Roma d'Alfonso Cuarón : l'analyse de M. Bobine (1)
Adeptes de la grande toile, bonjour !
Aujourd'hui, on va revenir sur le tout dernier film
d'un de nos réalisateurs préférés
un certain Mexicain dont nous avons déjà abordé l'oeuvre dans une précédente vidéo,
un touche-à-tout aussi à l'aise sur des films de studio
que sur des projets extrêmement personnels,
un auteur qui développe ses thématiques de film en film…
Ce réalisateur, c'est évidemment… Alfonso Cuaron !
Oui, okay, ça aurait pu être Guillermo Del Toro
mais ça sera pour une autre fois.
Du coup, en attendant,
on va parler de son huitième film sorti à la fin de l'année 2018 : Roma.
Situé au début des années 70,
Roma raconte le quotidien de Cleo, une servante mixtèque,
c'est-à-dire issue des populations indigènes du Mexique,
et de ses employeurs, une famille aisée du quartier de Roma à Mexico.
Plus particulièrement,
le film s'intéresse à deux bouleversements dans la vie de ses protagonistes.
D'une part, Cleo tombe enceintepuis est abandonnée par Fermin,
le père du bébé, lorsqu'elle lui annonce la nouvelle.
D'autre part,
Antonio, son employeur, abandonne lui aussi sa femme Sofia et ses quatre enfants
pour se mettre en couple avec une femme plus jeune.
Roma est donc un drame social solidement ancré
ans la réalité du Mexique du début des années 70…
d'autant plus que le film s'inspire fortement des souvenirs d'enfance de Cuaron,
et en particulier de la relation entre le réalisateur et Liboria Rodriguez,
la servante mixtèque qui l'a en grande partie élevé lorsqu'il était enfant.
Du coup, à la sortie du film,
pas mal de spectateurs ont légitimement fait le lien entre Roma et Y Tu Mama Tambien,
le précédent film mexicain de Cuaron sorti en 2001.
Et les deux films partagent en effet pas mal de choses.
Outre des moments et des images très similaires,
Par exemple, ces raccords sur des croix au bord d'une route
qui signifient à peu près la même chose dans les deux films
tous les deux abordent plus ou moins directement
la question des rapports entre les races et les classes sociales au Mexique.
De plus, dans les deux films,
un voyage jusqu'à la mer et une scène de baignade constituent un climax
permettant aux personnages de surmonter leurs inhibitions
et d'exprimer leurs sentiments profonds...
enfin on peut même voir dans une scène de Y Tu Mama Tambien le germe du futur Roma.
Du coup, il serait tentant de voir Roma comme une sorte de retour aux sources pour Cuaron.
Comme si après les trois gros projets internationaux que furent
Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban, les Fils de l'Homme et Gravity,
le réalisateur revenait au Mexique
pour retourner vers un cinéma plus réaliste et moins spectaculaire.
Mais, à mon avis, c'est un peu plus compliqué que ça.
En fait, sur de nombreux points,
Roma s'inscrit bien plus dans la continuité des Fils de l'Homme et de Gravity
que dans celle de Y Tu Mama Tambien.
J'irais même jusqu'à dire que Les Fils de l'Homme,
Gravity et Roma forment une sorte de trilogie thématique
où Cuaron prend en fait le contrepied de Y Tu Mama Tambien.
Dans Y Tu Mama Tambien,
Cuaron suivait l'échappée frippone de deux adolescents et de Luisa,
la femme du cousin de l'un d'eux.
Durant tout le film, le réalisateur montrait le sexe presque exclusivement
comme une source de plaisir et de jouissance,
une pulsion vitale, parfois incontrôlée et immature,
mais fondamentalement bienfaisante.
Pour les personnages de Y Tu Mama Tambien,
le sexe et le plaisir qu'il procure sont des fins en soi
et les conséquences potentielles sont presque constamment éludées.
Alors que les protagonistes passent leur temps à baiser et à parler de sexe,
la question d'une grossesse non désirée n'est jamais évoquée…
et s'il est parfois fait mention de l'utilisation de préservatifs,
les scènes de sexe montrent
que leur utilisation n'est clairement pas la priorité des deux adolescents.
C'est tout juste si la question des enfants est évoquée durant le film.
Cette insouciance tend donc à rapprocher Y Tu Mama Tambien
d'une représentation très masculine de la sexualité,
où la recherche du plaisir relègue les conséquences potentielles au second plan.
Et si Cuaron pointe clairement l'immaturité des deux adolescents en ce qui concerne le sexe
son film reste largement bienveillant vis-à-vis de leur libido pour le moins exubérante.
À l'inverse, depuis les Fils de l'Homme,
le cinéma de Cuaron est hanté par la question de la stérilité,
de ses causes et de ses solutions potentielles.
Cette question est évidemment au coeur des Fils de l'Homme
puisque le film dépeint un futur dystopique où les femmes ne peuvent plus avoir d'enfants
et où l'humanité sombre progressivement dans la violence et le totalitarisme.
Mais elle est également présente dans Gravity.
Comme nous l'avions analysé dans notre ciné-club consacré au film,
le personnage de Ryan Stone qui a perdu goût à la vie
suite au décès de sa fille,
est assimilé à la planète Terre depuis son stade de bout de roche aride dérivant dans l'espace
jusqu'à sa renaissance et à son aboutissement en tant que berceau de la vie.
Enfin, cette question revient dans Roma
puisque non seulement le bébé de Cleo est une petite fille mort-née
mais, en plus de ça Cleo finira par avouer à ses employeurs et surtout à elle-même
qu'elle ne voulait pas de l'enfant.
On remarquera donc que les trois protagonistes des Fils de l'Homme, de Gravity et de Roma
sont des parents qui portent le deuil d'enfants morts.
Pour Alfonso Cuaron,
la question de la stérilité n'est donc pas seulement une question physiologique.
Ce n'est pas seulement l'impossibilité biologique d'avoir des enfants.
C'est aussi et surtout une question psychologique, politique et symbolique.
Cuaron semble ainsi hanté par la vision d'une humanité stérile,
une humanité incapable de percevoir la beauté du monde,
une humanité incapable de tendre vers des idéaux
qui dépassent la petitesse des intérêts personnels,
une humanité uniquement capable de semer la désolation autour d'elle,
bref une humanité qui, se faisant, se prive d'un futur.
Mais ça ne veut pas dire que Cuaron soit fondamentalement misanthrope.
Pour lui, cette tendance à la destruction n'est pas consubstantielle à l'humanité.
Au contraire,
pour Cuaron, elle est le résultat de l'hégémonie
d'une forme de masculinité violente, dominatrice et toxique.
De cette forme de masculinité découlent alors les différents rapports de domination,
qu'ils soient liés au genre, à la race ou à la classe sociale
Il est ainsi intéressant de noter qu'en adaptant les Fils de l'Homme,
Cuaron avait inversé la cause de la stérilité humaine.
Dans le livre de P. D. James, c'était les hommes qui devenaient stériles.
Dans son adaptation, ce sont les femmes qui deviennent incapables de porter des enfants.
comme si elles étaient elles-mêmes colonisées dans leur corps par une masculinité hégémonique
et devenaient alors trop masculines pour être mères.
Et de cette domination, découlait alors la dérive totalitaire et auto-destructrice
mise en scène par le film.
Cette logique ramenant les différentes oppressions sociales
à l'hégémonie d'une certaine masculinité
est certes plus subtile dans Roma
mais elle est néanmoins bien présente.
Par son procédé de mise en scène,
Cuaron décrit ainsi Cleo comme un personnage aliéné par les rapports de genre,
de classe et de race qui pèsent sur elle.
Durant tout le film, les mouvements de caméra se réduisent presque exclusivement
à des travellings ou des panoramiques horizontaux,
comme si Cleo était clouée au sol,
incapable de s'élever de sa condition…
et lorsque la caméra se permet un léger panoramique vertical,
celui-ci s'arrête bien vite
comme bloqué par les fils sur lesquels Cleo est en train d'étendre du linge.
Pour bien mettre l'accent sur cette logique de déplacement soit horizontal soit vertical,
Cuaron s'interdit en outre tout mouvement dans la profondeur,
ni zoom ni dezoom, ni travelling avant ou arrière.
En plus de cela,
Cuaron ne se prive pas d'expliciter les causes de l'aliénation de Cleo.
Elle est une femme, elle est pauvre elle est issue de la campagne,
et elle est mixtèque.
Résultat, un des enfants dont elle s'occupe peut se permettre
de lui intimer l'ordre d'arrêter de parler mixtèque au téléphone...
et lorsqu'elle est autorisée un moment à regarder la télé avec ses employeurs
elle est assise sur un coussin à même le sol,
avec la main d'un des enfants sur son épaule.
Si ce geste est évidemment affectueux,
la composition de la scène tend à assimiler Cleo à un animal de compagnie.
Cette scène trouve d'ailleurs un écho plus tard dans le film,
lorsqu'elle découvre que les chambres des domestiques de la propriété Bárcenas
sont décorées avec les têtes des animaux de compagnie des maîtres du domaine.
Et lorsqu'elle est face à Fermin qui est pourtant tout aussi pauvre qu'elle,
elle se trouve à nouveau rabaissée,
cette fois par rapport à son statut de femme qui la cantonne à un rôle de servante.
Dans Roma, tout comme dans les Fils de l'Homme,
Cuaron ne se prive donc pas de pointer une certaine forme de masculinité
comme cause des mécanismes d'oppression.
Ce sont en effet des hommes qui sont les acteurs des violences de genre et de classe,
que ce soit des violences verbales ou des menaces physiques.
Au travers des deux fils aînés et de la violence dont ils font preuve l'un envers l'autre,
Cuaron montre également comment la construction d'une masculinité violente
commence dès l'enfance au coeur de la cellule familiale.
En plus de ça,
Cuaron masculinise également la domination géopolitique des USA sur le Mexique.
Par exemple, lors de la scène de tir chez les Bárcenas,
un des personnages s'étonne que les femmes ne participent pas à l'exercice
et lorsqu'une des femmes lui fait remarquer qu'une femme y participe,
il répond "Ça ne compte pas, c'est une gringa."
Comme si le fait d'être américaine faisait d'elle quasiment un homme.
Dans le même temps, Cuaron pointe le fait qu'en fonction du statut social,
cette masculinité a différentes conséquences sur les hommes qui s'en revendiquent.
Par exemple, Antonio, le père de famille,
essaie de se donner l'allure d'un homme fort et dominant,
notamment à travers le choix d'une grosse voiture, américaine évidemment.
D'ailleurs, pour bien insister sur l'identification de l'homme à sa voiture,
Cuaron les filme tous les deux en train d'écraser une crotte de chien.
Au final, Antonio se révèle être un lâche.
Lorsqu'il croise Cléo sur le point d'accoucher,
il prétend n'être pas autorisé à venir l'assister.
Et lorsque l'obstétricienne lui rétorque qu'il est le bienvenue,
il trouve une excuse bidon pour s'esquiver...
Plus tard, il demande à sa femme d'emmener les enfants en week-end
pour ne pas avoir à affronter leur regard
lorsqu'il repasse chez lui pour récupérer ses affaires.
Pourtant il n'aura jamais à subir les conséquences de son comportement.
La seule conséquence, plus symbolique que réelle,
sera la destruction partielle puis la vente par sa femme de la grosse Ford Galaxy.
De son côté,
Fermin professe un idéal de virilité inspiré par les arts martiaux,
et en particulier par le kendo…
jusqu'au moment où on réalise que son entraînement était en réalité
un moyen de l'enrôler dans une milice paramilitaire,
milice par ailleurs dirigée par un Américain.
Ce faisant, Cuaron révèle que cette idéal de virilité
est en réalité une source d'aliénation
pour Fermin comme pour des dizaines d'hommes de sa classe sociale.
Mais Roma ne limite pas son propos aux aspects sociologiques et politiques
des rapports de domination.
Cuaron en explore également les aspects psychologiques et symboliques.
Pour cela il réutilise un procédé scénaristique déjà employé dans Gravity,
à savoir le recours aux quatre éléments que sont la terre, l'eau, l'air et le feu.
Le parcours de Cleo sera donc celui d'un personnage clouée au sol,
à qui il faudra passer par une épreuve liée à l'eau
pour enfin pouvoir s'élever vers le ciel
lors d'une scène donnant lieu au premier vrai panoramique vertical du film.
Ce final est d'ailleurs anticipé dans le tout premier plan du film
où la caméra capture le reflet du ciel sur un sol inondé.