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MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVIII

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVIII

Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une cavalcade asseznombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les recevant, le premier mot de Colomba fut: « Avez-vous vu mon frère? » Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle heure ils étaient partis et, sur ses réponses, elle ne pouvait comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés. - Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide, nous, nous sommes venus par le bas.

Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue. Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison. Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table, et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même. Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer des femmes, le colonel proposa son explication aussi. - Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts que les autres, et j'ai dit à ma fille: je parie que c'est della Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui fait tant de bruit.

Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide, n'avaient fait grande attention à ce point capital. Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention et qu'interrompaient de longs intervalles de silence. Tout d'un coup, on entendit le galop d'un cheval. - Ah! cette fois, c'est mon frère, dit Colomba en se levant. Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval d'Orso: - Mon frère est mort! s'écria-t-elle d'une voix déchirante. Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa première parole fut celle du chœur d'Othello « Il vit! » Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi lestement qu'une jeune chatte. - Les autres? demanda Colomba d'une voix rauque. Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes:

- Rentrons prendre le café.

L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil, arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant, Chilina rapporta qu'Orso demandait avec instance du papier pour écrire, et qu'il chargeait sa sœur de supplier une dame qui peut-être se trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu une lettre de lui. - C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me recommander cette commission. C'était pour la troisième fois qu'il me la répétait. À cette injonction de son frère, Colomba sourit légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette partie de la narration. - Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba en embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez. Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à le couper pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir. Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour dire au colonel: - Deux hommes si adroits! si terribles!... Lui seul, blessé, n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!... Je l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez à son air si doux... C'est qu'auprès de vous, miss Nevil... Ah! s'il vous voyait travailler pour lui... Pauvre Orso! Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami. Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courait grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui. - Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle, que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous m'avez dit qu'Orso avait tiré le second. Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait que soupirer et s'essuyer les yeux. Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant sans cesse: « Que dira monsieur le préfet! » Quelques femmes, entre autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait. Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso. Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put se contenir. « Vengeance! vengeance! » crièrent quelques voix. On lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis:

- Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des étrangers! Etes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne savez qu'assassiner par derrière, avancez! je vous défie. Je suis seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est digne de vous... Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!

Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula épouvantée, comme à l'apparition de ces fées malfaisantes dont on raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les hivers. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis; car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès, contint sa petite garnison. - Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui n'a plus de dents pour mordre? - Giudice Barricini! souviens-toi du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!

Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant dans la salle à manger, dit au colonel:

- Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays. Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel l'y suivit et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l'on ne voyait que meurtres et trahisons. Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était é vident que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre embarras. Enfin elle dit:

- Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez-vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?

- C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré la main à ce brave della Rebbia. - Eh bien! mon père, attendons encore et, avant de partir, assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service.

- Bon cœur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action. Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs d'une attaque contre la maison, tantôt, rassurée pour elle-même, elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure sur la terre froide, sans autres secours que ceux qu'il pouvait attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses lèvres le talisman qu'elle lui avait donné... Puis elle songeait à sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux, autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand péril. La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite, était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour, et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux.

- Eh bien! mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi. - Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie? dit miss Nevil en se levant sur son séant.

Elle aperçut le portrait d'Orso, et se hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. - Oui, j'ai de ses nouvelles, dit Colomba en souriant. Et, prenant le portrait:

- Le trouvez-vous ressemblant? Il est mieux que cela.

- Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout... et de ne ranger rien... Comment est votre frère? - Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures. Il m'apportait une lettre pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus bas: Pour miss N... Les sœurs ne sont point jalouses. Giocanto dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs atroces. C'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.

Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait: « Mademoiselle,

Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si vous, mademoiselle, vous n'y donnez pas créance. Depuis que je vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains, miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos dons, ou plutôt, je crains qu'elle me rappelle le temps où j'étais fou. Colomba vous la remettra... Adieu, mademoiselle, vous allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus; mais dites à ma sœur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance, je la mérite toujours. O. D. R. Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba, qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague, qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement. - Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit mon frère? Vous parle-t-il de son état?

- Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... Il espère que le préfet pourra arranger... Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants: - Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je n'ai pas osé. - Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi pouvait le...

- Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous l'aimeriez comme je l'aime... Il est si bon! si brave! songez donc à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!

Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure. - Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire que monsieur della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits auprès desquels on le dit réfugié. - C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un garçon plein d'honneur; je réponds de lui. - Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio, dans laquelle il lui donne un rendez-vous... et ce rendez-vous lui paraît une embuscade. - Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un galant homme.

- Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de monsieur della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un des bandits que l'on soupçonne de complicité, et elle a sa leçon faite. - Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été tirés, et nous avons entendu la même chose. - En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez sans doute fait la même remarque?

- Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a l'habitude des armes, qui a dit: Voilà monsieur della Rebbia qui tire avec mon fusil. - Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien les derniers? - Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père? Le colonel n'avait pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de contredire sa fille. - Il faut sur-le-champ parler de cela au procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les blessures ont été faites avec l'arme en question. - C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je voudrais la savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave garçon! je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car, sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVIII MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - chapter XVIII MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - capítulo XVIII MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - глава XVIII 普罗斯珀-梅里美:《科隆巴》--第十八章

Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une cavalcade asseznombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les recevant, le premier mot de Colomba fut: « Avez-vous vu mon frère? » Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle heure ils étaient partis et, sur ses réponses, elle ne pouvait comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés. - Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide, nous, nous sommes venus par le bas.

Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue. Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison. Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table, et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même. Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer des femmes, le colonel proposa son explication aussi. - Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts que les autres, et j'ai dit à ma fille: je parie que c'est della Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui fait tant de bruit.

Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide, n'avaient fait grande attention à ce point capital. Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention et qu'interrompaient de longs intervalles de silence. Tout d'un coup, on entendit le galop d'un cheval. - Ah! cette fois, c'est mon frère, dit Colomba en se levant. Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval d'Orso: - Mon frère est mort! s'écria-t-elle d'une voix déchirante. Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, et sa première parole fut celle du chœur d'Othello « Il vit! » Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi lestement qu'une jeune chatte. - Les autres? demanda Colomba d'une voix rauque. Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes:

- Rentrons prendre le café.

L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil, arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant, Chilina rapporta qu'Orso demandait avec instance du papier pour écrire, et qu'il chargeait sa sœur de supplier une dame qui peut-être se trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu une lettre de lui. - C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me recommander cette commission. C'était pour la troisième fois qu'il me la répétait. À cette injonction de son frère, Colomba sourit légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette partie de la narration. - Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba en embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez. Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à le couper pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir. Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour dire au colonel: - Deux hommes si adroits! si terribles!... Lui seul, blessé, n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!... Je l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez à son air si doux... C'est qu'auprès de vous, miss Nevil... Ah! s'il vous voyait travailler pour lui... Pauvre Orso! Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami. Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courait grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui. - Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle, que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous m'avez dit qu'Orso avait tiré le second. Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait que soupirer et s'essuyer les yeux. Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant sans cesse: « Que dira monsieur le préfet! » Quelques femmes, entre autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait. Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso. Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put se contenir. « Vengeance! vengeance! » crièrent quelques voix. On lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis:

- Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des étrangers! Etes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne savez qu'assassiner par derrière, avancez! je vous défie. Je suis seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est digne de vous... Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!

Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula épouvantée, comme à l'apparition de ces fées malfaisantes dont on raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les hivers. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis; car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès, contint sa petite garnison. - Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui n'a plus de dents pour mordre? - Giudice Barricini! souviens-toi du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!

Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant dans la salle à manger, dit au colonel:

- Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays. Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel l'y suivit et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l'on ne voyait que meurtres et trahisons. Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était é vident que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre embarras. Enfin elle dit:

- Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez-vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?

- C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré la main à ce brave della Rebbia. - Eh bien! mon père, attendons encore et, avant de partir, assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service.

- Bon cœur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action. Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs d'une attaque contre la maison, tantôt, rassurée pour elle-même, elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure sur la terre froide, sans autres secours que ceux qu'il pouvait attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses lèvres le talisman qu'elle lui avait donné... Puis elle songeait à sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux, autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand péril. La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite, était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour, et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux.

- Eh bien! mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi. - Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie? dit miss Nevil en se levant sur son séant.

Elle aperçut le portrait d'Orso, et se hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. - Oui, j'ai de ses nouvelles, dit Colomba en souriant. Et, prenant le portrait:

- Le trouvez-vous ressemblant? Il est mieux que cela.

- Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout... et de ne ranger rien... Comment est votre frère? - Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures. Il m'apportait une lettre pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus bas: Pour miss N... Les sœurs ne sont point jalouses. Giocanto dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs atroces. C'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.

Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait: « Mademoiselle,

Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si vous, mademoiselle, vous n'y donnez pas créance. Depuis que je vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains, miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos dons, ou plutôt, je crains qu'elle me rappelle le temps où j'étais fou. Colomba vous la remettra... Adieu, mademoiselle, vous allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus; mais dites à ma sœur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance, je la mérite toujours. O. D. R. Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba, qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague, qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement. - Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit mon frère? Vous parle-t-il de son état?

- Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... Il espère que le préfet pourra arranger... Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants: - Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je n'ai pas osé. - Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi pouvait le...

- Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous l'aimeriez comme je l'aime... Il est si bon! si brave! songez donc à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!

Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure. - Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire que monsieur della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits auprès desquels on le dit réfugié. - C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un garçon plein d'honneur; je réponds de lui. - Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio, dans laquelle il lui donne un rendez-vous... et ce rendez-vous lui paraît une embuscade. - Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un galant homme.

- Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de monsieur della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un des bandits que l'on soupçonne de complicité, et elle a sa leçon faite. - Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été tirés, et nous avons entendu la même chose. - En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez sans doute fait la même remarque?

- Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a l'habitude des armes, qui a dit: Voilà monsieur della Rebbia qui tire avec mon fusil. - Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien les derniers? - Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père? Le colonel n'avait pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de contredire sa fille. - Il faut sur-le-champ parler de cela au procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les blessures ont été faites avec l'arme en question. - C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je voudrais la savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave garçon! je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car, sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.