BARTON FINK et AVE, CESAR ! des frères Coen par M. Bobine (2)
et publiant régulièrement des tribunes d'écrivains.
Bref, son histoire sur des gens ordinaires est en réalité encensée
par des gens qui connaissent pas plus que lui la vie des gens ordinaires.
Pire encore, les clichés que Barton associe aux gens ordinaires sont imprégnés
d'un mépris de classe inavoué.
. À demi-mots,
il suggère que Charlie ne saurait avoir une "vie de l'esprit" similaire
à celle de l'intellectuel qu'il est.
Ce mépris de classe s'étend également au cinéma et en particulier à Hollywood.
D'ailleurs, de son propre aveu, il ne va pas au cinéma.
En fait, l'atmosphère putride qui imprègne le film Barton Fink
se veut moins une image fidèle d'Hollywood
que la façon dont la perception de Barton est conditionnée par ses a-priori.
Lorsque le film associe le représentant en assurance et le décor
en montrant le même genre de fluide visqueux qui s'écoule de l'oreille de Charlie
et des murs de l'hôtel,
c'est pour bien montrer à quel point Barton assimile les lieux,
les gens et le médium lui-même
aux clichés généralement associées aux classes populaires :
la saleté, la décomposition, la transpiration, les infections, etc.
Barton se retrouve donc dans la position inconfortable
de devoir écrire pour un médium qu'il méprise.
En fait, le principal problème d'Hollywood aux yeux de Barton Fink
tient dans son manque inhérent d'authenticité.
Barton est obsédé par l'idée de produire un art authentique
qui transmette des vérités profondes.
Pour lui, l'art n'a de valeur que s'il est ancré dans le réel.
Et comme sa perception d'Hollywood est celle d'un environnement où tout est artificiel,
où les interactions sociales sont complètement dépourvues de sincérité,
il est normal qu'il s'y sente mal à l'aise…
jusqu'au moment où il apprend que son mentor, l'écrivain W. P. Mayhew,
n'est pas l'auteur des scripts et des romans qu'il a signé.
Cette révélation marque un point de rupture pour la psyché de Barton.
Le film va alors basculer pleinement dans le fantastique
comme si Barton était lui-même en train de sombrer dans la folie.
À partir de ce moment,
Hollywood devient le lieu où l'imposture corrompt même les auteurs les plus talentueux.
c'est-à-dire rien de moins que l'Enfer sur Terre aux yeux de Barton,
un Enfer dont il est désormais prisonnier…
Pour écrire Barton Fink,
les frères Coen se sont inspirés du film Les Voyages de Sullivan
de Preston Sturges sorti en 1941,
c'est-à-dire l'année où se situe l'action de Barton Fink.
Dans Les Voyages de Sullivan,
un auteur-réalisateur de comédie à succès, John L. Sullivan,
décide soudainement que la comédie n'est pas un genre digne de son talent
et se met en tête de réaliser un drame social adapté d'un roman sur la Grande Dépression.
Le problème, c'est que Sullivan est un pur produit de l'élite intellectuelle américaine
qui n'a jamais connu la réalité des classes populaires.
Pour remédier à cela,
il décide de partir explorer les États-Unis sans un sou en poche.
Après de nombreux rebondissements,
il finira par comprendre que les comédies qu'il méprisait sont un réconfort
bien plus grand pour le public que n'importe quel drame social,
et abandonnera donc le projet d'adapter le roman.
Au passage, j'en profite pour signaler
que Barton Fink n'est pas le seul film des frères Coen
à faire référence aux Voyages de Sullivan,
puisque le roman que celui-ci veut adapter s'intitule justement O'Brother.
Et tant qu'on est à digresser,
on peut aussi faire un parallèle avec le cinéaste emblématique
du cinéma intellectuel français tel qu'il est dépeint
dans l'excellent film de Michel Hazanavicius : Le redoutable
Faut que vous fassiez des films avec Belmondo,
il est bon lui, il est marrant en plus.
Vous devriez en faire d'autres avec lui.
OK, et ben j'y penserais alors.
Mais revenons-en à Barton Fink et à Sullivan.
Le personnage de Barton Fink a donc les mêmes ambitions
et les mêmes aspirations que celui de Sullivan
sauf que, contrairement à Sullivan,
Fink restera prisonnier de sa vision personnelle et étriquée de l'art.
L'Hollywood infernal de Barton Fink
n'est donc pas un jugement des frères Coen sur Hollywood,
mais plutôt la condamnation de l'étroitesse d'esprit de leur protagoniste.
À l'inverse de Barton Fink, Eddie Mannix n'est pas un artiste.
Il n'a aucunes prétentions intellectuelles.
Son boulot est de gérer les aspects les plus terre-à-terre de la production de films
et de s'assurer que rien ne vienne entraver la bonne marche du studio.
Et à ce titre, il est au courant de tous les subterfuges,
de toutes les combines et de tous les artifices nécessaires
pour entretenir l'Usine à Rêve.
Mais aux yeux de Mannix,
tout cela n'enlève rien à la valeur intrinsèque du cinéma.
Tout comme pour Sullivan à la fin du film de Sturges
pour Eddie Mannix,
le cinéma a de la valeur parce qu'il apporte du bonheur aux gens
Mais il a aussi une valeur transcendante qui ne saurait être remise en question.
D'ailleurs, lorsque Baird Whitlock lui présente sa vision marxiste du cinéma,
où les films du studio ne sont que des instruments au service du capitalisme,
sa réaction ne se fait pas attendre :
C'est là toute la différence entre Barton Fink et Eddie Mannix.
Malgré son intellect et sa culture,
Barton Fink est incapable d'envisager que le cinéma, et l'art en général,
puisse avoir une dimension transcendante.
Pour lui, l'art n'est rien de plus que l'ensemble des oeuvres d'art…
et si ces oeuvres sont imparfaites, si elles sont le fruit d'impostures,
si elles essaient de tromper le public,
alors c'est la notion d'art elle-même qui est corrompue.
C'est pour ça que l'industrie hollywoodienne est une entreprise démoniaque aux yeux de Fink.
C'est pour lui une énorme machine qui détruit la notion même d'art.
De son côté, Eddie Mannix croit fermement dans une forme transcendante du cinéma.
Pour lui, le cinéma dans son essence la plus pure est quelque chose
qui dépasse les genres, les auteurs, les acteurs.
C'est quelque chose d'intangible qui ne saurait être réduit à un corpus de films.
C'est le miracle même de pouvoir raconter des histoires avec de la lumière,
et rien ne peut entacher ce miracle.
Pour illustrer la foi inébranlable de Mannix,
les Coen ont une fois de plus recours au parallèle entre le cinéma et la religion.
Pour éviter que la grossesse de l'actrice DeeAnna Moran
ne vienne ternir son image de jeune femme célibataire et donc chaste,
il met sur pied une entourloupe juridique qui doit permettre à l'actrice
d'adopter officiellement l'enfant dont elle va accoucher en secret.
Aux yeux du public,
DeeAnna Moran sera donc mère tout en étant vierge.
On aurait pu croire que son implication
dans ce qui est une réinterprétation pour le moins iconoclaste de la Vierge Marie
aurait pousser Mannix à remettre en cause sa foi dans le catholicisme
ou dans l'industrie cinématographique.
C'est le contraire qui se produit.
Il sait pertinemment que ce qui est montré au public est une pure supercherie
mais, pour lui, cette supercherie reste le vecteur de vérités essentielles mais cachées.
Et c'est probablement cette vision du cinéma
qui motive les frères Coen eux-mêmes et irrigue leur oeuvre.
Dès le début de leur carrière, les deux frangins se sont amusés
à mentir sur leurs rôles respectifs.
Ils ont ainsi longtemps prétendu que Joel s'occupait de la réalisation
et Ethan de la production alors qu'ils étaient tous les deux réalisateurs.
Ils ont aussi inventé un monteur fictif Roderick Jaynes
pour signer le montage de leurs films.
Même avec Avé, César,
ils ne se privent pas de prendre des libertés avec la vérité historique.
En l'occurrence,
le véritable Eddie Mannix était loin d'être un bon père de famille dévoué à son métier.
C'était plutôt un véritable salopard
prêt à tout pour étouffer les pires scandales.
De la même façon,
le complot des scénaristes communistes est une inversion complète
de la réalité du Hollywood des années 50
où les sympathisants communistes étaient implacablement blacklistés.
Pour jouer le mentor des scénaristes pro-soviétique,
les Coen ont même choisi la figure d'Herbert Marcuse,
un philosophe farouchement critique de l'union soviétique
et qui avait qui avait même travaillé de 1943 à 1950 pour l'OSS,
le prédécesseur de la CIA.
C'est notamment pour cela que Ave, César,
peut-être plus que tout autre film des frères Coen
s'apparente littéralement à une profession de foi.
De nombreux mysticismes religieux postulent l'existence
d'une réalité transcendante et ineffable
ou d'un mode d'existence au-delà de la compréhension humaine.
La réalité physique ou le monde sensible que nous pouvons percevoir
ne sont que des aspects incomplets ou imparfaits de cette réalité transcendante.
Dans la Kabbale juive, on a ainsi l'En-Sof
dont les sephiroth sont les différentes émanations.
Chez le mystique musulman Sohrawardi,
on a le monde des formes en suspens dont la réalité concrète est une manifestation.
Dans l'hindouisme, on a Vishnu, le principe suprême,
qui s'incarne en différents avatars pour agir sur le monde matériel.
Les fères Coen semblent appliquer cette logique au cinéma
et leur penchant pour le mensonge ou l'irrévérence
est un moyen de rappeler aux spectateurs que la vérité du cinéma
ne se trouve pas dans ce qu'ils voient à l'écran.
Si on commence à croire que les films définissent complètement le cinéma,
alors on commence à penser comme Barton Fink que les films doivent obéir à certaines règles
qu'ils doivent se conformer à des genres qu'ils doivent respecter des dogmes…
et on passe à côté de l'essentiel.
Ce que viennent nous rappeler les Coen,
c'est que l'essence du cinéma tient dans sa capacité à raconter des histoires
sans contraintes de réalisme, de forme ou de véracité.
Le cinéma est l'art de raconter des histoires
avec le matériau le plus malléable et intangible qui soit : la lumière.
C'est ça, la véritable magie du cinéma.