eu le temps d'arriver.

A l'effroyable chagrin de cette mort soudaine de M_ s'ajoutait, dans les coeurs éplorés qu'il laissait derrière lui, la plus terrible inquiétude sur le salut d'une âme si chère. Sa fille en était comme insensée, et ne pouvait trouver ni repos, ni sommeil, sous l'aiguillon de cette incessante terreur : « — Mon pauvre père n'est-il point tombé dans l'abîme des peines irrémissibles et de l'éternelle séparation? »

Un jour la soeur D. reçoit d'elle une lettre, lettre folle de désespoir et dans laquelle cette nièce lui disait: « Je vous supplie, au nom de Dieu, d'aller trouver soeur Marie-Bernard. Il faut absolument qu'elle vous dise où est mon père. »

— C'est de la démence, pensa naturellement la Soeur D., qui se garda bien de s'acquitter de cette impossible mission.

Nouvelle lettre plus pressante que la première. Sa nièce était dans de perpétuelles insomnies, la fièvre la gagnait... Que faire? — La bonne Religieuse était dans le plus cruel embarras.

S'étant rendue ce jour-là à la Maison-mère, elle rencontre Bernadette, mieux portante, qui se promenait dans le jardin. Celle-ci l'aborde et lui dit:

— Avez-vous des nouvelles de vos affligées?

— Hélas! oui!... L'inquiétude sur le salut de celui qu'elles pleurent égare leur raison : et j'ai ma malheureuse nièce qui commence à devenir folle.

— Folle?

— Oui folle, et je ne puis vous confesser à quel point... Non, je n'ose point parler...

— Voyons, du courage. Confiez-moi votre peine, Quelle est donc sa folie?

— Eh bien, dans son désespoir et dans sa démence, elle a l'idée fixe que je vienne vous trouver, ma pauvre soeur Marie-Bernard, pour que vous me disiez où est l'âme de son père.

A cette surprenante ouverture, la physionomie de Bernadette exprima l'étonnement le plus profond et une stupéfaction sans égale. Il y avait de la confusion; mais il y avait aussi je ne sais quel haussement d'épaule et, malgré la tristesse de la circonstance, comme une espèce de rire devant l'absurdité d'une telle demande à elle adressée...

Ah! vraiment? dit-elle, de l'accent que l'on a en présence d'une chose entièrement inouïe et qui dépasse toutes les bornes imaginables.

Mais voilà que tout à coup l'aspect de son visage change, et qu'un recueillement profond s'empare d'elle. Elle s'arrête en sa marche; ses yeux se ferment; et elle demeure ainsi immobile un long moment, image vivante de la contemplation et de la prière.

La soeur D., toute haletante, assistait à cet étrange spectacle, sentant passer sur elle le frisson que cause la mystérieuse présence du Surnaturel. Elle n'osait rompre ce silence. Mais son anxiété la porte enfin à parler:

— Eh bien! demande-t-elle, que faut-il répondre à ma nièce?

— Vous lui direz de calmer toute inquiétude et de rentrer dans la paix. Qu'elle se console et qu'elle prie : son père ira au ciel.


Livre 3 – La Vie Cachée et la Mort (6) Buch 3 - Das verborgene Leben und der Tod (6)

— Est-il vrai, demandait-on un jour, est-il vrai qu'elle soit tenue, et qu'elle veuille demeurer elle-même, dans une ignorance absolue de tout ce qui se passe à Lourdes? Est-il vrai qu'ayant achevé sa mission, elle soit devenue comme indifférente à la continuation de l'oeuvre que Dieu fonda par ses mains, et au souvenir des personnes et des choses qu'elle a laissées derrière elle en entrant dans la vie religieuse?

— Qu'on se garde bien de le croire, car c'est tout le contraire qui est la vérité. Elle aime sa famille, et garde en elle-même la mémoire impérissable et attendrie de ses chers parents dont elle parle avec un pieux respect. Elle aimait Mgr Peyramale, Curé de Lourdes qui fut la plus grande et la plus tendre vénération qu'elle ait jamais eue en son âme. Sans lui avoir imposé la confusion d'y lire son apologie de ses propres yeux, la Providence a trouvé le moyen de lui faire connaître les moindres détails du livre de M. Henri Lasserre sur tous les faits qui concernaient sa propre histoire et celle des Apparitions, afin qu'elle les puisse corroborer par son irrécusable témoignage. Elle n'ignore point non plus certaines légendes et a protesté contre ces inventions. Elle sait la gloire de Notre-Dame de Lourdes, la Basilique, les multitudes, les processions, les miracles; elle suit avec un intérêt fraternel, des plus vifs et des plus ardents, la construction de l'Orphelinat des Soeurs de Nevers en face de la Grotte sainte...

Assurément, si Bernadette n'eût écouté que son penchant, elle eût voulu aussi comme tout le monde chrétien, aller ployer les genoux à cette Grotte bénie qui, pour elle plus que pour tout autre, recélait d'ineffables souvenirs. Chaque jour, sans que jamais elle y eût manqué, elle se recueillait et y faisait en esprit son Pèlerinage. Son coeur à tout instant allait aux Roches de Massabielle; et elle eût souhaité pouvoir accompagner son coeur. Mais elle savait que malgré tous les efforts qu'elle pourrait faire afin de s'effacer et d'être inaperçue, ce lieu de prière serait inévitablement pour sa personne un lieu de lumière et de gloire. Et elle imposait alors silence à son désir si naturel de revoir cette Porte du Ciel à laquelle lui était apparue la Reine de l'humilité.

Lors du sacre de Mgr de Ladoue, évêque de Nevers, qui se fit à la Basilique de Lourdes, l'une des Révérendes Mères, qui devait y représenter la communauté, dit à Bernadette:

— Eh bien, soeur Marie-Bernard, voulez-vous nous suivre?

— Non! fit-elle, avec un soupir. Mais comme je le voudrais, ajouta-t-elle, si j'étais petit oiseau!

Et ce qu'elle enviait en ces circonstances, ce n'étaient point les ailes rapides de l'hirondelle ou de l'alouette, mais bien la faculté de voir sans être vue et de se cacher, sous la feuillée discrète, à la curiosité de tous les regards.

Plus récemment, en 1876, il l'époque du Couronnement de Notre Dame de Lourdes, elle avait chargé un vénérable prêtre de Nevers, M. l'abbé Perreau, de porter pour elle ses prières à cette Grotte de Lourdes, à laquelle les yeux de son corps avaient dit un adieu sans retour, mais vers laquelle se tournait si souvent le regard intérieur de son âme.

Et quelques jours après, il lui racontait toutes les magnificences dont il avait été le témoin : les trente-cinq Évêques réunis pour couronner, au nom du Chef Suprême de l'Église, l'image de cette Vierge mystérieuse qui jadis s'était manifestée à elle-même; les innombrables Pèlerins; la foi du peuple chrétien; les Miracles qui s'accomplissaient par l'eau de la Source et par l'invocation de Notre-Dame de Lourdes...

Bernadette, les yeux tout brillants de la joie la plus vive, émue, attendrie, écoulait avec une pieuse avidité; et son expressif et mobile visage traduisait les sentiments et le ravissement de son coeur.

— Ah! ma chère Soeur! s'écria le prêtre en terminant, comme vous eussiez été heureuse d'être là!

Moi? dit-elle. Eh qu'aurais-je fait au milieu de tout ce monde? Oh! que j'étais bien mieux dans mon petit coin d'infirmerie!

« Paroles admirables! remarquait justement M. l'abbé Perreau; paroles admirables qui révélaient au grand jour toute l'humilité de cette âme. Pour Notre-Dame de Lourdes, la gloire universelle; pour elle-même, la souffrance dans la maladie, et l'oubli dans l'ombre du cloître. »

De son propre mouvement et sans être interrogée, jamais elle ne parlait des Apparitions dont elle avait été favorisée à la Grotte. Mais il n'est point de règle sans exception; et, une fois ou deux, elle laissa échapper la pensée et le souvenir qui retentissaient toujours au fond d'elle-même.

Une soeur de Nevers, qui avait assisté aux splendeurs, aux fêtes, aux guérisons miraculeuses de Lourdes, lui en faisait la description avec le même enthousiasme que l'abbé Perreau.

— Voilà, lui disait-elle, toutes les belles choses qui s'accomplissent à la Grotte. Hélas! et vous ne les voyez point!...

— Ma soeur, ne me plaignez pas! répondit Bernadette : ce que j'y ai vu est bien plus beau!...

Mais à peine ces mots furent-ils prononcés que ses joues se couvrirent du plus vif incarnat. Telle la vierge pudique dont un souffle qui passe a écarté le voile un instant. Like the modest virgin whose veil has been lifted by a passing breath for a moment.

Avait-elle parfois, depuis les Apparitions de Notre Dame de Lourdes, quelques communications mystérieuses avec le monde invisible? S'il en a été ainsi, la Soeur Marie-Bernard a tout gardé en son coeur comme l'on garde le secret du Roi.

Toutefois, deux récits nous ont été faits qui, sur ce point, ont laissé notre esprit songeur. Redisons-les à notre tour.

La soeur D. était une de celles qu'elle aimait particulièrement. Elles faisaient ensemble un commerce, un trafic, un négoce, dans lequel soeur Marie-Bernard s'imaginait réaliser de grands bénéfices. Cette idée de lucre surprendrait peut-être si nous arrêtions là notre tableau. This idea of lucre would perhaps be surprising if we stopped our picture there. Hâtons-nous donc de le compléter.

La soeur D. habite l'hôpital et y soigne les malheureux : la pauvre Bernadette, en la Maison-mère, était étendue sur son lit, ou assise dans le fauteuil des valétudinaires.

— Me voilà encore malade, disait-elle à son amie qui venait la visiter. Toujours à l'infirmerie! Toujours bonne à rien, recevant des soins et ne pouvant en donner à personne.

Elle ressentait cruellement ce qu'elle appelait son inutilité.

— Ah! que le bon Dieu a bien fait de ne pas me laisser le choix de mon genre de vie! How well the good Lord did not leave me the choice of my way of life! car assurément je n'aurais pas élu de moi-même cette inaction où je suis réduite et où la Providence me veut!... Il me semblait que j'étais née pour agir, pour me remuer, pour être toujours en mouvement, et le Seigneur me veut immobile. Mon bonheur serait de chanter les cantiques, les psaumes, les louanges de Jésus et de Marie. Dieu m'a donné de la voix, mais il veut que je sois muette. Quand je chante, je crache le sang; et j'ai défense de chanter. When I sing, I spit blood; and I am forbidden to sing. J'aurais tant aimé à soigner les malades dans les hospices, à élever les enfants, à faire la Salle d'Asile! I would have liked so much to care for the sick in the hospices, to bring up the children, to do the Salle d'Asile! C'est là mon attrait! This is my attraction! c'est là mon désir; c'est là mon élan!... Hélas! je suis inutile à tout, je n'acquiers aucun mérite.

Et ses yeux s'impreignaient de mélancolie. Elle ajouta:

— Chère soeur D. vous êtes charitable, ayez donc pitié de moi. Faisons commerce.

— Quel commerce?

— Un commerce où je gagnerai tout et où vous ne gagnerez rien... En cette affaire, je n'ai pas de scrupule, vous êtes très riche et moi très pauvre... Vous pouvez bien perdre quelque chose pour me mettre à l'aise.

— Mais enfin?

— Eh bien faisons échange de nos mérites. Tel, tel et tel jour je vous donnerai devant Dieu le mérite de mes chétives prières et de mes souffrances, et vous me céderez en retour le mérite de votre bonne oeuvre, votre journée de Soeur d'hôpital.

— Bien volontiers, dit la soeur D., heureuse en elle-même et cachant sa joie comme un âpre négociant qui ferait, par la simplicité d'autrui, une affaire magnifique. "Very willingly," said Sister D., happy in herself and concealing her joy like a bitter merchant who, by the simplicity of others, would make a magnificent bargain.

Mais presque aussitôt elle eut un remords de conscience:

— Pour ma journée d'hôpital, ajouta-t-elle alors, je ne veux accepter qu'un de vos __Souvenez-vous__. 'For my day in the hospital,' she added then, 'I only want to accept one of your Souvenirs.

Comment se trancha cette comptabilité en partie double? C'est ce que nous saurons, quand il nous sera permis de lire dans le grand livre d'or du Seigneur.

Donc ces deux commerçantes étaient devenues deux intimes amies.

La soeur D. avait un beau-frère, parfait époux, père excellent, rempli de qualités naturelles, mais vivant malheureusement en dehors de la pratique religieuse, à la vive douleur de sa femme et de sa fille, fort pieuses l'une et l'autre. Sister D. had a brother-in-law, a perfect husband, an excellent father, full of natural qualities, but unfortunately living outside of religious practice, to the great pain of his wife and daughter, both very pious. 'other. Toutes deux avaient une confiance extrême dans les prières de Bernadette et lui avaient fait souvent demander d'invoquer Notre-Dame de Lourdes pour que cet homme de bien devînt un chrétien régulier.

Or, l'une de ces dernières années, par un soir de mai, M___, sans y être provoqué en rien, annonce l'intention de se rendre au Mois de Marie. Grande joie de sa femme et de sa fille. Mais quelques instants après, comme elles étaient à se préparer, elles entendent tout à coup un cri qui les fait frissonner. Elles accourent. Le père, l'époux qu'elles aimaient, se débattait sous les étreintes d'une attaque d'apoplexie foudroyante. Et il expira sans avoir repris connaissance, et bien avant que le prêtre eût eu le temps d'arriver.

A l'effroyable chagrin de cette mort soudaine de M___ s'ajoutait, dans les coeurs éplorés qu'il laissait derrière lui, la plus terrible inquiétude sur le salut d'une âme si chère. Sa fille en était comme insensée, et ne pouvait trouver ni repos, ni sommeil, sous l'aiguillon de cette incessante terreur : « — Mon pauvre père n'est-il point tombé dans l'abîme des peines irrémissibles et de l'éternelle séparation? »

Un jour la soeur D. reçoit d'elle une lettre, lettre folle de désespoir et dans laquelle cette nièce lui disait: « Je vous supplie, au nom de Dieu, d'aller trouver soeur Marie-Bernard. __Il faut absolument qu'elle vous dise où est mon père__. »

— C'est de la démence, pensa naturellement la Soeur D., qui se garda bien de s'acquitter de cette impossible mission.

Nouvelle lettre plus pressante que la première. Sa nièce était dans de perpétuelles insomnies, la fièvre la gagnait... Que faire? — La bonne Religieuse était dans le plus cruel embarras.

S'étant rendue ce jour-là à la Maison-mère, elle rencontre Bernadette, mieux portante, qui se promenait dans le jardin. Celle-ci l'aborde et lui dit:

— Avez-vous des nouvelles de vos affligées?

— Hélas! oui!... L'inquiétude sur le salut de celui qu'elles pleurent égare leur raison : et j'ai ma malheureuse nièce qui commence à devenir folle.

— Folle?

— Oui folle, et je ne puis vous confesser à quel point... Non, je n'ose point parler...

— Voyons, du courage. Confiez-moi votre peine, Quelle est donc sa folie?

— Eh bien, dans son désespoir et dans sa démence, elle a l'idée fixe que je vienne vous trouver, ma pauvre soeur Marie-Bernard, pour que vous me disiez où est l'âme de son père.

A cette surprenante ouverture, la physionomie de Bernadette exprima l'étonnement le plus profond et une stupéfaction sans égale. Il y avait de la confusion; mais il y avait aussi je ne sais quel haussement d'épaule et, malgré la tristesse de la circonstance, comme une espèce de rire devant l'absurdité d'une telle demande à elle adressée...

Ah! vraiment? dit-elle, de l'accent que l'on a en présence d'une chose entièrement inouïe et qui dépasse toutes les bornes imaginables.

Mais voilà que tout à coup l'aspect de son visage change, et qu'un recueillement profond s'empare d'elle. Elle s'arrête en sa marche; ses yeux se ferment; et elle demeure ainsi immobile un long moment, image vivante de la contemplation et de la prière.

La soeur D., toute haletante, assistait à cet étrange spectacle, sentant passer sur elle le frisson que cause la mystérieuse présence du Surnaturel. Elle n'osait rompre ce silence. Mais son anxiété la porte enfin à parler:

— Eh bien! demande-t-elle, que faut-il répondre à ma nièce?

— Vous lui direz de calmer toute inquiétude et de rentrer dans la paix. Qu'elle se console et qu'elle prie : son père __ira au ciel__.