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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (9)

Livre 1 - La Vie Publique (9)

Bien qu'il eût été impuissant contre les réponses simples, précises, sans contradiction de Bernadette, M. Jacomet avait remporté, à la fin de cette longue lutte, un avantage décisif. Il avait fortement effrayé le père de la Voyante, et il comprenait que par ce côté il était, du moins pour l'heure présente, maitre de la position.

François Soubirous était un fort brave homme, mais ce n'était point un héros. Devant l'autorité officielle il était timide, comme le sont habituellement les gens du menu peuple et les indigents, pour lesquels la moindre tracasserie est un désastre immense à cause de leur misère, et qui se sentent entièrement désarmés contre l'arbitraire et la persécution. Il croyait, il est vrai, à la réalité des Apparitions; mais, ne se rendant point compte de ce que c'était, n'en mesurant nullement l'importance, éprouvant même une certaine terreur au sujet de ces faits extraordinaires, il ne voyait pas grand inconvénient à s'opposer au retour de Bernadette à la Grotte. Il avait bien peut-être une vague crainte de déplaire à la « Dame » invisible qui se manifestait à son enfant; mais la peur d'irriter un homme en chair et en os, la peur d'engager la lutte avec un adversaire aussi redouté que le Commissaire de Lourdes, le touchait de plus près, et agissait plus puissamment encore sur son esprit.

— Tu vois que tous ces messieurs du pays sont contre nous, dit-il à Bernadette, et que, si tu reviens à la Grotte, M. Jacomet, qui peut tout, le fera mettre toi et nous, en prison. N'y retourne plus.

— Père, disait Bernadette, quand j'y vais, ce n'est pas tout à fait de moi-même. En un certain moment il y a quelque chose en moi qui m'y appelle et qui m'y attire.

— Quoi qu'il en soit, reprit le père, je te défends formellement d'y aller désormais. Tu ne me désobéiras certainement pas pour la première fois de ta vie.

La pauvre enfant, prise de la sorte entre la promesse faite à l'Apparition et la défense expresse de l'autorité paternelle, répondit:

— Je ferai alors tout mon possible pour m'empêcher d'y aller et résister à l'attrait qui m'y appelle.

Ainsi se passa tristement la soirée de ce même Dimanche qui s'était levé dans la glorieuse et bienheureuse splendeur de l'extase.

Ce fut donc en vain que dans la matinée du jour suivant (lundi 23 février) on attendit Bernadette sur les rives du Gave à l'heure habituelle des Apparitions. On ne la vit point venir. Ses parents l'avaient, dès le lever du soleil, envoyée à l'École; et l'enfant, ne sachant qu'obéir, s'y était rendue, le coeur tout gros de larmes.

Les Soeurs, que leurs fonctions de charité et d'enseignement, peut-être aussi les recommandations de M. le Curé de Lourdes, retenaient à l'Hôpital ou à l'École, n'avaient jamais été témoins des extases de Bernadette et n'ajoutaient pas foi aux Apparitions. En fait de Surnaturel, d'ailleurs, si le peuple se montre parfois trop crédule, il se trouve que, par un phénomène qui surprend d'abord, mais qui est incontestable, les Ecclésiastiques, les Religieux et les Religieuses sont très sceptiques et très rebelles à croire, et que, tout en admettant théoriquement la possibilité de telles manifestations divines, ils exigent, avec une sévérité souvent excessive, qu'elles soient dix fois prouvées. Les Soeurs joignirent leur défense formelle à celle des parents, disant à Bernadette que toutes ces visions n'avaient rien de réel, qu'elle avait le cerveau dérangé ou qu'elle mentait. L'une d'elles, soupçonnant une imposture en une matière si grave et si sacrée, se montrait même assez dure:

— Méchante enfant, lui disait-elle, tu fais là un indigne Carnaval dans le saint temps du Carême.

D'autres personnes qui la virent aux récréations l'accusaient de vouloir se faire passer pour une Sainte et de se livrer à un jeu sacrilège. La moquerie de quelques enfants de l'École s'ajoutait aux reproches amers et aux humiliations dont elle était abreuvée.

Dieu voulait éprouver Bernadette. L'ayant, les jours précédents, inondée de consolations, il entendait, en sa sagesse, la laisser maintenant dans le délaissement absolu, en butte aux railleries et aux injures, et la mettre aux prises, seule et abandonnée, avec l'hostilité de tous ceux qui l'entouraient.

La malheureuse petite fille souffrait cruellement, non seulement de ces contradictions extérieures, mais plus encore peut-être des angoisses intérieures de son âme.

Cette enfantine bergère, qui n'avait encore connu, en sa vie si courte, d'autres douleurs que les douleurs physiques, entrait dans une voie plus haute, et elle commençait à ressentir d'autres tortures et d'autres déchirements. D'un côté, elle ne voulait désobéir ni à l'autorité de son père, ni à celle des Religieuses; et, de l'autre, elle ne pouvait supporter la pensée de manquer à la promesse qu'elle avait faite à la divine Apparition de la Grotte. Dans cette jeune âme, jusque-là si paisible, se livrait une lutte cruelle. Il lui semblait qu elle oscillait invinciblement entre deux abimes également mortels: — Aller à la Grotte, c'était pécher envers son père; ne pas y aller, c'était pécher envers la Vision venue d'en haut. Dans les deux cas c'était, à ses yeux, évidemment pécher contre Dieu. — Et cependant, par une alternative inévitable, il fallait se décider pour l'un ou l'autre de ces deux partis; il n'y avait point de milieu, et il était impossible de ne pas faire ce choix fatal. Il est vrai que ce qui est impossible à l'homme, dit l'Évangile, est possible à Dieu.

La matinée se passa dans ces angoisses, d'autant plus pénibles et déchirantes qu'elles arrivaient dans une âme toute neuve, à cet âge, habituellement calme et pur, où les impressions sont si vives : l'accoutumance des douleurs humaines n'a pas encore formé comme un calus autour des fibres délicates du coeur.

Vers le milieu du jour, les enfants rentraient chez elles pour prendre leur repas.

Bernadette, l'âme brisée entre les deux termes inconciliables de cette situation sans issue, se dirigeait tristement vers sa maison. La cloche de l'église de Lourdes venait de sonner l'Angélus de midi.

En ce moment une force étrangère s'empara d'elle tout à coup, agissant, non sur son esprit, mais sur son corps, comme eût pu le faire un bras invisible, et la poussa hors du chemin qu'elle suivait, pour la porter invinciblement dans la direction du sentier qui longe les glacis du Fort. Cette impulsion était pour elle, paraît-il, ce que serait pour une feuille gisant à terre l'impérieux souffle du vent. Elle ne pouvait pas plus s'empêcher d'avancer que si elle eût été placée soudainement sur la plus rapide des pentes. Tout son être physique se trouva brusquement entraîné vers la Grotte, où ce sentier conduisait. Il lui fallut marcher, il lui fallut courir.

Et cependant, le mouvement qui l'emportait n'était ni brusque ni violent. Il était irrésistible, mais n'avait rien de heurté ni de dur, tout au contraire : c'était la suprême force dans la suprême douceur. La main toute puissante se faisait maternelle et douce, comme si elle eût craint de blesser cette frêle enfant.

La Providence avait donc résolu l'insoluble problème. L'enfant, soumise à son père, n'allait point à la Grotte, où son coeur seul s'élançait, et voilà qu'emportée de force par l'Ange du Seigneur elle y arriva pourtant, selon sa promesse à la Vierge, sans que, malgré cela, sa volonté eût désobéi à l'autorité paternelle.

De tels phénomènes se sont plus d'une fois produits dans la vie de certaines âmes dont la pureté profonde a plu au regard de Dieu. Saint Philippe de Néri, sainte Ida de Louvain, saint Joseph de Copertino, sainte Rose de Lima, ont éprouvé des choses semblables ou analogues.

L'humble coeur de Bernadette, meurtri et abandonné, souriait déjà à l'espérance à mesure que ses pas s'approchaient de la Grotte.

— Là, se disait l'enfant, je reverrai l'Apparition bien-aimée; là, je serai consolée de tout; là, je contemplerai ce visage si beau dont la vue me ravit de bonheur. A ces peines cruelles va succéder la joie sans bornes, car la « Dame, elle, ne m'abandonnera pas. »

Elle ne savait point, en son inexpérience, que l'Esprit de Dieu souffle où il veut.


Livre 1 - La Vie Publique (9) Buch 1 - Das öffentliche Leben (9) Book 1 - Public Life (9)

Bien qu'il eût été impuissant contre les réponses simples, précises, sans contradiction de Bernadette, M. Jacomet avait remporté, à la fin de cette longue lutte, un avantage décisif. Il avait fortement effrayé le père de la Voyante, et il comprenait que par ce côté il était, du moins pour l'heure présente, maitre de la position.

François Soubirous était un fort brave homme, mais ce n'était point un héros. Devant l'autorité officielle il était timide, comme le sont habituellement les gens du menu peuple et les indigents, pour lesquels la moindre tracasserie est un désastre immense à cause de leur misère, et qui se sentent entièrement désarmés contre l'arbitraire et la persécution. Il croyait, il est vrai, à la réalité des Apparitions; mais, ne se rendant point compte de ce que c'était, n'en mesurant nullement l'importance, éprouvant même une certaine terreur au sujet de ces faits extraordinaires, il ne voyait pas grand inconvénient à s'opposer au retour de Bernadette à la Grotte. Il avait bien peut-être une vague crainte de déplaire à la « Dame » invisible qui se manifestait à son enfant; mais la peur d'irriter un homme en chair et en os, la peur d'engager la lutte avec un adversaire aussi redouté que le Commissaire de Lourdes, le touchait de plus près, et agissait plus puissamment encore sur son esprit.

— Tu vois que tous ces messieurs du pays sont contre nous, dit-il à Bernadette, et que, si tu reviens à la Grotte, M. Jacomet, qui peut tout, le fera mettre toi et nous, en prison. N'y retourne plus.

— Père, disait Bernadette, quand j'y vais, ce n'est pas tout à fait de moi-même. En un certain moment il y a quelque chose en moi qui m'y appelle et qui m'y attire.

— Quoi qu'il en soit, reprit le père, je te défends formellement d'y aller désormais. Tu ne me désobéiras certainement pas pour la première fois de ta vie.

La pauvre enfant, prise de la sorte entre la promesse faite à l'Apparition et la défense expresse de l'autorité paternelle, répondit:

— Je ferai alors tout mon possible pour m'empêcher d'y aller et résister à l'attrait qui m'y appelle.

Ainsi se passa tristement la soirée de ce même Dimanche qui s'était levé dans la glorieuse et bienheureuse splendeur de l'extase.

Ce fut donc en vain que dans la matinée du jour suivant (lundi 23 février) on attendit Bernadette sur les rives du Gave à l'heure habituelle des Apparitions. On ne la vit point venir. Ses parents l'avaient, dès le lever du soleil, envoyée à l'École; et l'enfant, ne sachant qu'obéir, s'y était rendue, le coeur tout gros de larmes.

Les Soeurs, que leurs fonctions de charité et d'enseignement, peut-être aussi les recommandations de M. le Curé de Lourdes, retenaient à l'Hôpital ou à l'École, n'avaient jamais été témoins des extases de Bernadette et n'ajoutaient pas foi aux Apparitions. En fait de Surnaturel, d'ailleurs, si le peuple se montre parfois trop crédule, il se trouve que, par un phénomène qui surprend d'abord, mais qui est incontestable, les Ecclésiastiques, les Religieux et les Religieuses sont très sceptiques et très rebelles à croire, et que, tout en admettant théoriquement la possibilité de telles manifestations divines, ils exigent, avec une sévérité souvent excessive, qu'elles soient dix fois prouvées. Les Soeurs joignirent leur défense formelle à celle des parents, disant à Bernadette que toutes ces visions n'avaient rien de réel, qu'elle avait le cerveau dérangé ou qu'elle mentait. L'une d'elles, soupçonnant une imposture en une matière si grave et si sacrée, se montrait même assez dure:

— Méchante enfant, lui disait-elle, tu fais là un indigne Carnaval dans le saint temps du Carême.

D'autres personnes qui la virent aux récréations l'accusaient de vouloir se faire passer pour une Sainte et de se livrer à un jeu sacrilège. La moquerie de quelques enfants de l'École s'ajoutait aux reproches amers et aux humiliations dont elle était abreuvée.

Dieu voulait éprouver Bernadette. L'ayant, les jours précédents, inondée de consolations, il entendait, en sa sagesse, la laisser maintenant dans le délaissement absolu, en butte aux railleries et aux injures, et la mettre aux prises, seule et abandonnée, avec l'hostilité de tous ceux qui l'entouraient.

La malheureuse petite fille souffrait cruellement, non seulement de ces contradictions extérieures, mais plus encore peut-être des angoisses intérieures de son âme.

Cette enfantine bergère, qui n'avait encore connu, en sa vie si courte, d'autres douleurs que les douleurs physiques, entrait dans une voie plus haute, et elle commençait à ressentir d'autres tortures et d'autres déchirements. D'un côté, elle ne voulait désobéir ni à l'autorité de son père, ni à celle des Religieuses; et, de l'autre, elle ne pouvait supporter la pensée de manquer à la promesse qu'elle avait faite à la divine Apparition de la Grotte. Dans cette jeune âme, jusque-là si paisible, se livrait une lutte cruelle. Il lui semblait qu elle oscillait invinciblement entre deux abimes également mortels: — Aller à la Grotte, c'était pécher envers son père; ne pas y aller, c'était pécher envers la Vision venue d'en haut. Dans les deux cas c'était, à ses yeux, évidemment pécher contre Dieu. — Et cependant, par une alternative inévitable, il fallait se décider pour l'un ou l'autre de ces deux partis; il n'y avait point de milieu, et il était impossible de ne pas faire ce choix fatal. - Es gab keinen Mittelweg und es war unmöglich, sich nicht für eine der beiden Parteien zu entscheiden. Il est vrai que ce qui est impossible à l'homme, dit l'Évangile, est possible à Dieu.

La matinée se passa dans ces angoisses, d'autant plus pénibles et déchirantes qu'elles arrivaient dans une âme toute neuve, à cet âge, habituellement calme et pur, où les impressions sont si vives : l'accoutumance des douleurs humaines n'a pas encore formé comme un calus autour des fibres délicates du coeur.

Vers le milieu du jour, les enfants rentraient chez elles pour prendre leur repas.

Bernadette, l'âme brisée entre les deux termes inconciliables de cette situation sans issue, se dirigeait tristement vers sa maison. La cloche de l'église de Lourdes venait de sonner l'Angélus de midi.

En ce moment une force étrangère s'empara d'elle tout à coup, agissant, non sur son esprit, mais sur son corps, comme eût pu le faire un bras invisible, et la poussa hors du chemin qu'elle suivait, pour la porter invinciblement dans la direction du sentier qui longe les glacis du Fort. Cette impulsion était pour elle, paraît-il, ce que serait pour une feuille gisant à terre l'impérieux souffle du vent. Elle ne pouvait pas plus s'empêcher d'avancer que si elle eût été placée soudainement sur la plus rapide des pentes. Tout son être physique se trouva brusquement entraîné vers la Grotte, où ce sentier conduisait. Il lui fallut marcher, il lui fallut courir.

Et cependant, le mouvement qui l'emportait n'était ni brusque ni violent. Il était irrésistible, mais n'avait rien de heurté ni de dur, tout au contraire : c'était la suprême force dans la suprême douceur. La main toute puissante se faisait maternelle et douce, comme si elle eût craint de blesser cette frêle enfant.

La Providence avait donc résolu l'insoluble problème. L'enfant, soumise à son père, n'allait point à la Grotte, où son coeur seul s'élançait, et voilà qu'emportée de force par l'Ange du Seigneur elle y arriva pourtant, selon sa promesse à la Vierge, sans que, malgré cela, sa volonté eût désobéi à l'autorité paternelle.

De tels phénomènes se sont plus d'une fois produits dans la vie de certaines âmes dont la pureté profonde a plu au regard de Dieu. Saint Philippe de Néri, sainte Ida de Louvain, saint Joseph de Copertino, sainte Rose de Lima, ont éprouvé des choses semblables ou analogues.

L'humble coeur de Bernadette, meurtri et abandonné, souriait déjà à l'espérance à mesure que ses pas s'approchaient de la Grotte.

— Là, se disait l'enfant, je reverrai l'Apparition bien-aimée; là, je serai consolée de tout; là, je contemplerai ce visage si beau dont la vue me ravit de bonheur. A ces peines cruelles va succéder la joie sans bornes, car la « Dame, elle, ne m'abandonnera pas. »

Elle ne savait point, en son inexpérience, que l'Esprit de Dieu souffle où il veut.