Le chef d'une place assiégée doit-il sortir pour parlementer ?
1.
Lucius Marcius, légat des Romains, pendant la guerre contre Persée, Roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était nécessaire pour achever de mettre son armée au point, formula des propositions en vue d'un accord ; le Roi s'y laissa prendre, et lui accorda une trêve de quelques jours, fournissant ainsi à son ennemi l'occasion et la possibilité de s'armer – causant ainsi en fin de compte sa propre ruine. 2.
Les vieux sénateurs, se souvenant des mœurs de leurs pères, dénoncèrent cette pratique comme contraire à leurs anciennes traditions ; elles consistaient, disaient-ils, à combattre avec courage et non par la ruse, ni par surprise ou embuscades nocturnes, fuites simulées et contre-attaques inopinées ; de n'entreprendre une guerre qu'après l'avoir déclarée et souvent assigné l'heure et le lieu de la bataille. 3.
C'est dans le même esprit qu'ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître médecin[24], et aux Falisques leur déloyal maître d'école[25]. C'étaient là les formes vraiment romaines, non celles de la subtilité grecque ou l'astuce punique, pour lesquelles la victoire obtenue par la force est moins glorieuse que celle obtenue par la fraude. 4.
La tromperie peut être utile sur le moment. Mais seul se tient pour vaincu celui qui sait l'avoir été, non par la ruse ou la malchance, mais par la vaillance, troupe contre troupe, en une guerre loyale et régulière. On voit bien, par les propos de ces gens estimables, qu'ils n'avaient pas encore admis cette belle maxime : « ruse ou courage, qu'importe, contre un ennemi ? [Virgile Énéide , II, v.
390. ][26]
5.
Les Achéens, dit Polybe, détestaient l'emploi de la ruse dans leurs guerres, ne se considérant comme victorieux que lorsque les ennemis n'avaient plus le cœur à se battre. « que l'homme vénérable et sage sache que la vraie victoire est celle que l'on obtient sans manquer ni à la loyauté ni à l'honneur. [Juste Lipse, Politiques , V, 17.
Et un autre dit :
« Si c'est à vous ou à moi que le sort réserve le trône, que notre courage le montre.
[Ennius, cité par Cicéron in Des devoirs , I, 12]
6.
Au royaume de Ternate, parmi ces nations que nous appelons si facilement[27] barbares, la coutume est de ne pas entreprendre de guerre avant de l'avoir proclamée ; ils y ajoutent même tous les détails sur les moyens qu'ils comptent y employer : le nombre des combattants, les munitions, les armes offensives et défensives. Mais cela fait, si leurs ennemis ne cèdent pas et ne parviennent pas à un accord, ils se donnent le droit de se livrer aux pires extrémités, et n'estiment pas pour autant encourir de reproches pour trahison, ou ruse, ni pour tout autre moyen permettant de vaincre. [28]
7.
Les anciens Florentins étaient si éloignés de l'idée de prendre l'avantage sur leurs ennemis par surprise qu'ils les avertissaient un mois avant de mettre leur armée en campagne, en faisant continuellement sonner une cloche qu'ils appelaient « Martinella ». 8.
Quant à nous, moins scrupuleux, qui attribuons les honneurs de la guerre à celui qui en tire profit, et qui, après Lysandre, disons que si la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard, les occasions de surprise les plus courantes dérivent de cette pratique : et nous disons qu'il n'est pas d'heure où un chef doive avoir plus l'œil aux aguets que lors des traités et des pourparlers. C'est la raison pour laquelle, tous les hommes de guerre de notre temps vous le diront, il ne faut jamais que le Gouverneur d'une place assiégée sorte lui-même pour parlementer. 9.
Du temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montmort et de l'Assigny, qui défendaient Mousson contre le Comte de Nassau. Mais à ce compte-là, celui qui sortirait de façon à ce que la sécurité et l'avantage demeurent de son côté serait excusable. C'est ce que fit, en la ville de Rege, le Comte Guy de Rangon (s'il faut en croire Du Bellay, car Guichardin dit que ce fut lui-même), quand le Seigneur de l'Escut s'en approcha pour parlementer : il s'éloigna si peu de son fort qu'une échauffourée s'étant produit pendant les pourparlers, non seulement Monsieur de l'Escut et sa troupe, qui s'était approchée avec lui, se trouva avoir le dessous, et qu'Alexandre de Trivulce y fut tué, mais que lui-même fut contraint, pour plus de sécurité, de suivre le Comte, et de se mettre à l'abri, sur sa bonne foi, à l'intérieur de la ville. 10.
Eumène, dans la ville de Nora, était assiégé par Antigonos. Ce dernier insistait pour qu'il sortît lui parler, alléguant que c'était normal, puisque lui, Antigonos, était le plus grand et le plus fort. Eumène lui fit cette noble réponse : « Je n'estimerai jamais qu'il y a un homme plus grand que moi tant que j'aurai mon épée sous la main », et il n'y consentit que quand Antigonos lui eut donné son neveu Ptolémée en otage, comme il le demandait. 11.
Il en est pourtant qui se sont bien trouvés de sortir parce que l'assaillant leur avait donné sa parole : ainsi Henry de Vaux[29], chevalier champenois, lorsqu'il était assiégé dans le château de Commercy par les Anglais. Barthélémy de Bonnes, qui dirigeait le siège, ayant fait saper de l'extérieur la plus grande partie du château, de sorte qu'il ne restait plus qu'à mettre le feu pour écraser les assiégés sous les décombres, somma ledit Henry de sortir parlementer dans son propre intérêt, ce qu'il fit, avec trois autres. Sa ruine inéluctable lui ayant été mise devant les yeux, il se sentit du coup extrêmement redevable envers son ennemi, et se rendit donc à sa discrétion avec sa troupe. À la suite de quoi, le feu ayant été mis, et les étançons de bois venant à céder, le château s'effondra de fond en comble. 12.
Je me fie aisément à la parole d'autrui. Mais je le ferais malaisément si je devais par là donner à penser que je le fais par désespoir, ou par manque de courage, plutôt que librement et par confiance en sa loyauté.