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La Dame aux Camélias - Dumas Fils, Chapitre XXII (1)

Chapitre XXII (1)

Il me semblait que le convoi ne marchait pas.

Je fus à Bougival à onze heures.

Pas une fenêtre de la maison n'était éclairée, et je sonnai sans que l'on me répondît.

C'était la première fois que pareille chose m'arrivait. Enfin le jardinier parut. J'entrai.

Nanine me rejoignit avec une lumière. J'arrivai à la chambre de Marguerite.

– Où est madame ?

– Madame est partie pour Paris, me répondit Nanine.

– Pour Paris !

– Oui, monsieur.

– Quand ?

– Une heure après vous.

– Elle ne vous a rien laissé pour moi ?

– Rien.

Nanine me laissa.

« Elle est capable d'avoir eu des craintes, pensai-je, et d'être allée à Paris pour s'assurer si la visite que je lui avais dit aller faire à mon père n'était pas un prétexte pour avoir un jour de liberté.

« Peut-être Prudence lui a-t-elle écrit pour quelque affaire importante », me dis-je quand je fus seul ; mais j'avais vu Prudence à mon arrivée, et elle ne m'avait rien dit qui pût me faire supposer qu'elle eût écrit à Marguerite.

Tout à coup je me souvins de cette question que madame Duvernoy m'avait faite : « Elle ne viendra donc pas aujourd'hui ? » quand je lui avais dit que Marguerite était malade. Je me rappelai en même temps l'air embarrassé de Prudence, lorsque je l'avais regardée après cette phrase qui semblait trahir un rendez-vous. À ce souvenir se joignait celui des larmes de Marguerite pendant toute la journée, larmes que le bon accueil de mon père m'avait fait oublier un peu.

À partir de ce moment, tous les incidents du jour vinrent se grouper autour de mon premier soupçon et le fixèrent si solidement dans mon esprit que tout le confirma, jusqu'à la clémence paternelle.

Marguerite avait presque exigé que j'allasse à Paris ; elle avait affecté le calme lorsque je lui avais proposé de rester auprès d'elle. Étais-je tombé dans un piège ? Marguerite me trompait-elle ? Avait-elle compté être de retour assez à temps pour que je ne m'aperçusse pas de son absence, et le hasard l'avait-il retenue ? Pourquoi n'avait-elle rien dit à Nanine, ou pourquoi ne m'avait-elle pas écrit ? Que voulaient dire ces larmes, cette absence, ce mystère ?

Voilà ce que je me demandais avec effroi, au milieu de cette chambre vide, et les yeux fixés sur la pendule qui, marquant minuit, semblait me dire qu'il était trop tard pour que j'espérasse encore voir revenir ma maîtresse.

Cependant, après les dispositions que nous venions de prendre, avec le sacrifice offert et accepté, était-il vraisemblable qu'elle me trompât ? Non. J'essayai de rejeter mes premières suppositions.

– La pauvre fille aura trouvé un acquéreur pour son mobilier, et elle sera allée à Paris pour conclure. Elle n'aura pas voulu me prévenir, car elle sait que, quoique je l'accepte, cette vente, nécessaire à notre bonheur à venir, m'est pénible, et elle aura craint de blesser mon amour-propre et ma délicatesse en m'en parlant. Elle aime mieux reparaître seulement quand tout sera terminé. Prudence l'attendait évidemment pour cela, et s'est trahie devant moi : Marguerite n'aura pu terminer son marché aujourd'hui, et elle couche chez elle, ou peut-être même va-t-elle arriver tout à l'heure, car elle doit se douter de mon inquiétude et ne voudra certainement pas m'y laisser.

Mais alors, pourquoi ces larmes ? Sans doute, malgré son amour pour moi, la pauvre fille n'aura pu se résoudre sans pleurer à abandonner le luxe au milieu duquel elle a vécu jusqu'à présent et qui la faisait heureuse et enviée.

Je pardonnais bien volontiers ces regrets à Marguerite. Je l'attendais impatiemment pour lui dire, en la couvrant de baisers, que j'avais deviné la cause de sa mystérieuse absence.

Cependant, la nuit avançait et Marguerite n'arrivait pas.

L'inquiétude resserrait peu à peu son cercle et m'étreignait la tête et le coeur. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ! Peut-être était-elle blessée, malade, morte ! Peut-être allais-je voir arriver un messager m'annonçant quelque douloureux accident ! Peut-être le jour me trouverait-il dans la même incertitude et dans les mêmes craintes !

L'idée que Marguerite me trompait à l'heure où je l'attendais au milieu des terreurs que me causait son absence ne me revenait plus à l'esprit. Il fallait une cause indépendante de sa volonté pour la retenir loin de moi, et plus j'y songeais, plus j'étais convaincu que cette cause ne pouvait être qu'un malheur quelconque. Ô vanité de l'homme ! Tu te représentes sous toutes les formes.

Une heure venait de sonner. Je me dis que j'allais attendre une heure encore, mais qu'à deux heures, si Marguerite n'était pas revenue, je partirais pour Paris.

En attendant, je cherchai un livre, car je n'osais penser.

Manon Lescaut était ouvert sur la table. Il me sembla que d'endroits en endroits les pages étaient mouillées comme par des larmes. Après l'avoir feuilleté, je refermai ce livre, dont les caractères m'apparaissaient vides de sens à travers le voile de mes doutes.

L'heure marchait lentement. Le ciel était couvert. Une pluie d'automne fouettait les vitres. Le lit vide me paraissait prendre par moments l'aspect d'une tombe. J'avais peur.

J'ouvris la porte. J'écoutais et n'entendais rien que le bruit du vent dans les arbres. Pas une voiture ne passait sur la route. La demie sonna tristement au clocher de l'église.

J'en étais arrivé à craindre que quelqu'un n'entrât. Il me semblait qu'un malheur seul pouvait venir me trouver à cette heure et par ce temps sombre.

Deux heures sonnèrent. J'attendis encore un peu. La pendule seule troublait le silence de son bruit monotone et cadencé.

Enfin je quittai cette chambre dont les moindres objets avaient revêtu cet aspect triste que donne à tout ce qui l'entoure l'inquiète solitude du coeur.

Dans la chambre voisine, je trouvai Nanine endormie sur son ouvrage. Au bruit de la porte, elle se réveilla et me demanda si sa maîtresse était rentrée.

– Non, mais, si elle rentre, vous lui direz que je n'ai pu résister à mon inquiétude, et que je suis parti pour Paris.

– À cette heure ?

– Oui.

– Mais comment ? Vous ne trouverez pas de voiture.

– J'irai à pied.

– Mais il pleut.

– Que m'importe ?

– Madame va rentrer, ou, si elle ne rentre pas, il sera toujours temps, au jour, d'aller voir ce qui l'a retenue. Vous allez vous faire assassiner sur la route.

– Il n'y a pas de danger, ma chère Nanine ; à demain.

La brave fille alla me chercher mon manteau, me le jeta sur les épaules, m'offrit d'aller réveiller la mère Arnould, et de s'enquérir d'elle s'il était possible d'avoir une voiture ; mais je m'y opposai, convaincu que je perdrais à cette tentative, peut-être infructueuse, plus de temps que je n'en mettrais à faire la moitié du chemin.

Puis j'avais besoin d'air et d'une fatigue physique qui épuisât la surexcitation à laquelle j'étais en proie.

Je pris la clef de l'appartement de la rue d'Antin, et après avoir dit adieu à Nanine, qui m'avait accompagné jusqu'à la grille, je partis.

Je me mis d'abord à courir, mais la terre était fraîchement mouillée, et je me fatiguais doublement. Au bout d'une demi-heure de cette course, je fus forcé de m'arrêter, j'étais en nage. Je repris haleine et je continuai mon chemin. La nuit était si épaisse que je tremblais à chaque instant de me heurter contre un des arbres de la route, lesquels, se présentant brusquement à mes yeux, avaient l'air de grands fantômes courant sur moi.

Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers que j'eus bientôt laissées en arrière.

Une calèche se dirigeait au grand trot du côté de Bougival. Au moment où elle passait devant moi, l'espoir me vint que Marguerite était dedans.

Je m'arrêtai en criant : « Marguerite ! Marguerite ! »

Mais personne ne me répondit et la calèche continua sa route. Je la regardai s'éloigner, et je repartis.

Je mis deux heures pour arriver à la barrière de l'Étoile.

La vue de Paris me rendit des forces, et je descendis en courant la longue allée que j'avais parcourue tant de fois.

Cette nuit-là personne n'y passait.

On eût dit la promenade d'une ville morte.

Le jour commençait à poindre.

Quand j'arrivai à la rue d'Antin, la grande ville se remuait déjà un peu avant de se réveiller tout à fait.

Cinq heures sonnaient à l'église Saint-Roch au moment où j'entrais dans la maison de Marguerite.

Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu de moi assez de pièces de vingt francs pour savoir que j'avais le droit de venir à cinq heures chez mademoiselle Gautier.

Je passai donc sans obstacle.

J'aurais pu lui demander si Marguerite était chez elle, mais il eût pu me répondre que non, et j'aimais mieux douter deux minutes de plus, car en doutant j'espérais encore.

Je prêtai l'oreille à la porte, tâchant de surprendre un bruit, un mouvement.

Rien. Le silence de la campagne semblait se continuer jusque-là.

J'ouvris la porte, et j'entrai.

Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés.

Je tirai ceux de la salle à manger, et je me dirigeai vers la chambre à coucher dont je poussai la porte.

Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tirai violemment.

Les rideaux s'écartèrent ; un faible jour pénétra, je courus au lit.

Il était vide !

J'ouvris les portes les unes après les autres, je visitai toutes les chambres.

Personne.

C'était à devenir fou.

Je passai dans le cabinet de toilette, dont j'ouvris la fenêtre, et j'appelai Prudence à plusieurs reprises.

La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée.

Alors je descendis chez le portier, à qui je demandai si mademoiselle Gautier était venue chez elle pendant le jour.

– Oui, me répondit cet homme, avec madame Duvernoy.

– Elle n'a rien dit pour moi ?

– Rien.

– Savez-vous ce qu'elles ont fait ensuite ?

– Elles sont montées en voiture.

– Quel genre de voiture ?

– Un coupé de maître.

Qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Je sonnai à la porte voisine.

– Où allez-vous, monsieur ? me demanda le concierge après m'avoir ouvert.

– Chez madame Duvernoy.

– Elle n'est pas rentrée.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, monsieur ; voilà même une lettre qu'on a apportée pour elle hier au soir et que je ne lui ai pas encore remise.

Et le portier me montrait une lettre sur laquelle je jetai machinalement les yeux.

Je reconnus l'écriture de Marguerite.

Je pris la lettre.

L'adresse portait ces mots :

« À madame Duvernoy, pour remettre à M. Duval. »

– Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et je lui montrai l'adresse.

– C'est vous monsieur Duval ? me répondit cet homme.

– Oui.

– Ah ! je vous reconnais, vous venez souvent chez Madame Duvernoy.

Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre.

La foudre fût tombée à mes pieds que je n'eusse pas été plus épouvanté que je le fus par cette lecture.

« À l'heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjà la maîtresse d'un autre homme. Tout est donc fini entre nous.

« Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre soeur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l'on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d'une vie qui, elle l'espère, ne sera pas longue maintenant. »

Quand j'eus lu le dernier mot, je crus que j'allais devenir fou.

Un moment j'eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue. Un nuage me passait sur les yeux, et le sang me battait dans les tempes.

Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s'arrêter à mon malheur.

Je n'étais pas assez fort pour supporter seul le coup que Marguerite me portait.

Alors je me souvins que mon père était dans la même ville que moi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait.

Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu'à l'hôtel de Paris : je trouvai la clef sur la porte de l'appartement de mon père. J'entrai.

Chapitre XXII (1) Kapitel XXII (1) Chapter XXII (1) Capítulo XXII (1) Kapitel XXII (1)

Il me semblait que le convoi ne marchait pas. |||||convoy||| It seemed to me that the convoy was not moving.

Je fus à Bougival à onze heures.

Pas une fenêtre de la maison n'était éclairée, et je sonnai sans que l'on me répondît.

C'était la première fois que pareille chose m'arrivait. It was the first time such a thing had happened to me. Enfin le jardinier parut. Finally the gardener appeared. J'entrai.

Nanine me rejoignit avec une lumière. ||joined||| Nanine joined me with a light. J'arrivai à la chambre de Marguerite.

– Où est madame ?

– Madame est partie pour Paris, me répondit Nanine.

– Pour Paris !

– Oui, monsieur.

– Quand ?

– Une heure après vous. – An hour after you.

– Elle ne vous a rien laissé pour moi ? "She left you nothing for me?"

– Rien.

Nanine me laissa.

« Elle est capable d'avoir eu des craintes, pensai-je, et d'être allée à Paris pour s'assurer si la visite que je lui avais dit aller faire à mon père n'était pas un prétexte pour avoir un jour de liberté. ||||||fears|||||||||||||||||||||||||||||||| "She is capable of having had fears, I thought, and of having gone to Paris to make sure that the visit I had told her was going to make to my father was not a pretext for having a day off." freedom.

« Peut-être Prudence lui a-t-elle écrit pour quelque affaire importante », me dis-je quand je fus seul ; mais j'avais vu Prudence à mon arrivée, et elle ne m'avait rien dit qui pût me faire supposer qu'elle eût écrit à Marguerite. ||||||||||matter|||||||||||||||||||||||||||||||

Tout à coup je me souvins de cette question que madame Duvernoy m'avait faite : « Elle ne viendra donc pas aujourd'hui ? |||||remember|||||||||||||| Suddenly I remembered this question Madame Duvernoy had put to me: "So she won't come today?" » quand je lui avais dit que Marguerite était malade. Je me rappelai en même temps l'air embarrassé de Prudence, lorsque je l'avais regardée après cette phrase qui semblait trahir un rendez-vous. |||||||||||||looked||||||||| At the same time, I remembered Prudence's embarrassed look when I looked at her after that sentence, which seemed to betray a date. À ce souvenir se joignait celui des larmes de Marguerite pendant toute la journée, larmes que le bon accueil de mon père m'avait fait oublier un peu. ||||||||||||||||||welcome||||||||

À partir de ce moment, tous les incidents du jour vinrent se grouper autour de mon premier soupçon et le fixèrent si solidement dans mon esprit que tout le confirma, jusqu'à la clémence paternelle. ||||||||||came||||||||||||||||||||||clemency| From that moment, all the incidents of the day came to group around my first suspicion and fixed it so firmly in my mind that everything confirmed it, even paternal clemency.

Marguerite avait presque exigé que j'allasse à Paris ; elle avait affecté le calme lorsque je lui avais proposé de rester auprès d'elle. Marguerite hatte fast verlangt, dass ich nach Paris ging; sie hatte sich ruhig verhalten, als ich ihr angeboten hatte, bei ihr zu bleiben. Marguerite had almost demanded that I go to Paris; she had affected the calm when I had offered to stay with her. Étais-je tombé dans un piège ? |||||trap Did I fall into a trap? Marguerite me trompait-elle ? Was Marguerite cheating on me? Avait-elle compté être de retour assez à temps pour que je ne m'aperçusse pas de son absence, et le hasard l'avait-il retenue ? |||||||||||||||||||||||restrained Had she counted on being back in time for me not to notice her absence, and had chance retained her? Pourquoi n'avait-elle rien dit à Nanine, ou pourquoi ne m'avait-elle pas écrit ? Que voulaient dire ces larmes, cette absence, ce mystère ?

Voilà ce que je me demandais avec effroi, au milieu de cette chambre vide, et les yeux fixés sur la pendule qui, marquant minuit, semblait me dire qu'il était trop tard pour que j'espérasse encore voir revenir ma maîtresse. |||||||dread||||||||||||||||midnight|||||||||||||||

Cependant, après les dispositions que nous venions de prendre, avec le sacrifice offert et accepté, était-il vraisemblable qu'elle me trompât ? |after||||||||||||||||||| However, after the arrangements we had just made, with the sacrifice offered and accepted, was it likely that she would deceive me? Non. J'essayai de rejeter mes premières suppositions.

– La pauvre fille aura trouvé un acquéreur pour son mobilier, et elle sera allée à Paris pour conclure. ||||||buyer||||||||||| Elle n'aura pas voulu me prévenir, car elle sait que, quoique je l'accepte, cette vente, nécessaire à notre bonheur à venir, m'est pénible, et elle aura craint de blesser mon amour-propre et ma délicatesse en m'en parlant. Elle aime mieux reparaître seulement quand tout sera terminé. Prudence l'attendait évidemment pour cela, et s'est trahie devant moi : Marguerite n'aura pu terminer son marché aujourd'hui, et elle couche chez elle, ou peut-être même va-t-elle arriver tout à l'heure, car elle doit se douter de mon inquiétude et ne voudra certainement pas m'y laisser. Prudence was obviously waiting for her for that, and betrayed herself to me: Marguerite couldn't finish her market today, and she's sleeping at home, or maybe she'll even arrive later. , because she must be aware of my anxiety and will certainly not want to leave me there.

Mais alors, pourquoi ces larmes ? Sans doute, malgré son amour pour moi, la pauvre fille n'aura pu se résoudre sans pleurer à abandonner le luxe au milieu duquel elle a vécu jusqu'à présent et qui la faisait heureuse et enviée. No doubt, despite her love for me, the poor girl could not bring herself without tears to abandon the luxury in the midst of which she had lived until now and which made her happy and envied.

Je pardonnais bien volontiers ces regrets à Marguerite. I gladly forgave Marguerite these regrets. Je l'attendais impatiemment pour lui dire, en la couvrant de baisers, que j'avais deviné la cause de sa mystérieuse absence. ||||||||||kisses|||||||||

Cependant, la nuit avançait et Marguerite n'arrivait pas.

L'inquiétude resserrait peu à peu son cercle et m'étreignait la tête et le coeur. ||||||||was gripping me||||| Worry gradually tightened its circle and gripped my head and my heart. Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ! Maybe something had happened to him! Peut-être était-elle blessée, malade, morte ! Peut-être allais-je voir arriver un messager m'annonçant quelque douloureux accident ! Peut-être le jour me trouverait-il dans la même incertitude et dans les mêmes craintes !

L'idée que Marguerite me trompait à l'heure où je l'attendais au milieu des terreurs que me causait son absence ne me revenait plus à l'esprit. The idea that Marguerite was deceiving me at the hour when I was waiting for her in the midst of the terrors her absence caused me no longer came to mind. Il fallait une cause indépendante de sa volonté pour la retenir loin de moi, et plus j'y songeais, plus j'étais convaincu que cette cause ne pouvait être qu'un malheur quelconque. There had to be a cause independent of her will to keep her away from me, and the more I thought about it, the more I was convinced that this cause could only be some misfortune. Ô vanité de l'homme ! Tu te représentes sous toutes les formes.

Une heure venait de sonner. Eine Stunde hatte gerade geschlagen. One o'clock had just struck. Je me dis que j'allais attendre une heure encore, mais qu'à deux heures, si Marguerite n'était pas revenue, je partirais pour Paris. I told myself that I was going to wait another hour, but that at two o'clock, if Marguerite had not returned, I would leave for Paris.

En attendant, je cherchai un livre, car je n'osais penser. In the meantime, I looked for a book, because I dared not think.

Manon Lescaut était ouvert sur la table. Il me sembla que d'endroits en endroits les pages étaient mouillées comme par des larmes. It seemed to me that here and there the pages were wet as with tears. Après l'avoir feuilleté, je refermai ce livre, dont les caractères m'apparaissaient vides de sens à travers le voile de mes doutes. |||||||||||||||||veil||| After leafing through it, I closed this book, whose characters seemed meaningless to me through the veil of my doubts.

L'heure marchait lentement. Le ciel était couvert. Une pluie d'automne fouettait les vitres. An autumn rain lashed against the windows. Le lit vide me paraissait prendre par moments l'aspect d'une tombe. J'avais peur.

J'ouvris la porte. J'écoutais et n'entendais rien que le bruit du vent dans les arbres. Pas une voiture ne passait sur la route. La demie sonna tristement au clocher de l'église. |||||bell||

J'en étais arrivé à craindre que quelqu'un n'entrât. ||||fear||| I had come to fear that someone would enter. Il me semblait qu'un malheur seul pouvait venir me trouver à cette heure et par ce temps sombre. It seemed to me that only misfortune could find me at this hour and in this dark weather.

Deux heures sonnèrent. J'attendis encore un peu. La pendule seule troublait le silence de son bruit monotone et cadencé.

Enfin je quittai cette chambre dont les moindres objets avaient revêtu cet aspect triste que donne à tout ce qui l'entoure l'inquiète solitude du coeur. ||||||||||||||||||||surrounds|||| Schließlich verließ ich das Zimmer, dessen kleinste Gegenstände jenes traurige Aussehen angenommen hatten, das die besorgte Einsamkeit des Herzens allem, was sie umgibt, verleiht.

Dans la chambre voisine, je trouvai Nanine endormie sur son ouvrage. ||||||||||work Au bruit de la porte, elle se réveilla et me demanda si sa maîtresse était rentrée.

– Non, mais, si elle rentre, vous lui direz que je n'ai pu résister à mon inquiétude, et que je suis parti pour Paris.

– À cette heure ?

– Oui.

– Mais comment ? Vous ne trouverez pas de voiture.

– J'irai à pied.

– Mais il pleut.

– Que m'importe ?

– Madame va rentrer, ou, si elle ne rentre pas, il sera toujours temps, au jour, d'aller voir ce qui l'a retenue. “Madame is going home, or, if she doesn't, there will always be time, in the morning, to go and see what has kept her. Vous allez vous faire assassiner sur la route. You're going to get murdered on the road.

– Il n'y a pas de danger, ma chère Nanine ; à demain.

La brave fille alla me chercher mon manteau, me le jeta sur les épaules, m'offrit d'aller réveiller la mère Arnould, et de s'enquérir d'elle s'il était possible d'avoir une voiture ; mais je m'y opposai, convaincu que je perdrais à cette tentative, peut-être infructueuse, plus de temps que je n'en mettrais à faire la moitié du chemin. The good girl went to fetch my coat, threw it over my shoulders, offered to go and wake up Mother Arnould, and ask her if it was possible to get a carriage; but I opposed it, convinced that I would lose more time in this attempt, perhaps fruitless, than I would spend halfway.

Puis j'avais besoin d'air et d'une fatigue physique qui épuisât la surexcitation à laquelle j'étais en proie. |||||||||exhausted||overexcitement|||||prey Then I needed air and a physical fatigue that exhausted the excitement to which I was a prey.

Je pris la clef de l'appartement de la rue d'Antin, et après avoir dit adieu à Nanine, qui m'avait accompagné jusqu'à la grille, je partis.

Je me mis d'abord à courir, mais la terre était fraîchement mouillée, et je me fatiguais doublement. At first I started to run, but the ground was freshly wet, and I was doubly tired. Au bout d'une demi-heure de cette course, je fus forcé de m'arrêter, j'étais en nage. |||||||||||||||sweat After half an hour of this race, I was forced to stop, I was swimming. Je repris haleine et je continuai mon chemin. ||breath||||| La nuit était si épaisse que je tremblais à chaque instant de me heurter contre un des arbres de la route, lesquels, se présentant brusquement à mes yeux, avaient l'air de grands fantômes courant sur moi. ||||thick|||||||||||||||||||||||||||||||

Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers que j'eus bientôt laissées en arrière. |||||||carters|||||| I met one or two carts which I soon left behind.

Une calèche se dirigeait au grand trot du côté de Bougival. |carriage||||||||| Eine Kutsche trabte in Richtung Bougival. Au moment où elle passait devant moi, l'espoir me vint que Marguerite était dedans.

Je m'arrêtai en criant : « Marguerite ! Marguerite ! »

Mais personne ne me répondit et la calèche continua sa route. Je la regardai s'éloigner, et je repartis.

Je mis deux heures pour arriver à la barrière de l'Étoile.

La vue de Paris me rendit des forces, et je descendis en courant la longue allée que j'avais parcourue tant de fois. Der Anblick von Paris gab mir Kraft und ich rannte die lange Allee hinunter, die ich schon so oft gelaufen war.

Cette nuit-là personne n'y passait.

On eût dit la promenade d'une ville morte.

Le jour commençait à poindre. ||||begin to dawn

Quand j'arrivai à la rue d'Antin, la grande ville se remuait déjà un peu avant de se réveiller tout à fait. ||||||||||was stirring||||||||||

Cinq heures sonnaient à l'église Saint-Roch au moment où j'entrais dans la maison de Marguerite.

Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu de moi assez de pièces de vingt francs pour savoir que j'avais le droit de venir à cinq heures chez mademoiselle Gautier. I threw my name to the porter, who had received enough twenty-franc pieces from me to know that I had the right to come to Mademoiselle Gautier's at five o'clock.

Je passai donc sans obstacle.

J'aurais pu lui demander si Marguerite était chez elle, mais il eût pu me répondre que non, et j'aimais mieux douter deux minutes de plus, car en doutant j'espérais encore.

Je prêtai l'oreille à la porte, tâchant de surprendre un bruit, un mouvement. |listened|||||trying||||||

Rien. Le silence de la campagne semblait se continuer jusque-là.

J'ouvris la porte, et j'entrai.

Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés.

Je tirai ceux de la salle à manger, et je me dirigeai vers la chambre à coucher dont je poussai la porte.

Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tirai violemment. Ich sprang auf die Schnur der Vorhänge und zog heftig daran. I jumped on the curtain cord and tugged it violently.

Les rideaux s'écartèrent ; un faible jour pénétra, je courus au lit. ||parted||||||||

Il était vide ! It was empty!

J'ouvris les portes les unes après les autres, je visitai toutes les chambres.

Personne.

C'était à devenir fou. Es war zum Verrücktwerden. It was crazy.

Je passai dans le cabinet de toilette, dont j'ouvris la fenêtre, et j'appelai Prudence à plusieurs reprises.

La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée.

Alors je descendis chez le portier, à qui je demandai si mademoiselle Gautier était venue chez elle pendant le jour.

– Oui, me répondit cet homme, avec madame Duvernoy.

– Elle n'a rien dit pour moi ?

– Rien.

– Savez-vous ce qu'elles ont fait ensuite ?

– Elles sont montées en voiture. - They got into the car.

– Quel genre de voiture ?

– Un coupé de maître. |||master - Ein meisterhaftes Coupé.

Qu'est-ce que tout cela voulait dire ?

Je sonnai à la porte voisine.

– Où allez-vous, monsieur ? me demanda le concierge après m'avoir ouvert. |||concierge|||

– Chez madame Duvernoy.

– Elle n'est pas rentrée.

– Vous en êtes sûr ?

– Oui, monsieur ; voilà même une lettre qu'on a apportée pour elle hier au soir et que je ne lui ai pas encore remise. ||||||||||||||||||||||given

Et le portier me montrait une lettre sur laquelle je jetai machinalement les yeux.

Je reconnus l'écriture de Marguerite.

Je pris la lettre.

L'adresse portait ces mots :

« À madame Duvernoy, pour remettre à M. Duval. »

– Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et je lui montrai l'adresse.

– C'est vous monsieur Duval ? me répondit cet homme.

– Oui.

– Ah ! je vous reconnais, vous venez souvent chez Madame Duvernoy.

Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre. ||||||||seal||| Once in the street, I broke the seal of this letter.

La foudre fût tombée à mes pieds que je n'eusse pas été plus épouvanté que je le fus par cette lecture. |lightning||||||||||||terrified|||||||

« À l'heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjà la maîtresse d'un autre homme. Tout est donc fini entre nous.

« Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre soeur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l'on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d'une vie qui, elle l'espère, ne sera pas longue maintenant. “Go back to your father, my friend, go see your sister again, a chaste young girl, ignorant of all our miseries, and with whom you will quickly forget what this lost girl called Marguerite Gautier will have made you suffer, whom you were good enough to love for a moment, and who owes you the only happy moments of a life which, she hopes, will not be long now. »

Quand j'eus lu le dernier mot, je crus que j'allais devenir fou.

Un moment j'eus réellement peur de tomber sur le pavé de la rue. |||||||||pavement||| Un nuage me passait sur les yeux, et le sang me battait dans les tempes.

Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonné de voir la vie des autres se continuer sans s'arrêter à mon malheur.

Je n'étais pas assez fort pour supporter seul le coup que Marguerite me portait.

Alors je me souvins que mon père était dans la même ville que moi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait. Then I remembered that my father was in the same town as me, that in ten minutes I could be with him, and that, whatever the cause of my pain, he would share it.

Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu'à l'hôtel de Paris : je trouvai la clef sur la porte de l'appartement de mon père. |||||||thief|||||||||||||||| J'entrai.