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Bernadette, Sœur Marie-Bernard (Henri Lasserre), Livre 1 - La Vie Publique (14)

Livre 1 - La Vie Publique (14)

Il y avait certainement du vrai dans la fine repartie de l'abbé Peyramale, mais peut-être un peu moins qu'il ne le pensait. Certes, si en ce moment, avec sa sagacité profonde et sa hauteur d'âme, il eût mûrement réfléchi aux paroles qu'avait prononcées, peu de temps après avoir souri, la céleste Apparition, il eût compris ce que signifiait ce sourire que la pauvre enfant, favorisée de telles visions, était impuissante à interpréter.

« Prier pour les pécheurs; faire pénitence; gravir à genoux la pente escarpée et pénible qui va, des ondes rapides et tumultueuses du torrent, au Roc immuable sur lequel doit se fonder un de sanctuaires de l'Église », tels avaient été les ordres de l'Apparition à la suite de la requète de l'enfant, telle avait été sa réponse à la demande de faire fleurir le rosier sauvage, tel avait été, en sa propre bouche, le très clair commentaire de son sourire. Qui ne voit, en y réfléchissant, le sens admirable de cette réponse symbolique?

« — Eh quoi! alors que je suis la Mère du Dieu sauveur, la Mère de ce Jésus qui a passé en faisant le bien et en consolant les affligés, n'y a-t-il à solliciter de moi, pour preuve de ma puissance, que l'oiseuse et fragile merveille que feront d'eux-mêmes d'ici à quelques jours les rayons de mon serviteur le Soleil? Quand la multitude des pécheurs, indifférents ou hostiles à la Loi de Dieu, couvre la surface du globe; quand les peuples, coupables ou égarés, se désaltèrent aux fleuves empoisonnés de ce monde, à ces torrents troublés qui courent aux abîmes; quand ils ont, avant tout, besoin de monter à genoux le rude chemin qui sépare de la vie immuable de l'esprit la vie fuyante et agitée de la chair; quand le salut de tant de malheureux et la guérison de tantde malades sont la préoccupation constante de mon coeur maternel, n'ai-je pas il donner de meilleurs témoignages de mon Pouvoir et de ma Bonté que de faire fleurir les roses en plein hiver? Et est-ce donc pour un si vain amusement que j apparais à une jeune fille de la terre et que j'ouvre devant elle mes mains pleines de grâces? »

Tel était, ce nous semble, autant qu'il est permis à un misérable homme de pénétrer et d'interpréter de si hauts mystères, le sens profond de ce sourire et de ces ordres par lesquels la Mère du genre humain répondit à la demande du Pasteur de Lourdes. Dieu ne daigne pas, surtout en des temps nécessiteux et mauvais, amuser en quelque sorte sa toute-puissance à des prodiges frivoles qui ne frappent que les yeux, à des signes éphémères qui se flétriraient du matin au soir et qu'emporterait le premier souffle du vent : Dieu entend faire des oeuvres utiles et bonnes, et ses miracles sont toujours des bienfaits. Quand il veut fonder quelque chose d'éternel, il l'appuie tout d'abord sur une preuve éternelle, que les siècles ne pourront entamer.

Que signifiait cependant cet ordre donné à Bernadette de monter à genoux le sol de la Grotte jusqu 'au moment où elle fût arrêtée par l'escarpement du rocher desséché? Nul ne le savait; et devant cette roche aride personne ne songeait que, depuis que la Synagogue s'est suicidée en croyant tuer Jésus, la baguette de Moïse a passé en héritage au peuple chrétien.

M. le Curé de Lourdes, malgré sa haute portée, ne vit donc point tout d'abord, pas plus que les simples Fidèles, ce que l'avenir devait rendre évident. Le doute très accentué qu'il y avait au fond de lui-même sur la réalité de l'Apparition l'empêchait de méditer avec un soin attentif ces diverses circonstances et d'y arrêter ce clair regard qu'il avait coutume de jeter sur les choses de Dieu.

Bien qu'ils fussent quelque peu déconcertés en présence des conversions opérées le jour même aux Roches Massabielle par l'éclat extraordinaire de la transfiguration de Bernadette, les Libres Penseurs du lieu triomphaient singulièrement de l'échec éprouvé par les croyants, au sujet de la preuve, gracieuse et fleurie, demandée par M. le curé Peyramale. Ils louaient, ce dernier plus encore que la veille d'avoir exigé un miracle : « Jacomet », disait-on, « a été maladroit en voulant tuer l'Apparition : le Curé, bien plus habile, la force à se tuer elle-même ». Incapables de comprendre la loyale simplicité de cette impartiale sagesse, qui, sans doute, voulait des preuves avant de croire, mais aussi avant de nier, ils appelaient ruse ce qui était prudence, et ils voyaient un piège dans la naïve prière d'une âme droite, en quête de la vérité. Peu s'en fallait vraiment que ces messieurs ne décernassent en cette occasion au vénérable pasteur de Lourdes la gloire, très grande peut-être, mais à coup sur fort imméritée, de le compter comme un des leurs.

L'honorable M. Jacomet paraissait cependant s'en vouloir de n'avoir pas pris la fourberie en flagrant délit et détruit, à lui tout seul, cette naissante superstition. Il se creusait la tête pour deviner le mot de l'énigme: car il commençait à voir clairement, par la demande même du Curé de Lourdes, que le Clergé n'était pour rien dans cette affaire. Il n'avait donc en face de lui que cette petite fille et ses parents. Il ne doutait point, d'une façon ou d'une autre, d'en venir enfin à bout.

Lorsque par hasard Bernadette sortait dans la rue, la foule s'empressait autour d'elle; on l'arrêtait a tout pas; chacun voulait ouïr de sa bouche le détail des Apparitions. Plusieurs, au nombre des quels M. Dufo, avocat, un des hommes éminents de ce pays, la firent appeler et l'interrogèrent. Ils ne résistèrent pas à la secrète puissance que la Vérité vivante mettait en ses paroles.

Beaucoup de personnes allèrent dans la journée chez les Soubirous pour se rendre compte par elles-mêmes des récits de Bernadette. Elle se prêtait en toute candeur et complaisance à ces incessantes interrogations : témoigner de ce qu'elle avait vu et entendu constituait désormais pour elle sa fonction particulière et son devoir.

Dans un coin de la pièce où l'on pénétrait, une petite chapelle, ornée de fleurs, de médailles, d'images pieuses, et surmontée d'une statue de la Vierge, présentait une apparence de luxe et attestait la piété de cette famille. Tout le reste de la chambre offrait le plus douloureux dénûment : un grabat, quelques mauvaises chaises, une table boiteuse, formaient tout l'ameublement de ce logis, où l'on venait s'informer des splendides secrets du ciel. La plupart des visiteurs étaient frappés et émus par la vue de cette extrême indigence écrite sur toutes choses, et ne résistaient pas à la douce tentation de laisser quelque souvenir, quelque aumône à ces pauvres gens. Mais l'enfant et les parents refusaient toujours, et de telle façon qu'on ne pouvait insister.

Parmi ces visiteurs, plusieurs étaient étrangers à la ville. L'un de ces derniers se présenta un soir, alors que le va-et-vient de la journée était un peu calmé, et qu'il n'y avait pluslà qu'une voisine assise au foyer. Il interrogea soigneusement Bernadette, voulant qu'elle n'omît aucun détail, et paraissant prendre un intérêt extraordinaire au récit de l'enfant. Son enthousiasme et sa foi se trahissaient à chaque instant par des exclamations pleines d'attendrissement. Il félicita Bernadette d'avoir reçu une si grande faveur du ciel, puis il s'apitoya sur la misère dont il voyait les marques autour de lui.

— Je suis riche, dit-il, permettez-moi de vous venir en aide.

Et sa main déposa sur la table une bourse qu'il enlr'ouvrit et qu'il laissa voir pleine d'or.

La rougeur de l'indignation monta au visage de Bernadette.

— Je ne veux rien, Monsieur, fit-elle vivement. Reprenez cela.

Et elle repoussa vers l'inconnu la bourse déposée sur la table.

— Ce n'est point pour vous, mon enfant, c'est pour vos parents qui sont dans le besoin, et que vous ne pouvez vouloir m'empêcher de secourir.

— Ni Bernadette ni nous, nous ne voulons rien, dirent le père et la mère.

— Vous êtes pauvres, conlinua l'étranger en insistant. Je vous ai dérangés, je m'intéresse à vous. C'est donc par orgueil que vous refusez?

— Non, Monsieur; mais nous ne voulons rien recevoir, absolument rien. Remportez votre or.

L'inconnu reprit sa bourse et sortit, ne parvenant point à dissimuler une physionomie des plus contrariées.

D'où venait cet homme et qui était-il? Etait-ce un bienfaiteur compatissant? Était-ce un tentateur habile? Nous l'ignorons. — La police était si bien faite à Lourdes, que M. Jacomet, plus heureux que nous, savait peut-être ce secret, et mieux que tout autre connaissait le mot de l'énigme.

Donc, si par un de ces hasards, comme il s'en rencontre parfois dans les affaires de police, le très retors Commissaire apprit le soir même les détails de cette scène entre Bernadette et ce mystérieux étranger, il dut se dire que les pièges et les tenta- tions étaient aussi inutiles contre cette enfant extraordinaire que les paroles captieuses et les menaces violentes. Le noeud de cette situation devenait de plus en plus inextricable pour ce personnage si profondément habile pourtant, et si expert dans tout ce qui était purement humain. Si l'impossibilité de faire naître la moindre contradiction dans le récit de Bernadette l'avait surpris, son désintéressement absolu, sa fermeté à repousser une bourse d'or ne pouvait que le plonger dans la stupeur.

Une telle conduite cependant se fut expliquée à la rigueur pour la sagesse policière, si la demande, faite par le Curé, d'une preuve visible, d'un prodige aussi irréalisable que la floraison du rosier sauvage en hiver, n'eût montré avec la dernière évidence que le Clergé n'était point caché derrière la Voyante. Mais Bernadette et ses parents, réduits à eux-mêmes, pauvres, dans le besoin, manquant de pain, et ne tirant aucun profit de l'enthousiasme et de la crédulité populaires, c'était là, pour le Commissaire, un phénomène entièrement inconcevable.

La petite fille avait-elle inventé son imposture pour attirer autour d'elle un vain bruit? Mais, outre que de telles ambitions paraissent peu probables dans une humble gardeuse de brebis, comment expliquer l'indestructible unité de son récit, comment expliquer que son désintéressement s'étendît jusqu'aux membres de sa famille, tous si indigents et par suite très tentés probablement d'exploiter la foi aveugle des multitudes?

M. Jacomet n'était pas homme à reculer pour quelques objections insolubles, et il attendait avec confiance les événements, ne doutant nullement qu'ils ne lui réservassent un triomphe d'autant plus glorieux qu'il aurait été, dès l'abord, plus hérissé de difficullés et d'obstacles.


Livre 1 - La Vie Publique (14) Buch 1 - Das öffentliche Leben (14) Book 1 - Public Life (14)

Il y avait certainement du vrai dans la fine repartie de l'abbé Peyramale, mais peut-être un peu moins qu'il ne le pensait. An der feinen Schlagfertigkeit des Abbé Peyramale war sicherlich etwas Wahres dran, aber vielleicht etwas weniger, als er dachte. Certes, si en ce moment, avec sa sagacité profonde et sa hauteur d'âme, il eût mûrement réfléchi aux paroles qu'avait prononcées, peu de temps après avoir souri, la céleste Apparition, il eût compris ce que signifiait ce sourire que la pauvre enfant, favorisée de telles visions, était impuissante à interpréter. Hätte er in diesem Augenblick mit seinem tiefen Scharfsinn und seiner hohen Gesinnung reiflich über die Worte nachgedacht, die die himmlische Erscheinung kurz nach ihrem Lächeln gesprochen hatte, so hätte er gewiss verstanden, was das Lächeln bedeutete, das das arme Kind, das mit solchen Visionen begünstigt wurde, nicht zu deuten vermochte.

« Prier pour les pécheurs; faire pénitence; gravir à genoux la pente escarpée et pénible qui va, des ondes rapides et tumultueuses du torrent, au Roc immuable sur lequel doit se fonder un de sanctuaires de l'Église », tels avaient été les ordres de l'Apparition à la suite de la requète de l'enfant, telle avait été sa réponse à la demande de faire fleurir le rosier sauvage, tel avait été, en sa propre bouche, le très clair commentaire de son sourire. "Für die Sünder beten; Buße tun; auf Knien den steilen und beschwerlichen Weg hinaufsteigen, der von den schnellen und stürmischen Wellen des Flusses zu dem unveränderlichen Felsen führt, auf dem eines der Heiligtümer der Kirche gegründet werden soll", so lautete der Befehl der Erscheinung auf die Bitte des Kindes hin, so lautete ihre Antwort auf die Bitte, den wilden Rosenstrauch zum Blühen zu bringen, so lautete der klare Kommentar ihres Lächelns aus ihrem eigenen Mund. Qui ne voit, en y réfléchissant, le sens admirable de cette réponse symbolique? Wer sieht nicht, wenn er darüber nachdenkt, die bewundernswerte Bedeutung dieser symbolischen Antwort?

« — Eh quoi! alors que je suis la Mère du Dieu sauveur, la Mère de ce Jésus qui a passé en faisant le bien et en consolant les affligés, n'y a-t-il à solliciter de moi, pour preuve de ma puissance, que l'oiseuse et fragile merveille que feront d'eux-mêmes d'ici à quelques jours les rayons de mon serviteur le Soleil? Wenn ich die Mutter des Erlösergottes bin, die Mutter jenes Jesus, der vergangen ist, indem er Gutes tat und die Betrübten tröstete, ist dann von mir als Beweis meiner Macht nur das müßige und zerbrechliche Wunder zu fordern, das die Strahlen meines Dieners, der Sonne, in wenigen Tagen von sich aus tun werden? Quand la multitude des pécheurs, indifférents ou hostiles à la Loi de Dieu, couvre la surface du globe; quand les peuples, coupables ou égarés, se désaltèrent aux fleuves empoisonnés de ce monde, à ces torrents troublés qui courent aux abîmes; quand ils ont, avant tout, besoin de monter à genoux le rude chemin qui sépare de la vie immuable de l'esprit la vie fuyante et agitée de la chair; quand le salut de tant de malheureux et la guérison de tantde malades sont la préoccupation constante de mon coeur maternel, n'ai-je pas il donner de meilleurs témoignages de mon Pouvoir et de ma Bonté que de faire fleurir les roses en plein hiver? Et est-ce donc pour un si vain amusement que j apparais à une jeune fille de la terre et que j'ouvre devant elle mes mains pleines de grâces? »

Tel était, ce nous semble, autant qu'il est permis à un misérable homme de pénétrer et d'interpréter de si hauts mystères, le sens profond de ce sourire et de ces ordres par lesquels la Mère du genre humain répondit à la demande du Pasteur de Lourdes. Dieu ne daigne pas, surtout en des temps nécessiteux et mauvais, amuser en quelque sorte sa toute-puissance à des prodiges frivoles qui ne frappent que les yeux, à des signes éphémères qui se flétriraient du matin au soir et qu'emporterait le premier souffle du vent : Dieu entend faire des oeuvres utiles et bonnes, et ses miracles sont toujours des bienfaits. Quand il veut fonder quelque chose d'éternel, il l'appuie tout d'abord sur une preuve éternelle, que les siècles ne pourront entamer. Wenn er etwas Ewiges begründen will, stützt er es zunächst auf einen ewigen Beweis, den die Jahrhunderte nicht entkräften können.

Que signifiait cependant cet ordre donné à Bernadette de monter à genoux le sol de la Grotte jusqu 'au moment où elle fût arrêtée par l'escarpement du rocher desséché? Was bedeutete der Befehl an Bernadette, auf den Knien den Boden der Grotte zu erklimmen, bis sie von der Steilwand des ausgetrockneten Felsens aufgehalten wurde? Nul ne le savait; et devant cette roche aride personne ne songeait que, depuis que la Synagogue s'est suicidée en croyant tuer Jésus, la baguette de Moïse a passé en héritage au peuple chrétien. Niemand wusste es, und niemand dachte angesichts dieses trockenen Felsens daran, dass der Stab des Moses an das christliche Volk vererbt wurde, seit die Synagoge Selbstmord beging, indem sie glaubte, Jesus getötet zu haben.

M. le Curé de Lourdes, malgré sa haute portée, ne vit donc point tout d'abord, pas plus que les simples Fidèles, ce que l'avenir devait rendre évident. Der Pfarrer von Lourdes sah also trotz seines hohen Ansehens zunächst nicht, was die Zukunft offensichtlich machen sollte, ebenso wenig wie die einfachen Gläubigen. Le doute très accentué qu'il y avait au fond de lui-même sur la réalité de l'Apparition l'empêchait de méditer avec un soin attentif ces diverses circonstances et d'y arrêter ce clair regard qu'il avait coutume de jeter sur les choses de Dieu.

Bien qu'ils fussent quelque peu déconcertés en présence des conversions opérées le jour même aux Roches Massabielle par l'éclat extraordinaire de la transfiguration de Bernadette, les Libres Penseurs du lieu triomphaient singulièrement de l'échec éprouvé par les croyants, au sujet de la preuve, gracieuse et fleurie, demandée par M. le curé Peyramale. Ils louaient, ce dernier plus encore que la veille d'avoir exigé un miracle : « Jacomet », disait-on, « a été maladroit en voulant tuer l'Apparition : le Curé, bien plus habile, la force à se tuer elle-même ». Incapables de comprendre la loyale simplicité de cette impartiale sagesse, qui, sans doute, voulait des preuves avant de croire, mais aussi avant de nier, ils appelaient ruse ce qui était prudence, et ils voyaient un piège dans la naïve prière d'une âme droite, en quête de la vérité. Peu s'en fallait vraiment que ces messieurs ne décernassent en cette occasion au vénérable pasteur de Lourdes la gloire, très grande peut-être, mais à coup sur fort imméritée, de le compter comme un des leurs.

L'honorable M. Jacomet paraissait cependant s'en vouloir de n'avoir pas pris la fourberie en flagrant délit et détruit, à lui tout seul, cette naissante superstition. Il se creusait la tête pour deviner le mot de l'énigme: car il commençait à voir clairement, par la demande même du Curé de Lourdes, que le Clergé n'était pour rien dans cette affaire. Il n'avait donc en face de lui que cette petite fille et ses parents. Il ne doutait point, d'une façon ou d'une autre, d'en venir enfin à bout.

Lorsque par hasard Bernadette sortait dans la rue, la foule s'empressait autour d'elle; on l'arrêtait a tout pas; chacun voulait ouïr de sa bouche le détail des Apparitions. Plusieurs, au nombre des quels M. Dufo, avocat, un des hommes éminents de ce pays, la firent appeler et l'interrogèrent. Ils ne résistèrent pas à la secrète puissance que la Vérité vivante mettait en ses paroles.

Beaucoup de personnes allèrent dans la journée chez les Soubirous pour se rendre compte par elles-mêmes des récits de Bernadette. Elle se prêtait en toute candeur et complaisance à ces incessantes interrogations : témoigner de ce qu'elle avait vu et entendu constituait désormais pour elle sa fonction particulière et son devoir.

Dans un coin de la pièce où l'on pénétrait, une petite chapelle, ornée de fleurs, de médailles, d'images pieuses, et surmontée d'une statue de la Vierge, présentait une apparence de luxe et attestait la piété de cette famille. Tout le reste de la chambre offrait le plus douloureux dénûment : un grabat, quelques mauvaises chaises, une table boiteuse, formaient tout l'ameublement de ce logis, où l'on venait s'informer des splendides secrets du ciel. La plupart des visiteurs étaient frappés et émus par la vue de cette extrême indigence écrite sur toutes choses, et ne résistaient pas à la douce tentation de laisser quelque souvenir, quelque aumône à ces pauvres gens. Mais l'enfant et les parents refusaient toujours, et de telle façon qu'on ne pouvait insister.

Parmi ces visiteurs, plusieurs étaient étrangers à la ville. L'un de ces derniers se présenta un soir, alors que le va-et-vient de la journée était un peu calmé, et qu'il n'y avait pluslà qu'une voisine assise au foyer. Il interrogea soigneusement Bernadette, voulant qu'elle n'omît aucun détail, et paraissant prendre un intérêt extraordinaire au récit de l'enfant. Son enthousiasme et sa foi se trahissaient à chaque instant par des exclamations pleines d'attendrissement. Il félicita Bernadette d'avoir reçu une si grande faveur du ciel, puis il s'apitoya sur la misère dont il voyait les marques autour de lui.

— Je suis riche, dit-il, permettez-moi de vous venir en aide.

Et sa main déposa sur la table une bourse qu'il enlr'ouvrit et qu'il laissa voir pleine d'or.

La rougeur de l'indignation monta au visage de Bernadette.

— Je ne veux rien, Monsieur, fit-elle vivement. Reprenez cela.

Et elle repoussa vers l'inconnu la bourse déposée sur la table.

— Ce n'est point pour vous, mon enfant, c'est pour vos parents qui sont dans le besoin, et que vous ne pouvez vouloir m'empêcher de secourir.

— Ni Bernadette ni nous, nous ne voulons rien, dirent le père et la mère.

— Vous êtes pauvres, conlinua l'étranger en insistant. Je vous ai dérangés, je m'intéresse à vous. C'est donc par orgueil que vous refusez?

— Non, Monsieur; mais nous ne voulons rien recevoir, absolument rien. Remportez votre or.

L'inconnu reprit sa bourse et sortit, ne parvenant point à dissimuler une physionomie des plus contrariées.

D'où venait cet homme et qui était-il? Etait-ce un bienfaiteur compatissant? Était-ce un tentateur habile? Nous l'ignorons. — La police était si bien faite à Lourdes, que M. Jacomet, plus heureux que nous, savait peut-être ce secret, et mieux que tout autre connaissait le mot de l'énigme.

Donc, si par un de ces hasards, comme il s'en rencontre parfois dans les affaires de police, le très retors Commissaire apprit le soir même les détails de cette scène entre Bernadette et ce mystérieux étranger, il dut se dire que les pièges et les tenta- tions étaient aussi inutiles contre cette enfant extraordinaire que les paroles captieuses et les menaces violentes. Le noeud de cette situation devenait de plus en plus inextricable pour ce personnage si profondément habile pourtant, et si expert dans tout ce qui était purement humain. Si l'impossibilité de faire naître la moindre contradiction dans le récit de Bernadette l'avait surpris, son désintéressement absolu, sa fermeté à repousser une bourse d'or ne pouvait que le plonger dans la stupeur.

Une telle conduite cependant se fut expliquée à la rigueur pour la sagesse policière, si la demande, faite par le Curé, d'une preuve visible, d'un prodige aussi irréalisable que la floraison du rosier sauvage en hiver, n'eût montré avec la dernière évidence que le Clergé n'était point caché derrière la Voyante. Mais Bernadette et ses parents, réduits à eux-mêmes, pauvres, dans le besoin, manquant de pain, et ne tirant aucun profit de l'enthousiasme et de la crédulité populaires, c'était là, pour le Commissaire, un phénomène entièrement inconcevable.

La petite fille avait-elle inventé son imposture pour attirer autour d'elle un vain bruit? Mais, outre que de telles ambitions paraissent peu probables dans une humble gardeuse de brebis, comment expliquer l'indestructible unité de son récit, comment expliquer que son désintéressement s'étendît jusqu'aux membres de sa famille, tous si indigents et par suite très tentés probablement d'exploiter la foi aveugle des multitudes?

M. Jacomet n'était pas homme à reculer pour quelques objections insolubles, et il attendait avec confiance les événements, ne doutant nullement qu'ils ne lui réservassent un triomphe d'autant plus glorieux qu'il aurait été, dès l'abord, plus hérissé de difficullés et d'obstacles.