Part (4,5,6)
CHAPITRE IV.
L'HABITATION DU LAPIN BLANC.
C'était le Lapin Blanc qui revenait en trottinant, et qui cherchait de tous côtés, d'un air inquiet, comme s'il avait perdu quelque chose ; Alice l'entendit qui marmottait : « La Duchesse !
La Duchesse ! Oh ! mes pauvres pattes ; oh ! ma robe et mes moustaches ! Elle me fera guillotiner aussi vrai que des furets sont des furets ! Où pourrais-je bien les avoir perdus ? » Alice devina tout de suite qu'il cherchait l'éventail et la paire de gants paille, et, comme elle avait bon cœur, elle se mit à les chercher aussi ; mais pas moyen de les trouver.
Du reste, depuis son bain dans la mare aux larmes, tout était changé : la salle, la table de verre, et la petite porte avaient complétement disparu.
Bientôt le Lapin aperçut Alice qui furetait ; il lui cria d'un ton d'impatience : « Eh bien !
Marianne, que faites-vous ici ? Courez vite à la maison me chercher une paire de gants et un éventail ! Allons, dépêchons-nous. » Alice eut si grand' peur qu'elle se mit aussitôt à courir dans la direction qu'il indiquait, sans chercher à lui expliquer qu'il se trompait. « Il m'a pris pour sa bonne, » se disait-elle en courant.
« Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! Mais je ferai bien de lui porter ses gants et son éventail ; c'est-à-dire, si je les trouve. » Ce disant, elle arriva en face d'une petite maison, et vit sur la porte une plaque en cuivre avec ces mots, « JEAN LAPIN. » Elle monta l'escalier, entra sans frapper, tout en tremblant de rencontrer la vraie Marianne, et d'être mise à la porte avant d'avoir trouvé les gants et l'éventail.
« Que c'est drôle, » se dit Alice, « de faire des commissions pour un lapin !
Bientôt ce sera Dinah qui m'enverra en commission. » Elle se prit alors à imaginer comment les choses se passeraient. — « « Mademoiselle Alice, venez ici tout de suite vous apprêter pour la promenade. » « Dans l'instant, ma bonne ! Il faut d'abord que je veille sur ce trou jusqu'à ce que Dinah revienne, pour empêcher que la souris ne sorte. » Mais je ne pense pas, » continua Alice, « qu'on garderait Dinah à la maison si elle se mettait dans la tête de commander comme cela aux gens. » Tout en causant ainsi, Alice était entrée dans une petite chambre bien rangée, et, comme elle s'y attendait, sur une petite table dans l'embrasure de la fenêtre, elle vit un éventail et deux ou trois paires de gants de chevreau tout petits. Elle en prit une paire, ainsi que l'éventail, et allait quitter la chambre lorsqu'elle aperçut, près du miroir, une petite bouteille. Cette fois il n'y avait pas l'inscription BUVEZ-MOI — ce qui n'empêcha pas Alice de la déboucher et de la porter à ses lèvres. « Il m'arrive toujours quelque chose d'intéressant, » se dit-elle, « lorsque je mange ou que je bois. Je vais voir un peu l'effet de cette bouteille. J'espère bien qu'elle me fera regrandir, car je suis vraiment fatiguée de n'être qu'une petite nabote ! » C'est ce qui arriva en effet, et bien plus tôt qu'elle ne s'y attendait. Elle n'avait pas bu la moitié de la bouteille, que sa tête touchait au plafond et qu'elle fut forcée de se baisser pour ne pas se casser le cou. Elle remit bien vite la bouteille sur la table en se disant : « En voilà assez ; j'espère ne pas grandir davantage. Je ne puis déjà plus passer par la porte. Oh ! je voudrais bien n'avoir pas tant bu ! » Hélas ! il était trop tard ; elle grandissait, grandissait, et eut bientôt à se mettre à genoux sur le plancher. Mais un instant après, il n'y avait même plus assez de place pour rester dans cette position, et elle essaya de se tenir étendue
par terre, un coude contre la porte et l'autre bras passé autour de sa tête.
Cependant, comme elle grandissait toujours, elle fut obligée, comme dernière ressource, de laisser pendre un de ses bras par la fenêtre et d'enfoncer un pied dans la cheminée en disant : « À présent c'est tout ce que je peux faire, quoi qu'il arrive. Que vais-je devenir ? » Heureusement pour Alice, la petite bouteille magique avait alors produit tout son effet, et elle cessa de grandir. Cependant sa position était bien gênante, et comme il ne semblait pas y avoir la moindre chance qu'elle pût jamais sortir de cette chambre, il n'y a pas à s'étonner qu'elle se trouvât bien malheureuse.
« C'était bien plus agréable chez nous, » pensa la pauvre enfant.
« Là du moins je ne passais pas mon temps à grandir et à rapetisser, et je n'étais pas la domestique des lapins et des souris. Je voudrais bien n'être jamais descendue dans ce terrier ; et pourtant c'est assez drôle cette manière de vivre ! Je suis curieuse de savoir ce que c'est qui m'est arrivé. Autrefois, quand je lisais des contes de fées, je m'imaginais que rien de tout cela ne pouvait être, et maintenant me voilà en pleine féerie. On devrait faire un livre sur mes aventures ; il y aurait de quoi ! Quand je serai grande j'en ferai un, moi. — Mais je suis déjà bien grande ! » dit-elle tristement. « Dans tous les cas, il n'y a plus de place ici pour grandir davantage. » « Mais alors, » pensa Alice, « ne serai-je donc jamais plus vieille que je ne le suis maintenant ? D'un côté cela aura ses avantages, ne jamais être une vieille femme. Mais alors avoir toujours des leçons à apprendre ! Oh, je n'aimerais pas cela du tout. » « Oh ! Alice, petite folle, » se répondit-elle. « Comment pourriez-vous apprendre des leçons ici ? Il y a à peine de la place pour vous, et il n'y en a pas du tout pour vos livres de leçons. » Et elle continua ainsi, faisant tantôt les demandes et tantôt les réponses, et établissant sur ce sujet toute une conversation ; mais au bout de quelques instants elle entendit une voix au dehors, et s'arrêta pour écouter. « Marianne !
Marianne ! » criait la voix ; « allez chercher mes gants bien vite ! » Puis Alice entendit des piétinements dans l'escalier. Elle savait que c'était le Lapin qui la cherchait ; elle trembla si fort qu'elle en ébranla la maison, oubliant que maintenant elle était mille fois plus grande que le Lapin, et n'avait rien à craindre de lui.
Le Lapin, arrivé à la porte, essaya de l'ouvrir ; mais, comme elle s'ouvrait en dedans et que le coude d'Alice était fortement appuyé contre la porte, la tentative fut vaine.
Alice entendit le Lapin qui murmurait : « C'est bon, je vais faire le tour et j'entrerai par la fenêtre. » « Je t'en défie ! » pensa Alice.
Elle attendit un peu ; puis, quand elle crut que le Lapin était sous la fenêtre, elle étendit le bras tout à coup pour le saisir ; elle ne prit que du vent. Mais elle entendit un petit cri, puis le bruit d'une chute et de vitres cassées (ce qui lui fit penser que le Lapin était tombé sur les châssis de quelque serre à concombre), puis une voix colère, celle du Lapin : « Patrice ! Patrice ! où es-tu ? » Une voix qu'elle ne connaissait pas répondit : « Me v'là, not' maître ! J'bêchons la terre pour trouver des pommes ! » « Pour trouver des pommes ! » dit le Lapin furieux. « Viens m'aider à me tirer d'ici. » (Nouveau bruit de vitres cassées. ) « Dis-moi un peu, Patrice, qu'est-ce qu'il y a là à la fenêtre ? » « Ça, not' maître, c'est un bras. » « Un bras, imbécile ! Qui a jamais vu un bras de cette dimension ? Ça bouche toute la fenêtre. » « Bien sûr, not' maître, mais c'est un bras tout de même. » « Dans tous les cas il n'a rien à faire ici. Enlève-moi ça bien vite. » Il se fit un long silence, et Alice n'entendait plus que des chuchotements de temps à autre, comme : « Maître, j'osons point. » — « Fais ce que je te dis, capon ! » Alice étendit le bras de nouveau comme pour agripper quelque chose ; cette fois il y eut deux petits cris et encore un bruit de vitres cassées. « Que de châssis il doit y avoir là ! » pensa Alice. « Je me demande ce qu'ils vont faire à présent. Quant à me retirer par la fenêtre, je le souhaite de tout mon cœur, car je n'ai pas la moindre envie de rester ici plus longtemps ! » Il se fit quelques instants de silence. À la fin, Alice entendit un bruit de petites roues, puis le son d'un grand nombre de voix ; elle distingua ces mots : « Où est l'autre échelle ? — Je n'avais point qu'à en apporter une ; c'est Jacques qui a l'autre. — Allons, Jacques, apporte ici, mon garçon ! — Dressez-les là au coin. — Non, attachez-les d'abord l'une au bout de l'autre. — Elles ne vont pas encore moitié assez haut. — Ça fera l'affaire ; ne soyez pas si difficile. — Tiens, Jacques, attrape ce bout de corde. — Le toit portera-t-il bien ? — Attention à cette tuile qui ne tient pas. — Bon ! la voilà qui dégringole. Gare les têtes ! » (Il se fit un grand fracas.) « Qui a fait cela ? — Je crois bien que c'est Jacques. — Qui est-ce qui va descendre par la cheminée ? — Pas moi, bien sûr ! Allez-y, vous. — Non pas, vraiment. — C'est à vous, Jacques, à descendre. — Hohé, Jacques, not' maître dit qu'il faut que tu descendes par la cheminée ! » « Ah ! » se dit Alice, « c'est donc Jacques qui va descendre. Il paraît qu'on met tout sur le dos de Jacques. Je ne voudrais pas pour beaucoup être Jacques. Ce foyer est étroit certainement, mais je crois bien que je pourrai tout de même lui lancer un coup de pied. » Elle retira son pied aussi bas que possible, et ne bougea plus jusqu'à ce qu'elle entendît le bruit d'un petit animal (elle ne pouvait deviner de quelle espèce) qui grattait et cherchait à descendre dans la cheminée, juste au-dessus d'elle ; alors se disant : « Voilà Jacques sans doute, » elle lança un bon coup de pied, et attendit pour voir ce qui allait arriver. La première chose qu'elle entendit fut un cri général de : « Tiens, voilà Jacques en l'air !
» Puis la voix du Lapin, qui criait : « Attrapez-le, vous là-bas, près de la haie ! » Puis un long silence ; ensuite un mélange confus de voix : « Soutenez-lui la tête. — De l'eau-de-vie maintenant. — Ne le faites pas engouer. — Qu'est-ce donc, vieux camarade ? — Que t'est-il arrivé ? Raconte-nous ça ! » Enfin une petite voix faible et flûtée se fit entendre. (« C'est la voix de Jacques, » pensa Alice.) « Je n'en sais vraiment rien. Merci, c'est assez ; je me sens mieux maintenant ; mais je suis encore trop bouleversé pour vous conter la chose. Tout ce que je sais, c'est que j'ai été poussé comme par un ressort, et que je suis parti en l'air comme une fusée. » « Ça, c'est vrai, vieux camarade, » disaient les autres. « Il faut mettre le feu à la maison, » dit le Lapin.
Alors Alice cria de toutes ses forces : « Si vous osez faire cela, j'envoie Dinah à votre poursuite.
» Il se fit tout à coup un silence de mort. « Que vont-ils faire à présent ? » pensa Alice. « S'ils avaient un peu d'esprit, ils enlèveraient le toit. » Quelques minutes après, les allées et venues recommencèrent, et Alice entendit le Lapin, qui disait : « Une brouettée d'abord, ça suffira. » « Une brouettée de quoi ? » pensa Alice. Il ne lui resta bientôt plus de doute, car, un instant après, une grêle de petits cailloux vint battre contre la fenêtre, et quelques-uns même l'atteignirent au visage. « Je vais bientôt mettre fin à cela, » se dit-elle ; puis elle cria : « Vous ferez bien de ne pas recommencer. » Ce qui produisit encore un profond silence.
Alice remarqua, avec quelque surprise, qu'en tombant sur le plancher les cailloux se changeaient en petits gâteaux, et une brillante idée lui traversa l'esprit.
« Si je mange un de ces gâteaux, » pensa-t-elle, « cela ne manquera pas de me faire ou grandir ou rapetisser ; or, je ne puis plus grandir, c'est impossible, donc je rapetisserai ! » Elle avala un des gâteaux, et s'aperçut avec joie qu'elle diminuait rapidement. Aussitôt qu'elle fut assez petite pour passer par la porte, elle s'échappa de la maison, et trouva toute une foule d'oiseaux et d'autres petits animaux qui attendaient dehors. Le pauvre petit lézard, Jacques, était au milieu d'eux, soutenu par des cochons d'Inde, qui le faisaient boire à une bouteille. Tous se précipitèrent sur Alice aussitôt qu'elle parut ; mais elle se mit à courir de toutes ses forces, et se trouva bientôt en sûreté dans un bois touffu.
« La première chose que j'aie à faire, » dit Alice en errant çà et là dans les bois, « c'est de revenir à ma première grandeur ; la seconde, de chercher un chemin qui me conduise dans ce ravissant jardin.
C'est là, je crois, ce que j'ai de mieux à faire ! » En effet c'était un plan de campagne excellent, très-simple et très-habilement combiné. Toute la difficulté était de savoir comment s'y prendre pour l'exécuter. Tandis qu'elle regardait en tapinois et avec précaution à travers les arbres, un petit aboiement sec, juste au-dessus de sa tête, lui fit tout à coup lever les yeux.
Un jeune chien (qui lui parut énorme) la regardait avec de grands yeux ronds, et étendait légèrement la patte pour tâcher de la toucher.
« Pauvre petit ! » dit Alice d'une voix caressante et essayant de siffler. Elle avait une peur terrible cependant, car elle pensait qu'il pouvait bien avoir faim, et que dans ce cas il était probable qu'il la mangerait, en dépit de toutes ses câlineries. Sans trop savoir ce qu'elle faisait, elle ramassa une petite baguette et la présenta au petit chien qui bondit des quatre pattes à la fois, aboyant de joie, et se jeta sur le bâton comme pour jouer avec. Alice passa de l'autre côté d'un gros chardon pour n'être pas foulée aux pieds. Sitôt qu'elle reparut, le petit chien se précipita de nouveau sur le bâton, et, dans son empressement de le saisir, butta et fit une cabriole. Mais Alice, trouvant que cela ressemblait beaucoup à une partie qu'elle ferait avec un cheval de charrette, et craignant à chaque instant d'être écrasée par le chien, se remit à tourner autour du chardon. Alors le petit chien fit une série de charges contre le bâton. Il avançait un peu chaque fois, puis reculait bien loin en faisant des aboiements rauques ; puis enfin il se coucha à une grande distance de là, tout haletant, la langue pendante, et ses grands yeux à moitié fermés.
Alice jugea que le moment était venu de s'échapper.
Elle prit sa course aussitôt, et ne s'arrêta que lorsqu'elle se sentit fatiguée et hors d'haleine, et qu'elle n'entendit plus que faiblement dans le lointain les aboiements du petit chien.
« C'était pourtant un bien joli petit chien, » dit Alice, en s'appuyant sur un bouton d'or pour se reposer, et en s'éventant avec une des feuilles de la plante.
« Je lui aurais volontiers enseigné tout plein de jolis tours si — si j'avais été assez grande pour cela ! Oh ! mais j'oubliais que j'avais encore à grandir ! Voyons. Comment faire ? Je devrais sans doute boire ou manger quelque chose ; mais quoi ? Voilà la grande question. » En effet, la grande question était bien de savoir quoi ? Alice regarda tout autour d'elle les fleurs et les brins d'herbes ; mais elle ne vit rien qui lui parût bon à boire ou à manger dans les circonstances présentes.
Près d'elle poussait un large champignon, à peu près haut comme elle.
Lorsqu'elle l'eut examiné par-dessous, d'un côté et de l'autre, par-devant et par-derrière, l'idée lui vint qu'elle ferait bien de regarder ce qu'il y avait dessus.
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et, glissant les yeux par-dessus le bord du champignon, ses regards rencontrèrent ceux d'une grosse chenille bleue assise au sommet, les bras croisés, fumant tranquillement une longue pipe turque sans faire la moindre attention à elle ni à quoi que ce fût.
CHAPITRE V. CONSEILS D'UNE CHENILLE.
La Chenille et Alice se considérèrent un instant en silence.
Enfin la Chenille sortit le houka de sa bouche, et lui adressa la parole d'une voix endormie et traînante.
« Qui êtes-vous ?
» dit la Chenille.
Ce n'était pas là une manière encourageante d'entamer la conversation. Alice répondit, un peu confuse : « Je — je le sais à peine moi-même quant à présent. Je sais bien ce que j'étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changé plusieurs fois depuis. » « Qu'entendez-vous par là ? » dit la Chenille d'un ton sévère. « Expliquez-vous. » « Je crains bien de ne pouvoir pas m'expliquer, » dit Alice, « car, voyez-vous, je ne suis plus moi-même. » « Je ne vois pas du tout, » répondit la Chenille. « J'ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement, » répliqua Alice fort poliment ; « car d'abord je n'y comprends rien moi-même.
Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille un peu les idées. » « Pas du tout, » dit la Chenille. « Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue, » dit Alice.
« Mais quand vous deviendrez chrysalide, car c'est ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu drôle, qu'en dites-vous ? » « Pas du tout, » dit la Chenille. « Vos sensations sont peut-être différentes des miennes, » dit Alice. « Tout ce que je sais, c'est que cela me semblerait bien drôle à moi. » « À vous ! » dit la Chenille d'un ton de mépris. « Qui êtes-vous ? » Cette question les ramena au commencement de la conversation. Alice, un peu irritée du parler bref de la Chenille, se redressa de toute sa hauteur et répondit bien gravement : « Il me semble que vous devriez d'abord me dire qui vous êtes vous-même.
» « Pourquoi ? » dit la Chenille. C'était encore là une question bien embarrassante ; et comme Alice ne trouvait pas de bonne raison à donner, et que la Chenille avait l'air de très-mauvaise humeur, Alice lui tourna le dos et s'éloigna. « Revenez, » lui cria la Chenille.
« J'ai quelque chose d'important à vous dire ! » L'invitation était engageante assurément ; Alice revint sur ses pas. « Ne vous emportez pas, » dit la Chenille.
« Est-ce tout ?
» dit Alice, cherchant à retenir sa colère.
« Non, » répondit la Chenille.
Alice pensa qu'elle ferait tout aussi bien d'attendre, et qu'après tout la Chenille lui dirait peut-être quelque chose de bon à savoir.
La Chenille continua de fumer pendant quelques minutes sans rien dire. Puis, retirant enfin la pipe de sa bouche, elle se croisa les bras et dit : « Ainsi vous vous figurez que vous êtes changée, hein ? » « Je le crains bien, » dit Alice. « Je ne peux plus me souvenir des choses comme autrefois, et je ne reste pas dix minutes de suite de la même grandeur ! » « De quoi est-ce que vous ne pouvez pas vous souvenir ? » dit la Chenille. « J'ai essayé de réciter la fable de Maître Corbeau, mais ce n'était plus la même chose, » répondit Alice d'un ton chagrin. « Récitez : « Vous êtes vieux, Père Guillaume, » » dit la Chenille.
Alice croisa les mains et commença :
« Vous êtes vieux, Père Guillaume.
Vous avez des cheveux tout gris… La tête en bas ! Père Guillaume ; À votre âge, c'est peu permis !
— Étant jeune, pour ma cervelle Je craignais fort, mon cher enfant ; Je n'en ai plus une parcelle, J'en suis bien certain maintenant.
— Vous êtes vieux, je vous l'ai dit, Mais comment donc par cette porte, Vous, dont la taille est comme un muid !
Cabriolez-vous de la sorte ?
— Étant jeune, mon cher enfant, J'avais chaque jointure bonne ; Je me frottais de cet onguent ; Si vous payez je vous en donne.
— Vous êtes vieux, et vous mangez Les os comme de la bouillie ; Et jamais rien ne me laissez.
Comment faites-vous, je vous prie ?
— Étant jeune, je disputais Tous les jours avec votre mère ; C'est ainsi que je me suis fait Un si puissant os maxillaire.
— Vous êtes vieux, par quelle adresse Tenez-vous debout sur le nez Une anguille qui se redresse Droit comme un I quand vous sifflez ?
— Cette question est trop sotte !
Cessez de babiller ainsi, Ou je vais, du bout de ma botte, Vous envoyer bien loin d'ici. » « Ce n'est pas cela, » dit la Chenille. « Pas tout à fait, je le crains bien, » dit Alice timidement.
« Tous les mots ne sont pas les mêmes. » « C'est tout de travers d'un bout à l'autre, » dit la Chenille d'un ton décidé ; et il se fit un silence de quelques minutes. La Chenille fut la première à reprendre la parole.
« De quelle grandeur voulez-vous être ?
» demanda-t-elle.
« Oh ! je ne suis pas difficile, quant à la taille, » reprit vivement Alice. « Mais vous comprenez bien qu'on n'aime pas à en changer si souvent. » « Je ne comprends pas du tout, » dit la Chenille. Alice se tut ; elle n'avait jamais de sa vie été si souvent contredite, et elle sentait qu'elle allait perdre patience.
« Êtes-vous satisfaite maintenant ?
» dit la Chenille. « J'aimerais bien à être un petit peu plus grande, si cela vous était égal, » dit Alice. « Trois pouces de haut, c'est si peu ! » « C'est une très-belle taille, » dit la Chenille en colère, se dressant de toute sa hauteur. (Elle avait tout juste trois pouces de haut. ) « Mais je n'y suis pas habituée, » répliqua Alice d'un ton piteux, et elle fit cette réflexion : « Je voudrais bien que ces gens-là ne fussent pas si susceptibles. » « Vous finirez par vous y habituer, » dit la Chenille. Elle remit la pipe à sa bouche, et fuma de plus belle.
Cette fois Alice attendit patiemment qu'elle se décidât à parler.
Au bout de deux ou trois minutes la Chenille sortit le houka de sa bouche, bâilla une ou deux fois et se secoua ; puis elle descendit de dessus le champignon, glissa dans le gazon, et dit tout simplement en s'en allant : « Un côté vous fera grandir, et l'autre vous fera rapetisser. » « Un côté de quoi, l'autre côté de quoi ? » pensa Alice. « Du champignon, » dit la Chenille, comme si Alice avait parlé tout haut ; et un moment après la Chenille avait disparu. Alice contempla le champignon d'un air pensif pendant un instant, essayant de deviner quels en étaient les côtés ; et comme le champignon était tout rond, elle trouva la question fort embarrassante.
Enfin elle étendit ses bras tout autour, en les allongeant autant que possible, et, de chaque main, enleva une petite partie du bord du champignon.
« Maintenant, lequel des deux ?
» se dit-elle, et elle grignota un peu du morceau de la main droite pour voir quel effet il produirait. Presque aussitôt elle reçut un coup violent sous le menton ; il venait de frapper contre son pied.
Ce brusque changement lui fit grand' peur, mais elle comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre, car elle diminuait rapidement.
Elle se mit donc bien vite à manger un peu de l'autre morceau. Son menton était si rapproché de son pied qu'il y avait à peine assez de place pour qu'elle pût ouvrir la bouche. Elle y réussit enfin, et parvint à avaler une partie du morceau de la main gauche.
« Voilà enfin ma tête libre, » dit Alice d'un ton joyeux qui se changea bientôt en cris d'épouvante, quand elle s'aperçut de l'absence de ses épaules.
Tout ce qu'elle pouvait voir en regardant en bas, c'était un cou long à n'en plus finir qui semblait se dresser comme une tige, du milieu d'un océan de verdure s'étendant bien loin au-dessous d'elle,
« Qu'est-ce que c'est que toute cette verdure ?
» dit Alice. « Et où donc sont mes épaules ? Oh ! mes pauvres mains ! Comment se fait-il que je ne puis vous voir ? » Tout en parlant elle agitait les mains, mais il n'en résulta qu'un petit mouvement au loin parmi les feuilles vertes.
Comme elle ne trouvait pas le moyen de porter ses mains à sa tête, elle tâcha de porter sa tête à ses mains, et s'aperçut avec joie que son cou se repliait avec aisance de tous côtés comme un serpent.
Elle venait de réussir à le plier en un gracieux zigzag, et allait plonger parmi les feuilles, qui étaient tout simplement le haut des arbres sous lesquels elle avait erré, quand un sifflement aigu la força de reculer promptement ; un gros pigeon venait de lui voler à la figure, et lui donnait de grands coups d'ailes.
« Serpent !
» criait le Pigeon.
« Je ne suis pas un serpent, » dit Alice, avec indignation.
« Laissez-moi tranquille. » « Serpent ! Je le répète, » dit le Pigeon, mais d'un ton plus doux ; puis il continua avec une espèce de sanglot : « J'ai essayé de toutes les façons, rien ne semble les satisfaire. » « Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire, » répondit Alice. « J'ai essayé des racines d'arbres ; j'ai essayé des talus ; j'ai essayé des haies, » continua le Pigeon sans faire attention à elle.
« Mais ces serpents ! il n'y a pas moyen de les satisfaire. » Alice était de plus en plus intriguée, mais elle pensa que ce n'était pas la peine de rien dire avant que le Pigeon eût fini de parler. « Je n'ai donc pas assez de mal à couver mes œufs, » dit le Pigeon.
« Il faut encore que je guette les serpents nuit et jour. Je n'ai pas fermé l'œil depuis trois semaines ! » « Je suis fâchée que vous ayez été tourmenté, » dit Alice, qui commençait à comprendre. « Au moment où je venais de choisir l'arbre le plus haut de la forêt, » continua le Pigeon en élevant la voix jusqu'à crier, — « au moment où je me figurais que j'allais en être enfin débarrassé, les voilà qui tombent du ciel « en replis tortueux.
» Oh ! le vilain serpent ! » « Mais je ne suis pas un serpent, » dit Alice. « Je suis une — Je suis — »
« Eh bien !
qu'êtes-vous ! » dit le Pigeon « Je vois que vous cherchez à inventer quelque chose. » « Je — je suis une petite fille, » répondit Alice avec quelque hésitation, car elle se rappelait combien de changements elle avait éprouvés ce jour-là. « Voilà une histoire bien vraisemblable !
» dit le Pigeon d'un air de profond mépris. « J'ai vu bien des petites filles dans mon temps, mais je n'en ai jamais vu avec un cou comme cela. Non, non ; vous êtes un serpent ; il est inutile de le nier. Vous allez sans doute me dire que vous n'avez jamais mangé d'œufs. » « Si fait, j'ai mangé des œufs, » dit Alice, qui ne savait pas mentir ; « mais vous savez que les petites filles mangent des œufs aussi bien que les serpents. » « Je n'en crois rien, » dit le Pigeon, « mais s'il en est ainsi, elles sont une espèce de serpent ; c'est tout ce que j'ai à vous dire. » Cette idée était si nouvelle pour Alice qu'elle resta muette pendant une ou deux minutes, ce qui donna au Pigeon le temps d'ajouter : « Vous cherchez des œufs, ça j'en suis bien sûr, et alors que m'importe que vous soyez une petite fille ou un serpent ? » « Cela m'importe beaucoup à moi, » dit Alice vivement ; « mais je ne cherche pas d'œufs justement, et quand même j'en chercherais je ne voudrais pas des vôtres ; je ne les aime pas crus. » « Eh bien ! allez-vous-en alors, » dit le Pigeon d'un ton boudeur en se remettant dans son nid. Alice se glissa parmi les arbres du mieux qu'elle put en se baissant, car son cou s'entortillait dans les branches, et à chaque instant il lui fallait s'arrêter et le désentortiller. Au bout de quelque temps, elle se rappela qu'elle tenait encore dans ses mains les morceaux de champignon, et elle se mit à l'œuvre avec grand soin, grignotant tantôt l'un, tantôt l'autre, et tantôt grandissant, tantôt rapetissant, jusqu'à ce qu'enfin elle parvint à se ramener à sa grandeur naturelle.
Il y avait si longtemps qu'elle n'avait été d'une taille raisonnable que cela lui parut d'abord tout drôle, mais elle finit par s'y accoutumer, et commença à se parler à elle-même, comme d'habitude.
« Allons, voilà maintenant la moitié de mon projet exécuté. Comme tous ces changements sont embarrassants ! Je ne suis jamais sûre de ce que je vais devenir d'une minute à l'autre. Toutefois, je suis redevenue de la bonne grandeur ; il me reste maintenant à pénétrer dans ce magnifique jardin. Comment faire ? » En disant ces mots elle arriva tout à coup à une clairière, où se trouvait une maison d'environ quatre pieds de haut. « Quels que soient les gens qui demeurent là, » pensa Alice, « il ne serait pas raisonnable de se présenter à eux grande comme je suis. Ils deviendraient fous de frayeur. » Elle se mit de nouveau à grignoter le morceau qu'elle tenait dans sa main droite, et ne s'aventura pas près de la maison avant d'avoir réduit sa taille à neuf pouces.
CHAPITRE VI.
PORC ET POIVRE.
Alice resta une ou deux minutes à regarder à la porte ; elle se demandait ce qu'il fallait faire, quand tout à coup un laquais en livrée sortit du bois en courant.
(Elle le prit pour un laquais à cause de sa livrée ; sans cela, à n'en juger que par la figure, elle l'aurait pris pour un poisson.) Il frappa fortement avec son doigt à la porte. Elle fut ouverte par un autre laquais en livrée qui avait la face toute ronde et de gros yeux comme une grenouille. Alice remarqua que les deux laquais avaient les cheveux poudrés et tout frisés. Elle se sentit piquée de curiosité, et, voulant savoir ce que tout cela signifiait, elle se glissa un peu en dehors du bois afin d'écouter. Le Laquais-Poisson prit de dessous son bras une lettre énorme, presque aussi grande que lui, et la présenta au Laquais-Grenouille en disant d'un ton solennel : « Pour Madame la Duchesse, une invitation de la Reine à une partie de croquet. » Le Laquais-Grenouille répéta sur le même ton solennel, en changeant un peu l'ordre des mots : « De la part de la Reine une invitation pour Madame la Duchesse à une partie de croquet ; » puis tous deux se firent un profond salut et les boucles de leurs chevelures s'entremêlèrent.
Cela fit tellement rire Alice qu'elle eut à rentrer bien vite dans le bois de peur d'être entendue ; et quand elle avança la tête pour regarder de nouveau, le Laquais-Poisson était parti, et l'autre était assis par terre près de la route, regardant niaisement en l'air.
Alice s'approcha timidement de la porte et frappa.
« Cela ne sert à rien du tout de frapper, » dit le Laquais, « et cela pour deux raisons : premièrement, parce que je suis du même côté de la porte que vous ; deuxièmement, parce qu'on fait là-dedans un tel bruit que personne ne peut vous entendre.
» En effet, il se faisait dans l'intérieur un bruit extraordinaire, des hurlements et des éternuements continuels, et de temps à autre un grand fracas comme si on brisait de la vaisselle.
« Eh bien ! comment puis-je entrer, s'il vous plaît ? » demanda Alice.
« Il y aurait quelque bon sens à frapper à cette porte, » continua le Laquais sans l'écouter, « si nous avions la porte entre nous deux.
Par exemple, si vous étiez à l'intérieur vous pourriez frapper et je pourrais vous laisser sortir. » Il regardait en l'air tout le temps qu'il parlait, et Alice trouvait cela très-impoli. « Mais peut-être ne peut-il pas s'en empêcher, » dit-elle ; « il a les yeux presque sur le sommet de la tête. Dans tous les cas il pourrait bien répondre à mes questions. — Comment faire pour entrer ? » répéta-t-elle tout haut.
« Je vais rester assis ici, » dit le Laquais, « jusqu'à demain — »
Au même instant la porte de la maison s'ouvrit, et une grande assiette vola tout droit dans la direction de la tête du Laquais ; elle lui effleura le nez, et alla se briser contre un arbre derrière lui.
« — ou le jour suivant peut-être, » continua le Laquais sur le même ton, tout comme si rien n'était arrivé.
« Comment faire pour entrer ?
» redemanda Alice en élevant la voix.
« Mais devriez-vous entrer ?
» dit le Laquais. « C'est ce qu'il faut se demander, n'est-ce pas ? » Bien certainement, mais Alice trouva mauvais qu'on le lui dît. « C'est vraiment terrible, » murmura-t-elle, « de voir la manière dont ces gens-là discutent, il y a de quoi rendre fou. » Le Laquais trouva l'occasion bonne pour répéter son observation avec des variantes. « Je resterai assis ici, » dit-il, « l'un dans l'autre, pendant des jours et des jours ! » « Mais que faut-il que je fasse ? » dit Alice. « Tout ce que vous voudrez, » dit le Laquais ; et il se mit à siffler. « Oh ! ce n'est pas la peine de lui parler, » dit Alice, désespérée ; « c'est un parfait idiot.
» Puis elle ouvrit la porte et entra.
La porte donnait sur une grande cuisine qui était pleine de fumée d'un bout à l'autre.
La Duchesse était assise sur un tabouret à trois pieds, au milieu de la cuisine, et dorlotait un bébé ; la cuisinière, penchée sur le feu, brassait quelque chose dans un grand chaudron qui paraissait rempli de soupe.
« Bien sûr, il y a trop de poivre dans la soupe, » se dit Alice, tout empêchée par les éternuements.
Il y en avait certainement trop dans l'air.
La Duchesse elle-même éternuait de temps en temps, et quant au bébé il éternuait et hurlait alternativement sans aucune interruption. Les deux seules créatures qui n'éternuassent pas, étaient la cuisinière et un gros chat assis sur l'âtre et dont la bouche grimaçante était fendue d'une oreille à l'autre.
« Pourriez-vous m'apprendre, » dit Alice un peu timidement, car elle ne savait pas s'il était bien convenable qu'elle parlât la première, « pourquoi votre chat grimace ainsi ?
» « C'est un Grimaçon, » dit la Duchesse ; « voilà pourquoi. — Porc ! » Elle prononça ce dernier mot si fort et si subitement qu'Alice en frémit. Mais elle comprit bientôt que cela s'adressait au bébé et non pas à elle ; elle reprit donc courage et continua :
« J'ignorais qu'il y eût des chats de cette espèce.
Au fait j'ignorais qu'un chat pût grimacer. » « Ils le peuvent tous, » dit la Duchesse ; « et la plupart le font. » « Je n'en connais pas un qui grimace, » dit Alice poliment, bien contente d'être entrée en conversation. « Le fait est que vous ne savez pas grand'chose, » dit la Duchesse.
Le ton sur lequel fut faite cette observation ne plut pas du tout à Alice, et elle pensa qu'il serait bon de changer la conversation.
Tandis qu'elle cherchait un autre sujet, la cuisinière retira de dessus le feu le chaudron plein de soupe, et se mit aussitôt à jeter tout ce qui lui tomba sous la main à la Duchesse et au bébé — la pelle et les pincettes d'abord, à leur suite vint une pluie de casseroles, d'assiettes et de plats. La Duchesse n'y faisait pas la moindre attention, même quand elle en était atteinte, et l'enfant hurlait déjà si fort auparavant qu'il était impossible de savoir si les coups lui faisaient mal ou non.
« Oh ! je vous en prie, prenez garde à ce que vous faites, » criait Alice, sautant ça et là et en proie à la terreur. « Oh ! son cher petit nez ! » Une casserole d'une grandeur peu ordinaire venait de voler tout près du bébé, et avait failli lui emporter le nez.
« Si chacun s'occupait de ses affaires, » dit la Duchesse avec un grognement rauque, « le monde n'en irait que mieux.
» « Ce qui ne serait guère avantageux, » dit Alice, enchantée qu'il se présentât une occasion de montrer un peu de son savoir. « Songez à ce que deviendraient le jour et la nuit ; vous voyez bien, la terre met vingt-quatre heures à faire sa révolution. » « Ah ! vous parlez de faire des révolutions ! » dit la Duchesse. « Qu'on lui coupe la tête ! » Alice jeta un regard inquiet sur la cuisinière pour voir si elle allait obéir ; mais la cuisinière était tout occupée à brasser la soupe et paraissait ne pas écouter. Alice continua donc : « Vingt-quatre heures, je crois, ou bien douze ? Je pense — »
« Oh ! laissez-moi la paix, » dit la Duchesse, « je n'ai jamais pu souffrir les chiffres. » Et là-dessus elle recommença à dorloter son enfant, lui chantant une espèce de chanson pour l'endormir et lui donnant une forte secousse au bout de chaque vers.
« Grondez-moi ce vilain garçon !
Battez-le quand il éternue ; À vous taquiner, sans façon Le méchant enfant s'évertue. » Refrain (que reprirent en chœur la cuisinière et le bébé). « Brou, Brou, Brou ! » (bis. ) En chantant le second couplet de la chanson la Duchesse faisait sauter le bébé et le secouait violemment, si bien que le pauvre petit être hurlait au point qu'Alice put à peine entendre ces mots : « Oui, oui, je m'en vais le gronder, Et le battre, s'il éternue ; Car bientôt à savoir poivrer, Je veux que l'enfant s'habitue.
» Refrain. « Brou, Brou, Brou ! » (bis. ) « Tenez, vous pouvez le dorloter si vous voulez ! » dit la Duchesse à Alice : et à ces mots elle lui jeta le bébé. « Il faut que j'aille m'apprêter pour aller jouer au croquet avec la Reine. » Et elle se précipita hors de la chambre. La cuisinière lui lança une poêle comme elle s'en allait, mais elle la manqua tout juste.
Alice eut de la peine à attraper le bébé.
C'était un petit être d'une forme étrange qui tenait ses bras et ses jambes étendus dans toutes les directions ; « Tout comme une étoile de mer, » pensait Alice. La pauvre petite créature ronflait comme une machine à vapeur lorsqu'elle l'attrapa, et ne cessait de se plier en deux, puis de s'étendre tout droit, de sorte qu'avec tout cela, pendant les premiers instants, c'est tout ce qu'elle pouvait faire que de le tenir.
Sitôt qu'elle eut trouvé le bon moyen de le bercer, (qui était d'en faire une espèce de nœud, et puis de le tenir fermement par l'oreille droite et le pied gauche afin de l'empêcher de se dénouer,) elle le porta dehors en plein air.
« Si je n'emporte pas cet enfant avec moi, » pensa Alice, « ils le tueront bien sûr un de ces jours. Ne serait-ce pas un meurtre de l'abandonner ? » Elle dit ces derniers mots à haute voix, et la petite créature répondit en grognant (elle avait cessé d'éternuer alors). « Ne grogne pas ainsi, » dit Alice ; « ce n'est pas là du tout une bonne manière de s'exprimer. » Le bébé grogna de nouveau. Alice le regarda au visage avec inquiétude pour voir ce qu'il avait. Sans contredit son nez était très-retroussé, et ressemblait bien plutôt à un groin qu'à un vrai nez. Ses yeux aussi devenaient très-petits pour un bébé. Enfin Alice ne trouva pas du tout de son goût l'aspect de ce petit être. « Mais peut-être sanglotait-il tout simplement, » pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du bébé pour voir s'il n'y avait pas de larmes. « Si tu vas te changer en porc, » dit Alice très-sérieusement, « je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Fais-y bien attention ! » La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna (il était impossible de savoir lequel des deux), et ils continuèrent leur chemin un instant en silence. Alice commençait à dire en elle-même, « Mais, que faire de cette créature quand je l'aurai portée à la maison ?
» lorsqu'il grogna de nouveau si fort qu'elle regarda sa figure avec quelque inquiétude. Cette fois il n'y avait pas à s'y tromper, c'était un porc, ni plus ni moins, et elle comprit qu'il serait ridicule de le porter plus loin.
Elle déposa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagée de le voir trotter tranquillement vers le bois.
« S'il avait grandi, » se dit-elle, « il serait devenu un bien vilain enfant ; tandis qu'il fait un assez joli petit porc, il me semble. » Alors elle se mit à penser à d'autres enfants qu'elle connaissait et qui feraient d'assez jolis porcs, si seulement on savait la manière de s'y prendre pour les métamorphoser. Elle était en train de faire ces réflexions, lorsqu'elle tressaillit en voyant tout à coup le Chat assis à quelques pas de là sur la branche d'un arbre.
Le Chat grimaça en apercevant Alice.
Elle trouva qu'il avait l'air bon enfant, et cependant il avait de très-longues griffes et une grande rangée de dents ; aussi comprit-elle qu'il fallait le traiter avec respect.
« Grimaçon !
» commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiarité lui serait agréable ; toutefois il ne fit qu'allonger sa grimace.
« Allons, il est content jusqu'à présent, » pensa Alice, et elle continua : « Dites-moi, je vous prie, de quel côté faut-il me diriger ?
» « Cela dépend beaucoup de l'endroit où vous voulez aller, » dit le Chat. « Cela m'est assez indifférent, » dit Alice.
« Alors peu importe de quel côté vous irez, » dit le Chat.
« Pourvu que j'arrive quelque part, » ajouta Alice en explication.
« Cela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps.
» Alice comprit que cela était incontestable ; elle essaya donc d'une autre question : « Quels sont les gens qui demeurent par ici ? » « De ce côté-ci, » dit le Chat, décrivant un cercle avec sa patte droite, « demeure un chapelier ; de ce côté-là, » faisant de même avec sa patte gauche, « demeure un lièvre. Allez voir celui que vous voudrez, tous deux sont fous. » « Mais je ne veux pas fréquenter des fous, » fit observer Alice.
« Vous ne pouvez pas vous en défendre, tout le monde est fou ici.
Je suis fou, vous êtes folle. » « Comment savez-vous que je suis folle ? » dit Alice. « Vous devez l'être, » dit le Chat, « sans cela ne seriez pas venue ici. » Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua : « Et comment savez-vous que vous êtes fou ? » « D'abord, » dit le Chat, « un chien n'est pas fou ; vous convenez de cela. » « Je le suppose, » dit Alice. « Eh bien ! » continua le Chat, « un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue lorsqu'il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis fou. » « J'appelle cela faire le rouet, et non pas grogner, » dit Alice. « Appelez cela comme vous voudrez, » dit le Chat.
« Jouez-vous au croquet avec la Reine aujourd'hui ? » « Cela me ferait grand plaisir, » dit Alice, « mais je n'ai pas été invitée. » « Vous m'y verrez, » dit le Chat ; et il disparut. Alice ne fut pas très-étonnée, tant elle commençait à s'habituer aux événements extraordinaires.
Tandis qu'elle regardait encore l'endroit que le Chat venait de quitter, il reparut tout à coup.
« À propos, qu'est devenu le bébé ?
J'allais oublier de le demander. » « Il a été changé en porc, » dit tranquillement Alice, comme si le Chat était revenu d'une manière naturelle. « Je m'en doutais, » dit le Chat ; et il disparut de nouveau.
Alice attendit quelques instants, espérant presque le revoir, mais il ne reparut pas ; et une ou deux minutes après, elle continua son chemin dans la direction où on lui avait dit que demeurait le Lièvre.
« J'ai déjà vu des chapeliers, » se dit-elle ; « le Lièvre sera de beaucoup le plus intéressant. » À ces mots elle leva les yeux, et voilà que le Chat était encore là assis sur une branche d'arbre.
« M'avez-vous dit porc, ou porte ?
» demanda le Chat.
« J'ai dit porc, » répéta Alice.
« Ne vous amusez donc pas à paraître et à disparaître si
subitement, vous faites tourner la tête aux gens.
» « C'est bon, » dit le Chat, et cette fois il s'évanouit tout doucement à commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps après que le reste fut disparu. « Certes, » pensa Alice, « j'ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n'ai jamais de ma vie rien vu de si drôle.
» Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant d'arriver devant la maison du Lièvre. Elle pensa que ce devait bien être là la maison, car les cheminées étaient en forme d'oreilles et le toit était couvert de fourrure. La maison était si grande qu'elle n'osa s'approcher avant d'avoir grignoté encore un peu du morceau de champignon qu'elle avait dans la main gauche, et d'avoir atteint la taille de deux pieds environ ; et même alors elle avança timidement en se disant : « Si après tout il était fou furieux ! Je voudrais presque avoir été faire visite au Chapelier plutôt que d'être venue ici.