Chapitre XIII (2)
– Cela signifie que je soupçonne fort M. le comte de G… d'être votre associé dans cette heureuse combinaison dont je n'accepte ni les charges ni les bénéfices.
– Vous êtes un enfant. Je croyais que vous m'aimiez, je me suis trompée, c'est bien.
Et, en même temps, elle se leva, ouvrit son piano et se remit à jouer l'Invitation à la valse, jusqu'à ce fameux passage en majeur qui l'arrêtait toujours.
Était-ce par habitude, ou pour me rappeler le jour où nous nous étions connus ? Tout ce que je sais, c'est qu'avec cette mélodie les souvenirs me revinrent, et, m'approchant d'elle, je lui pris la tête entre mes mains et l'embrassai.
– Vous me pardonnez ? Lui dis-je.
– Vous le voyez bien, me répondit-elle ; mais remarquez que nous n'en sommes qu'au second jour, et que déjà j'ai quelque chose à vous pardonner. Vous tenez bien mal vos promesses d'obéissance aveugle.
– Que voulez-vous, Marguerite, je vous aime trop, et je suis jaloux de la moindre de vos pensées. Ce que vous m'avez proposé tout à l'heure me rendrait fou de joie, mais le mystère qui précède l'exécution de ce projet me serre le coeur.
– Voyons, raisonnons un peu, reprit-elle en me prenant les deux mains et en me regardant avec un charmant sourire auquel il m'était impossible de résister ; vous m'aimez, n'est-ce pas ? et vous seriez heureux de passer trois ou quatre mois à la campagne avec moi seule ; moi aussi, je serais heureuse de cette solitude à deux, non seulement j'en serais heureuse, mais j'en ai besoin pour ma santé. Je ne puis quitter Paris pour un si long temps sans mettre ordre à mes affaires, et les affaires d'une femme comme moi sont toujours très embrouillées ; eh bien, j'ai trouvé le moyen de tout concilier, mes affaires et mon amour pour vous, oui, pour vous, ne riez pas, j'ai la folie de vous aimer ! Et voilà que vous prenez vos grands airs et me dites des grands mots. Enfant, trois fois enfant, rappelez-vous seulement que je vous aime, et ne vous inquiétez de rien. – Est-ce convenu, voyons ?
– Tout ce que vous voulez est convenu, vous le savez bien.
– Alors, avant un mois, nous serons dans quelque village, à nous promener au bord de l'eau et à boire du lait. Cela vous semble étrange que je parle ainsi, moi, Marguerite Gautier ; cela vient, mon ami, de ce que quand cette vie de Paris, qui semble me rendre si heureuse, ne me brûle pas, elle m'ennuie, et alors j'ai des aspirations soudaines vers une existence plus calme qui me rappellerait mon enfance. On a toujours eu une enfance, quoi que l'on soit devenue. Oh ! soyez tranquille, je ne vais pas vous dire que je suis la fille d'un colonel en retraite et que j'ai été élevée à Saint-Denis. Je suis une pauvre fille de la campagne, et je ne savais pas écrire mon nom il y a six ans. Vous voilà rassuré, n'est-ce pas ? Pourquoi est-ce à vous le premier à qui je m'adresse pour partager la joie du désir qui m'est venu ? Sans doute parce que j'ai reconnu que vous m'aimiez pour moi et non pour vous, tandis que les autres ne m'ont jamais aimée que pour eux.
« J'ai été bien souvent à la campagne, mais jamais comme j'aurais voulu y aller. C'est sur vous que je compte pour ce bonheur facile, ne soyez donc pas méchant et accordez-le-moi. Dites-vous ceci : elle ne doit pas vivre vieille, et je me repentirais un jour de n'avoir pas fait pour elle la première chose qu'elle m'a demandée, et qu'il était si facile de faire.
Que répondre à de pareilles paroles, surtout avec le souvenir d'une première nuit d'amour, et dans l'attente d'une seconde ?
Une heure après, je tenais Marguerite dans mes bras, et elle m'eût demandé de commettre un crime que je lui eusse obéi.
À six heures du matin je partis, et avant de partir je lui dis :
– À ce soir ?
Elle m'embrassa plus fort, mais elle ne me répondit pas.
Dans la journée, je reçus une lettre qui contenait ces mots :
« Cher enfant, je suis un peu souffrante, et le médecin m'ordonne le repos. Je me coucherai de bonne heure ce soir et ne vous verrai pas. Mais, pour vous récompenser, je vous attendrai demain à midi. Je vous aime. »
Mon premier mot fut : « elle me trompe ! »
Une sueur glacée passa sur mon front, car j'aimais déjà trop cette femme pour que ce soupçon ne me bouleversât point.
Et cependant je devais m'attendre à cet événement presque tous les jours avec Marguerite, et cela m'était arrivé souvent avec mes autres maîtresses, sans que je m'en préoccupasse fort. D'où venait donc l'empire que cette femme prenait sur ma vie ?
Alors je songeai, puisque j'avais la clef de chez elle, à aller la voir comme de coutume. De cette façon, je saurais bien vite la vérité, et, si je trouvais un homme, je le souffletterais.
En attendant, j'allai aux Champs-Élysées. J'y restai quatre heures. Elle ne parut pas. Le soir, j'entrai dans tous les théâtres où elle avait l'habitude d'aller. Elle n'était dans aucun.
À onze heures, je me rendis rue d'Antin.
Il n'y avait pas de lumière aux fenêtres de Marguerite. Je sonnai néanmoins. Le portier me demanda où j'allais.
– Chez mademoiselle Gautier, lui dis-je.
– Elle n'est pas rentrée.
– Je vais monter l'attendre.
– Il n'y a personne chez elle.
Évidemment c'était là une consigne que je pouvais forcer puisque j'avais la clef, mais je craignis un esclandre ridicule, et je sortis.
Seulement, je ne rentrai pas chez moi, je ne pouvais quitter la rue, et ne perdais pas des yeux la maison de Marguerite. Il me semblait que j'avais encore quelque chose à apprendre, ou du moins que mes soupçons allaient se confirmer.
Vers minuit, un coupé que je connaissais bien s'arrêta vers le numéro 9.
Le comte de G… en descendit et entra dans la maison, après avoir congédié sa voiture.
Un moment j'espérai que, comme à moi, on allait lui dire que Marguerite n'était pas chez elle, et que j'allais le voir sortir ; mais à quatre heures du matin j'attendais encore.
J'ai bien souffert depuis trois semaines, mais ce n'est rien, je crois, en comparaison de ce que je souffris cette nuit-là.