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Arthur Bernède- Belphégor, 3-3 Pauvre Jacques !

3-3 Pauvre Jacques !

Pauvre Jacques !

À la villa de Chantecoq, tandis que Gautrais continuait avec ses deux danois à monter une garde vigilante autour de la maison, le détective, Colette et Jacques, qui avait gardé son travestissement de Cantarelli, achevaient de dîner sous la véranda, lorsque Marie-Jeanne apparut.

– Ces messieurs et dames sont-ils satisfaits ? demanda-t-elle d'un air épanoui qui prouvait qu'elle s'attendait à de légitimes compliments. – Votre dîner était parfait ! répliquait Colette.

– Moi… déclarait Chantecoq, j'ai repris trois fois du canard au porto. – Et ma croûte aux fruits ?

– Délicieuse !… affirmait Bellegarde.

– Je suis bien contente ! affirmait l'excellente Mme Gautrais… Et après avoir déposé près du détective quelques feuilles du soir, elle se retira.

Chantecoq s'empara d'un journal, l'ouvrit et le déplia. Bellegarde et Colette allaient en prendre chacun un autre ; mais, tout à coup, le grand limier lançait en riant :

– Ce pauvre Ménardier… quel entêté ! Décidément, il veut se couvrir de ridicule.

Il tendit la feuille à Bellegarde et, tout en lui indiquant du doigt un passage, il ajouta :

– Si vous voulez vous régaler, dégustez cela !

Jacques s'empara du journal et lut l'entrefilet suivant : L'inspecteur Ménardier a découvert l'identité de l'un des complices de l'assassin du Louvre qui ne serait autre qu'un jeune journaliste connu. L'arrestation du coupable serait imminente. – Vous ne trouvez pas qu'il va fort… ce cher inspecteur ?… lançait ironiquement Chantecoq. Jacques ne lui répondit pas… Il continuait sa lecture… Soudain ses traits se contractèrent sous l'emprise d'une violente émotion intérieure. Le grand détective, surpris, reprit :

– J'espère que cela ne va pas vous empêcher de dormir ?… Vous ne supposez pas que Ménardier vous a repéré et qu'il va venir vous arrêter chez moi ? Toujours sans dire un mot, Jacques déposa le journal sur la table… Son visage trahissait plus que de la préoccupation… de la douleur !

Tandis que Colette considérait le journaliste avec anxiété, Chantecoq demandait :

– Qu'avez-vous, cher ami ? – Un malaise subit, fit Bellegarde en portant la main à son front.

– Je vous le répète, insistait Chantecoq, vous n'avez rien à craindre de Ménardier. Si j'avais le moindre doute à ce sujet, j'aurais déjà pris toutes les précautions nécessaires. – Ce n'est pas cela ! déclarait le journaliste… Je ne me sens pas très bien… voilà tout… Et je vous demande la permission de me retirer.

Colette chercha son regard et ne le rencontra pas. Jacques se leva… salua son hôte… et rentra dans la maison d'un pas mal assuré. – Mon Dieu ! fit Colette en pâlissant.

– Qu'as-tu ? interrogeait son père.

La jeune fille murmura :

– Si Belphégor l'avait empoisonné ?… – C'est impossible ! déclarait le roi des détectives, d'un ton incisif. – Cependant…

– Réfléchis un peu… Je n'ai pas quitté Bellegarde depuis ce matin… Je suis sûr qu'il n'a rien absorbé au dehors, et je pense que tu ne vas pas accuser cette brave Marie-Jeanne d'être la complice de Belphégor ? – Oh ! non, père ! Mais je me demande si ce misérable n'aurait pas, à l'insu de cette brave femme, réussi à glisser un toxique dans nos aliments ou dans notre boisson. – En ce cas, rétorquait le grand limier, nous serions empoisonnés tous les trois.

Colette n'insista pas. Machinalement elle prit le journal que Jacques avait laissé et en commença la lecture.

Tout à coup, elle tressaillit… et, comme frappée au cœur, elle eut un faible cri… Mais il était si douloureux que son père lui arracha le journal et chercha à découvrir ce qui avait bien pu causer à son enfant un si profond chagrin. Tout de suite il fut fixé. À quelques lignes au-dessous de l'entrefilet qui annonçait l'imminente arrestation de Jacques, il découvrait ceci : Mlle Simone Desroches, l'auteur d'un poème intitulé Beaux rêves , a été frappée, la nuit dernière, d'un mal subit qui ne laisse malheureusement que peu d'espoir de la sauver. Chantecoq dirigea ses yeux vers sa fille. Colette, qui avait beaucoup de peine à retenir ses larmes, s'écria : – Je comprends ! Il l'aime encore ! Affectueusement, Chantecoq attira sa fille contre lui…

La nuit était venue… et les rumeurs du dehors n'arrivaient plus que très atténuées jusqu'à la villa du détective. Soudain, celui-ci dressa l'oreille… Il lui semblait avoir entendu, de l'autre côté de la maison, dans la partie du jardin qui donnait sur l'allée de Verzy, un bruit de pas faisant grincer les petits cailloux de l'allée. Presque en même temps, des aboiements de chien s'élevaient. Chantecoq s'écria : – C'est Gautrais, sans doute, qui se promène avec ses danois. – Mon père, fit Colette en se dressant. C'est lui… lui qui s'en va… la retrouver ! Chantecoq se précipita… suivi par Colette, au comble de l'angoisse… Et rejoignant Gautrais, il lui demanda : – Tu as vu M. Bellegarde ?

– Oui, monsieur… à l'instant même. – Où est-il ?

– Il vient de partir… Même qu'il ne doit pas être loin. Le détective courut vers la porte d'entrée, l'ouvrit… se pencha au dehors… Bellegarde avait déjà disparu. Revenant vers Gautrais, le grand limier lui demanda :

– Était-il toujours camouflé ?

– Non ! répliqua l'ancien gardien du Louvre, il avait sa tête et ses habits ordinaires. – Tu es stupide ! grondait le détective… Tu n'aurais pas dû le laisser partir. – Je ne savais pas, monsieur…

– C'est juste ! J'aurais dû te donner la consigne. Colette, affolée, s'exclamait : – Il va se faire arrêter !

Mais sur un ton d'énergique assurance, Chantecoq lui répliquait : – Rassure-toi… Je veille !

À bout de courage, la jeune fille laissa tomber sa tête sur l'épaule de son père en murmurant : – Mon pauvre Jacques !

La conscience bouleversée beaucoup plus que le cœur par la nouvelle qu'il venait de lire dans le journal, Jacques Bellegarde, sautant dans un taxi, s'était fait conduire à Auteuil. Sans remarquer un individu qui se tenait caché aux alentours de l'hôtel de Mlle Desroches, et qui n'était autre que l'homme à la salopette, le journaliste sonna d'une main hésitante à la porte de cette maison où il croyait si bien ne plus jamais revenir. La porte s'ouvrit. – Juliette ! s'écria le journaliste en reconnaissant la femme de chambre dont le visage consterné et les yeux rougis de larmes achevèrent de l'affoler. – Alors ? murmura-t-il d'une voix presque imperceptible. – Tout est fini ! déclara Juliette en étouffant un sanglot.

– Elle… elle est morte ! bégaya le journaliste.

– Oui, monsieur…

Bellegarde, comme un fou, pénétra dans la maison. La femme de chambre lui ouvrit la porte du salon…

Il s'écroula sur un siège… et demeura accablé, brisé par la conviction qu'il était la cause de cette catastrophe, torturé par un remords tel que peuvent en avoir les âmes aussi sensibles et aussi loyales que la sienne. De plus en plus convaincu qu'il était l'assassin moral de cette femme dont il avait méprisé l'amour, persuadé qu'incapable de supporter une rupture qu'elle avait feint d'accepter soit par fierté, soit par désespoir, Simone avait volontairement mis fin à ses jours, Jacques demeurait effondré sur son siège… incapable de réagir, de raisonner, de se chercher une excuse, lorsque Mlle Bergen apparut. Sa figure exprimait un profond chagrin. Le reporter se leva… et s'en fut vers elle. – C'est donc vrai ?… fit Bellegarde, les yeux égarés, les lèvres tremblantes. – Notre pauvre Simone est morte dans mes bras, cet après-midi.

– C'est horrible ! – Horrible, en effet.

Elsa Bergen se tut… Dans ce silence, le reporter crut deviner toutes les accusations, tous les reproches… et il courba le front… Mais une question qu'il n'osait poser le harcelait à un tel point qu'incapable de résister à l'impulsion intérieure qui l'épouvantait, il bégaya : – Elle s'est suicidée ? – Non ! répliqua la Scandinave. Ainsi que je vous l'ai dit l'autre matin, lorsque je suis venue vous supplier de revenir près d'elle, Simone avait le cœur malade, plus malade même que nous ne pouvions le supposer… – Alors, c'est moi ?… – Je ne veux pas vous accabler… monsieur Bellegarde, mais vous lui avez fait bien du mal.

– Si vous saviez combien je le regrette !

– Trop tard… hélas !

– Vous pouvez tout me dire… car j'ai tout mérité. Mlle Bergen regarda Jacques. Il était si sincèrement douloureux, si abattu, si déchiré, qu'elle en parut quelque peu apitoyée et, d'une voix moins sèche, d'un accent moins hostile, elle reprit : – Je dois à la vérité de vous apprendre que vous n'êtes pas le seul coupable. Bellegarde releva la tête.

La demoiselle de compagnie poursuivait :

– Certes, votre attitude avait jeté notre pauvre Simone dans un état des plus inquiétants ; mais, somme toute, elle avait résisté à la crise terrible que votre départ avait provoquée en elle… et j'avais lieu d'espérer qu'elle en sortirait victorieuse… lorsqu'un incident imprévu a achevé notre chère blessée. – Un incident imprévu ! répétait Jacques, qui, dans le désarroi de son esprit, ne comprenait pas encore.

La Scandinave reprenait :

– Peut-être avez-vous entendu dire que le Fantôme du Louvre s'était introduit dans cette maison et y avait dérobé vos lettres ? Simone en a éprouvé une telle frayeur qu'une nouvelle crise s'est déclarée. « Cette crise, après la si cruelle émotion qu'elle venait de traverser, ne pouvait que lui être fatale… Quand elle s'est sentie près de la fin, elle a prononcé votre nom. Je lui ai demandé :

« Dois-je l'envoyer chercher ? « Elle m'a répondu : « Non, car il ne vous croirait pas… et il refuserait de venir… »

« Et elle a ajouté d'une voix que je n'oublierai jamais : « J'aime mieux m'en aller avec la consolation de me dire qu'il ne peut plus m'en vouloir… puisque je me suis sacrifiée !… » « Et, me prenant la main, ce fut son dernier geste, en même temps que ses dernières paroles, elle a murmuré :

« Vous lui direz que je lui pardonne !… »

– Pauvre Simone ! fit Jacques, atterré.

La demoiselle de compagnie hocha tristement la tête. Puis, elle fit :

– Je vais vous faire lire ses dernières volontés !

Et elle emmena le reporter dans le boudoir. Un grand frisson secoua le pauvre garçon. C'était là qu'il l'avait vue pour la dernière fois… qu'il avait implacablement, victorieusement résisté à ses larmes et à ses prières et lui avait porté le coup fatal dont elle ne devait pas se relever. Elsa Bergen s'approcha du secrétaire, l'ouvrit et prit sur l'une des tablettes un papier qu'elle tendit à Jacques. Celui-ci s'en empara et lut ces quelques lignes tracées d'une main défaillante : Lorsque je ne serai plus, je veux que l'on m'emporte dans mon atelier et que l'on m'étende sur le grand divan noir, parmi les fleurs que j'aimais… Après un instant d'incertitude, le journaliste fit timidement : – Je voudrais la voir !

La Scandinave demeura un instant impassible… Bellegarde se demandait si elle allait accéder à sa requête… Il se préparait à insister ; car une force irrésistible lui ordonnait de se rendre au chevet de la morte, de s'y agenouiller… non pour implorer de son âme envolée et sans doute déjà lointaine un pardon qu'elle lui avait déjà accordé, mais pour se recueillir et pour, enfin, donner libre cours aux sanglots qui l'étouffaient. – Mademoiselle… murmura-t-il d'un air suppliant. – Venez, fit simplement la demoiselle de compagnie.

Tous deux quittèrent le boudoir, et, gagnant le jardin, se dirigèrent vers l'atelier dont on apercevait, à travers les frondaisons des grands arbres, les vitrages éclairés par une discrète lumière. Ils atteignirent la porte, qu'Elsa Bergen ouvrit avec ce respect toujours un peu craintif qu'inspire la mort… Ils s'arrêtèrent sur le seuil… Bellegarde se découvrit et aperçut, au milieu de la pièce transformée en chapelle ardente, le grand divan noir sur lequel reposait Simone, à demi ensevelie sous les roses.

Jacques s'avança lentement vers Simone, dont la mort n'avait pas altéré la beauté… C'était elle encore… telle qu'il l'avait connue, mais les yeux fermés, la bouche close, et toute pâle de la blancheur ivoirine d'un cierge. Arrivé près du divan, les yeux fixés sur celle qui, peu de temps auparavant, semblait respirer la vie avec tant de délices, il s'absorba dans sa méditation… Puis, insensiblement, il se laissa glisser à genoux. Discrètement, Mlle Bergen se retira. En traversant le jardin, elle aperçut le valet de chambre qui accourait vers elle.

– Mademoiselle, annonçait-il d'un air agité, la police est à la maison. – La police ?… répéta la Scandinave.

– Oui… L'inspecteur Ménardier… Celui, précisément qui est chargé d'arrêter le Fantôme du Louvre… Il est accompagné de deux agents en civil. – Vous a-t-il dit ce qu'il voulait ? – Non, mademoiselle… Il a simplement demandé à vous parler tout de suite… Je l'ai fait entrer au salon. – Vous avez bien fait…

La demoiselle de compagnie s'en fut rejoindre Ménardier qui, après l'avoir aussitôt saluée, attaqua : – Nous avons la preuve que Jacques Bellegarde est l'un des auteurs, sinon l'auteur principal, de l'assassinat du gardien en chef Sabarat et du vol d'un trésor caché au Louvre. – Est-ce possible ?… s'écria Elsa Bergen avec une expression de profond saisissement. – Ce n'est, hélas ! que trop vrai ! affirmait Ménardier.

Et avec force, il poursuivit :

– Nous avons été prévenus que Jacques Bellegarde se cachait dans cet hôtel.

Douloureusement, la Scandinave déclarait :

– Monsieur, il y a une morte, ici et celui que vous cherchez est en ce moment auprès d'elle. Cette réponse parut impressionner l'inspecteur… Et se retournant vers ses agents, qui s'effaçaient dans un coin de la pièce, il leur parla à voix basse. Dans l'atelier, Jacques était toujours agenouillé auprès du divan noir… Absorbé dans la plus cruelle des méditations, il courbait légèrement la tête… lorsqu'une main se posa sur son épaule… Il sursauta, se retourna… Chantecoq était devant lui. Sans prêter la moindre attention à la stupeur que manifestait le jeune journaliste, le grand détective lui disait d'un ton bref : – La police est dans la maison… Suivez-moi.

Jacques dirigea un suprême regard vers la dépouille mortelle de Simone… Mais Chantecoq, l'entraînant au dehors, sortit avec lui de l'atelier… et ils firent quelques pas dans la nuit. À ce moment, ils aperçurent, éclairés par la lumière du grand salon, Ménardier et les deux agents qui, guidés par la demoiselle de compagnie, franchissaient le seuil de la porte-fenêtre accédant directement au jardin.

Ils n'eurent que le temps de s'enfoncer dans un bosquet. Tandis que les policiers, toujours guidés par la Scandinave, s'avançaient vers l'atelier, Chantecoq et Bellegarde, qui marchaient à pas de loup, se glissaient jusqu'à la petite porte qui, au cours de sa première enquête chez Simone Desroches, avait déjà attiré l'attention du grand limier. Cette porte était légèrement entrebâillée…

Le détective poussa Jacques au dehors, et, tout en lui désignant une auto qui stationnait à quelques mètres de là, au milieu de la rue obscure, il lui dit :

– Montez vite dans cette voiture… Je me charge du reste !…

Bellegarde s'avança vers l'auto, près de laquelle Gautrais attendait… Colette était assise sur le siège, les mains sur le volant, le pied sur la pédale, impatiente de partir.

Jacques prit place dans le véhicule. Gautrais referma la portière et s'installa près de Colette, qui démarra aussitôt. Chantecoq eut un soupir de soulagement ; puis il rentra dans le jardin… regagna le bosquet… et à travers les feuillages qu'il avait légèrement écartés, il aperçut Ménardier et ses deux hommes, qui arrêtés devant l'atelier, hésitaient visiblement à y pénétrer. Tout à coup, l'inspecteur appela d'un geste brusque Elsa Bergen, qui se tenait à une certaine distance. La demoiselle de compagnie s'approcha de lui. Ménardier lui adressa quelques mots. Sans doute lui demandait-il de pénétrer dans l'atelier… car Mlle Bergen se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit toute grande. Une exclamation de surprise lui échappa… et, de la main, elle invita les policiers à s'approcher. Ménardier proféra un cri de colère… Dans l'atelier, il n'y avait plus que la morte, inerte, pâle et glacée sur son lit de roses qui tachaient de pourpre le velours du divan noir. Se retournant vers la Scandinave, qui ne semblait pas moins stupéfaite que lui, Ménardier scanda :

– Si vous m'avez menti, Bellegarde est tout de même perdu… Deux hommes placés devant la porte de l'hôtel le cueilleront au passage. – Je vous jure, monsieur, que je n'y comprends rien ! protestait Elsa Bergen avec une sincérité évidente.

Ménardier martelait :

– Il ne saurait être loin, et nous allons fouiller le jardin.

L'inspecteur et ses deux agents allaient commencer leurs recherches, lorsque, sortant de l'ombre dans laquelle il se dissimulait, Chantecoq se dressa devant eux. – Chantecoq ! reconnut Ménardier.

Le roi des détectives, tout en lui tendant la main, reprenait avec bonhomie :

– Inutile, mon cher collègue, de vous donner tant de mal… Jacques Bellegarde vient de me filer entre les mains…

Ménardier serra les poings… Mais, dominant la colère qui s'était emparée de lui, il se contenta de répliquer : – Je vous remercie, mon cher maître !…


3-3 Pauvre Jacques ! 3-3 Poor Jacques!

Pauvre Jacques !

À la villa de Chantecoq, tandis que Gautrais continuait avec ses deux danois à monter une garde vigilante autour de la maison, le détective, Colette et Jacques, qui avait gardé son travestissement de Cantarelli, achevaient de dîner sous la véranda, lorsque Marie-Jeanne apparut.

– Ces messieurs et dames sont-ils satisfaits ? demanda-t-elle d'un air épanoui qui prouvait qu'elle s'attendait à de légitimes compliments. – Votre dîner était parfait ! répliquait Colette.

– Moi… déclarait Chantecoq, j'ai repris trois fois du canard au porto. – Et ma croûte aux fruits ?

– Délicieuse !… affirmait Bellegarde.

– Je suis bien contente ! affirmait l'excellente Mme Gautrais… Et après avoir déposé près du détective quelques feuilles du soir, elle se retira.

Chantecoq s'empara d'un journal, l'ouvrit et le déplia. Bellegarde et Colette allaient en prendre chacun un autre ; mais, tout à coup, le grand limier lançait en riant :

– Ce pauvre Ménardier… quel entêté ! Décidément, il veut se couvrir de ridicule.

Il tendit la feuille à Bellegarde et, tout en lui indiquant du doigt un passage, il ajouta :

– Si vous voulez vous régaler, dégustez cela !

Jacques s'empara du journal et lut l'entrefilet suivant : L'inspecteur Ménardier a découvert l'identité de l'un des complices de l'assassin du Louvre qui ne serait autre qu'un jeune journaliste connu. L'arrestation du coupable serait imminente. –  Vous ne trouvez pas qu'il va fort… ce cher inspecteur ?… lançait ironiquement Chantecoq. Jacques ne lui répondit pas… Il continuait sa lecture… Soudain ses traits se contractèrent sous l'emprise d'une violente émotion intérieure. Le grand détective, surpris, reprit :

– J'espère que cela ne va pas vous empêcher de dormir ?… Vous ne supposez pas que Ménardier vous a repéré et qu'il va venir vous arrêter chez moi ? Toujours sans dire un mot, Jacques déposa le journal sur la table… Son visage trahissait plus que de la préoccupation… de la douleur !

Tandis que Colette considérait le journaliste avec anxiété, Chantecoq demandait :

– Qu'avez-vous, cher ami ? – Un malaise subit, fit Bellegarde en portant la main à son front.

– Je vous le répète, insistait Chantecoq, vous n'avez rien à craindre de Ménardier. Si j'avais le moindre doute à ce sujet, j'aurais déjà pris toutes les précautions nécessaires. – Ce n'est pas cela ! déclarait le journaliste… Je ne me sens pas très bien… voilà tout… Et je vous demande la permission de me retirer.

Colette chercha son regard et ne le rencontra pas. Jacques se leva… salua son hôte… et rentra dans la maison d'un pas mal assuré. – Mon Dieu ! fit Colette en pâlissant.

– Qu'as-tu ? interrogeait son père.

La jeune fille murmura :

– Si Belphégor l'avait empoisonné ?… – C'est impossible ! déclarait le roi des détectives, d'un ton incisif. – Cependant…

– Réfléchis un peu… Je n'ai pas quitté Bellegarde depuis ce matin… Je suis sûr qu'il n'a rien absorbé au dehors, et je pense que tu ne vas pas accuser cette brave Marie-Jeanne d'être la complice de Belphégor ? – Oh ! non, père ! Mais je me demande si ce misérable n'aurait pas, à l'insu de cette brave femme, réussi à glisser un toxique dans nos aliments ou dans notre boisson. – En ce cas, rétorquait le grand limier, nous serions empoisonnés tous les trois.

Colette n'insista pas. Machinalement elle prit le journal que Jacques avait laissé et en commença la lecture.

Tout à coup, elle tressaillit… et, comme frappée au cœur, elle eut un faible cri… Mais il était si douloureux que son père lui arracha le journal et chercha à découvrir ce qui avait bien pu causer à son enfant un si profond chagrin. Tout de suite il fut fixé. À quelques lignes au-dessous de l'entrefilet qui annonçait l'imminente arrestation de Jacques, il découvrait ceci : Mlle Simone Desroches, l'auteur d'un poème intitulé Beaux rêves , a été frappée, la nuit dernière, d'un mal subit qui ne laisse malheureusement que peu d'espoir de la sauver. Chantecoq dirigea ses yeux vers sa fille. Colette, qui avait beaucoup de peine à retenir ses larmes, s'écria : – Je comprends ! Il l'aime encore ! Affectueusement, Chantecoq attira sa fille contre lui…

La nuit était venue… et les rumeurs du dehors n'arrivaient plus que très atténuées jusqu'à la villa du détective. Soudain, celui-ci dressa l'oreille… Il lui semblait avoir entendu, de l'autre côté de la maison, dans la partie du jardin qui donnait sur l'allée de Verzy, un bruit de pas faisant grincer les petits cailloux de l'allée. Presque en même temps, des aboiements de chien s'élevaient. Chantecoq s'écria : – C'est Gautrais, sans doute, qui se promène avec ses danois. – Mon père, fit Colette en se dressant. C'est lui… lui qui s'en va… la retrouver ! Chantecoq se précipita… suivi par Colette, au comble de l'angoisse… Et rejoignant Gautrais, il lui demanda : – Tu as vu M. Bellegarde ?

– Oui, monsieur… à l'instant même. – Où est-il ?

– Il vient de partir… Même qu'il ne doit pas être loin. Le détective courut vers la porte d'entrée, l'ouvrit… se pencha au dehors… Bellegarde avait déjà disparu. Revenant vers Gautrais, le grand limier lui demanda :

– Était-il toujours camouflé ?

– Non ! répliqua l'ancien gardien du Louvre, il avait sa tête et ses habits ordinaires. – Tu es stupide ! grondait le détective… Tu n'aurais pas dû le laisser partir. – Je ne savais pas, monsieur…

– C'est juste ! J'aurais dû te donner la consigne. Colette, affolée, s'exclamait : – Il va se faire arrêter !

Mais sur un ton d'énergique assurance, Chantecoq lui répliquait : – Rassure-toi… Je veille !

À bout de courage, la jeune fille laissa tomber sa tête sur l'épaule de son père en murmurant : – Mon pauvre Jacques !

La conscience bouleversée beaucoup plus que le cœur par la nouvelle qu'il venait de lire dans le journal, Jacques Bellegarde, sautant dans un taxi, s'était fait conduire à Auteuil. Sans remarquer un individu qui se tenait caché aux alentours de l'hôtel de Mlle Desroches, et qui n'était autre que l'homme à la salopette, le journaliste sonna d'une main hésitante à la porte de cette maison où il croyait si bien ne plus jamais revenir. La porte s'ouvrit. – Juliette ! s'écria le journaliste en reconnaissant la femme de chambre dont le visage consterné et les yeux rougis de larmes achevèrent de l'affoler. – Alors ? murmura-t-il d'une voix presque imperceptible. – Tout est fini ! déclara Juliette en étouffant un sanglot.

– Elle… elle est morte ! bégaya le journaliste.

– Oui, monsieur…

Bellegarde, comme un fou, pénétra dans la maison. La femme de chambre lui ouvrit la porte du salon…

Il s'écroula sur un siège… et demeura accablé, brisé par la conviction qu'il était la cause de cette catastrophe, torturé par un remords tel que peuvent en avoir les âmes aussi sensibles et aussi loyales que la sienne. De plus en plus convaincu qu'il était l'assassin moral de cette femme dont il avait méprisé l'amour, persuadé qu'incapable de supporter une rupture qu'elle avait feint d'accepter soit par fierté, soit par désespoir, Simone avait volontairement mis fin à ses jours, Jacques demeurait effondré sur son siège… incapable de réagir, de raisonner, de se chercher une excuse, lorsque Mlle Bergen apparut. Sa figure exprimait un profond chagrin. Le reporter se leva… et s'en fut vers elle. – C'est donc vrai ?… fit Bellegarde, les yeux égarés, les lèvres tremblantes. – Notre pauvre Simone est morte dans mes bras, cet après-midi.

– C'est horrible ! – Horrible, en effet.

Elsa Bergen se tut… Dans ce silence, le reporter crut deviner toutes les accusations, tous les reproches… et il courba le front… Mais une question qu'il n'osait poser le harcelait à un tel point qu'incapable de résister à l'impulsion intérieure qui l'épouvantait, il bégaya : – Elle s'est suicidée ? – Non ! répliqua la Scandinave. Ainsi que je vous l'ai dit l'autre matin, lorsque je suis venue vous supplier de revenir près d'elle, Simone avait le cœur malade, plus malade même que nous ne pouvions le supposer… – Alors, c'est moi ?… – Je ne veux pas vous accabler… monsieur Bellegarde, mais vous lui avez fait bien du mal.

– Si vous saviez combien je le regrette !

– Trop tard… hélas !

– Vous pouvez tout me dire… car j'ai tout mérité. Mlle Bergen regarda Jacques. Il était si sincèrement douloureux, si abattu, si déchiré, qu'elle en parut quelque peu apitoyée et, d'une voix moins sèche, d'un accent moins hostile, elle reprit : – Je dois à la vérité de vous apprendre que vous n'êtes pas le seul coupable. Bellegarde releva la tête.

La demoiselle de compagnie poursuivait :

– Certes, votre attitude avait jeté notre pauvre Simone dans un état des plus inquiétants ; mais, somme toute, elle avait résisté à la crise terrible que votre départ avait provoquée en elle… et j'avais lieu d'espérer qu'elle en sortirait victorieuse… lorsqu'un incident imprévu a achevé notre chère blessée. – Un incident imprévu ! répétait Jacques, qui, dans le désarroi de son esprit, ne comprenait pas encore.

La Scandinave reprenait :

– Peut-être avez-vous entendu dire que le Fantôme du Louvre s'était introduit dans cette maison et y avait dérobé vos lettres ? Simone en a éprouvé une telle frayeur qu'une nouvelle crise s'est déclarée. « Cette crise, après la si cruelle émotion qu'elle venait de traverser, ne pouvait que lui être fatale… Quand elle s'est sentie près de la fin, elle a prononcé votre nom. Je lui ai demandé :

« Dois-je l'envoyer chercher ? « Elle m'a répondu : « Non, car il ne vous croirait pas… et il refuserait de venir… »

« Et elle a ajouté d'une voix que je n'oublierai jamais : « J'aime mieux m'en aller avec la consolation de me dire qu'il ne peut plus m'en vouloir… puisque je me suis sacrifiée !… » « Et, me prenant la main, ce fut son dernier geste, en même temps que ses dernières paroles, elle a murmuré :

« Vous lui direz que je lui pardonne !… »

– Pauvre Simone ! fit Jacques, atterré.

La demoiselle de compagnie hocha tristement la tête. Puis, elle fit :

– Je vais vous faire lire ses dernières volontés !

Et elle emmena le reporter dans le boudoir. Un grand frisson secoua le pauvre garçon. C'était là qu'il l'avait vue pour la dernière fois… qu'il avait implacablement, victorieusement résisté à ses larmes et à ses prières et lui avait porté le coup fatal dont elle ne devait pas se relever. Elsa Bergen s'approcha du secrétaire, l'ouvrit et prit sur l'une des tablettes un papier qu'elle tendit à Jacques. Celui-ci s'en empara et lut ces quelques lignes tracées d'une main défaillante : Lorsque je ne serai plus, je veux que l'on m'emporte dans mon atelier et que l'on m'étende sur le grand divan noir, parmi les fleurs que j'aimais… Après un instant d'incertitude, le journaliste fit timidement : – Je voudrais la voir !

La Scandinave demeura un instant impassible… Bellegarde se demandait si elle allait accéder à sa requête… Il se préparait à insister ; car une force irrésistible lui ordonnait de se rendre au chevet de la morte, de s'y agenouiller… non pour implorer de son âme envolée et sans doute déjà lointaine un pardon qu'elle lui avait déjà accordé, mais pour se recueillir et pour, enfin, donner libre cours aux sanglots qui l'étouffaient. – Mademoiselle… murmura-t-il d'un air suppliant. – Venez, fit simplement la demoiselle de compagnie.

Tous deux quittèrent le boudoir, et, gagnant le jardin, se dirigèrent vers l'atelier dont on apercevait, à travers les frondaisons des grands arbres, les vitrages éclairés par une discrète lumière. Ils atteignirent la porte, qu'Elsa Bergen ouvrit avec ce respect toujours un peu craintif qu'inspire la mort… Ils s'arrêtèrent sur le seuil… Bellegarde se découvrit et aperçut, au milieu de la pièce transformée en chapelle ardente, le grand divan noir sur lequel reposait Simone, à demi ensevelie sous les roses.

Jacques s'avança lentement vers Simone, dont la mort n'avait pas altéré la beauté… C'était elle encore… telle qu'il l'avait connue, mais les yeux fermés, la bouche close, et toute pâle de la blancheur ivoirine d'un cierge. Arrivé près du divan, les yeux fixés sur celle qui, peu de temps auparavant, semblait respirer la vie avec tant de délices, il s'absorba dans sa méditation… Puis, insensiblement, il se laissa glisser à genoux. Discrètement, Mlle Bergen se retira. En traversant le jardin, elle aperçut le valet de chambre qui accourait vers elle.

– Mademoiselle, annonçait-il d'un air agité, la police est à la maison. – La police ?… répéta la Scandinave.

– Oui… L'inspecteur Ménardier… Celui, précisément qui est chargé d'arrêter le Fantôme du Louvre… Il est accompagné de deux agents en civil. – Vous a-t-il dit ce qu'il voulait ? – Non, mademoiselle… Il a simplement demandé à vous parler tout de suite… Je l'ai fait entrer au salon. – Vous avez bien fait…

La demoiselle de compagnie s'en fut rejoindre Ménardier qui, après l'avoir aussitôt saluée, attaqua : – Nous avons la preuve que Jacques Bellegarde est l'un des auteurs, sinon l'auteur principal, de l'assassinat du gardien en chef Sabarat et du vol d'un trésor caché au Louvre. – Est-ce possible ?… s'écria Elsa Bergen avec une expression de profond saisissement. – Ce n'est, hélas ! que trop vrai ! affirmait Ménardier.

Et avec force, il poursuivit :

– Nous avons été prévenus que Jacques Bellegarde se cachait dans cet hôtel.

Douloureusement, la Scandinave déclarait :

– Monsieur, il y a une morte, ici et celui que vous cherchez est en ce moment auprès d'elle. Cette réponse parut impressionner l'inspecteur… Et se retournant vers ses agents, qui s'effaçaient dans un coin de la pièce, il leur parla à voix basse. Dans l'atelier, Jacques était toujours agenouillé auprès du divan noir… Absorbé dans la plus cruelle des méditations, il courbait légèrement la tête… lorsqu'une main se posa sur son épaule… Il sursauta, se retourna… Chantecoq était devant lui. Sans prêter la moindre attention à la stupeur que manifestait le jeune journaliste, le grand détective lui disait d'un ton bref : – La police est dans la maison… Suivez-moi.

Jacques dirigea un suprême regard vers la dépouille mortelle de Simone… Mais Chantecoq, l'entraînant au dehors, sortit avec lui de l'atelier… et ils firent quelques pas dans la nuit. À ce moment, ils aperçurent, éclairés par la lumière du grand salon, Ménardier et les deux agents qui, guidés par la demoiselle de compagnie, franchissaient le seuil de la porte-fenêtre accédant directement au jardin.

Ils n'eurent que le temps de s'enfoncer dans un bosquet. Tandis que les policiers, toujours guidés par la Scandinave, s'avançaient vers l'atelier, Chantecoq et Bellegarde, qui marchaient à pas de loup, se glissaient jusqu'à la petite porte qui, au cours de sa première enquête chez Simone Desroches, avait déjà attiré l'attention du grand limier. Cette porte était légèrement entrebâillée…

Le détective poussa Jacques au dehors, et, tout en lui désignant une auto qui stationnait à quelques mètres de là, au milieu de la rue obscure, il lui dit :

– Montez vite dans cette voiture… Je me charge du reste !…

Bellegarde s'avança vers l'auto, près de laquelle Gautrais attendait… Colette était assise sur le siège, les mains sur le volant, le pied sur la pédale, impatiente de partir.

Jacques prit place dans le véhicule. Gautrais referma la portière et s'installa près de Colette, qui démarra aussitôt. Chantecoq eut un soupir de soulagement ; puis il rentra dans le jardin… regagna le bosquet… et à travers les feuillages qu'il avait légèrement écartés, il aperçut Ménardier et ses deux hommes, qui arrêtés devant l'atelier, hésitaient visiblement à y pénétrer. Tout à coup, l'inspecteur appela d'un geste brusque Elsa Bergen, qui se tenait à une certaine distance. La demoiselle de compagnie s'approcha de lui. Ménardier lui adressa quelques mots. Sans doute lui demandait-il de pénétrer dans l'atelier… car Mlle Bergen se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit toute grande. Une exclamation de surprise lui échappa… et, de la main, elle invita les policiers à s'approcher. Ménardier proféra un cri de colère… Dans l'atelier, il n'y avait plus que la morte, inerte, pâle et glacée sur son lit de roses qui tachaient de pourpre le velours du divan noir. Se retournant vers la Scandinave, qui ne semblait pas moins stupéfaite que lui, Ménardier scanda :

– Si vous m'avez menti, Bellegarde est tout de même perdu… Deux hommes placés devant la porte de l'hôtel le cueilleront au passage. – Je vous jure, monsieur, que je n'y comprends rien ! protestait Elsa Bergen avec une sincérité évidente.

Ménardier martelait :

– Il ne saurait être loin, et nous allons fouiller le jardin.

L'inspecteur et ses deux agents allaient commencer leurs recherches, lorsque, sortant de l'ombre dans laquelle il se dissimulait, Chantecoq se dressa devant eux. – Chantecoq ! reconnut Ménardier.

Le roi des détectives, tout en lui tendant la main, reprenait avec bonhomie :

– Inutile, mon cher collègue, de vous donner tant de mal… Jacques Bellegarde vient de me filer entre les mains…

Ménardier serra les poings… Mais, dominant la colère qui s'était emparée de lui, il se contenta de répliquer : – Je vous remercie, mon cher maître !…