S'accepter tel que l'on est, ça ressemble à quoi ? | Matatea CHANGUY | TEDxPapeete (1)
Transcription: Clara Nathan Relecteur: Claire Ghyselen
J'ai été invitée à intervenir ici, en tant que TED Speaker,
à trois reprises.
La première fois, j'ai dit non,
parce que je n'avais pas assez de temps pour me préparer.
La deuxième fois, je leur ai dit que j'étais trop occupée.
Enfin, la troisième fois,
j'ai dit oui lorsque j'ai réalisé
que quand j'avais dit être trop occupée, j'avais menti.
La vérité, c'est qu'après 13 ans à l'étranger,
quatre continents, un master à Oxford,
un mariage, un divorce,
et huit emplois,
j'étais terrifiée à l'idée de revenir ici pour partager mon histoire avec vous.
Mais pourquoi avais-je si peur ?
Pourquoi pensais-je au pire ?
Et pourquoi avais-je l'impression de m'aventurer sur un territoire aussi
tabou ?
Tabou : c'est un mot fort.
Un mot d'origine polynésienne qui signifie « sacré » ou « mis à part ».
Ce qui est tabou ne prend pas en compte nos sentiments.
Tout comme la vérité, c'est un couteau tranchant, ou un pique-brochette.
Quand je parle de moi aux gens,
je commence souvent mon histoire à l'âge de 17 ans.
C'est comme si je voulais oublier ou effacer mon enfance.
Et c'était peut-être parfois le cas.
Quand les gens me disent :
« Oh waouh, tu viens de Tahiti, tu es née au paradis !
Ça a dû être génial ! »
Mais la vérité, c'est que pour moi, grandir à Tahiti n'était pas un paradis.
Est-ce un paradis pour vous ?
En quoi ça l'est ?
En quoi ça ne l'est pas ?
Quand j'étais petite fille, je souffrais beaucoup.
Je n'aimais pas mon nom, je n'aimais pas mon prénom,
je n'aimais pas mon corps.
Je ne me trouvais pas assez bien, pas assez cool, pas assez riche,
et j'étais convaincue que personne ne pouvait m'aimer telle que j'étais.
Je rejetais tout de moi, et surtout Tahiti.
Pour commencer par le début, j'étais un beau bébé.
J'avais les grands yeux bleus de mon père, qui étaient tout ce que j'avais de lui,
car il n'était pas présent durant cette partie de ma vie.
Un peu avant mes un an,
ma mère me confia aux parents de mon père pour qu'ils m'élèvent.
Voilà comment c'est arrivé.
Un jour, à l'âge de 6 mois,
ma mère m'emmène faire les courses avec elle à Marie Ah You, Faa'a.
Dorothée, la bouchère, me remarque dans ses bras et lui demande :
« Mais qui est ce beau bébé aux grands yeux bleus ?
- C'est ma fille.
- Et qui est le père ?
- Le fils Villierme. »
Quelques semaines plus tard,
ma mère et moi sommes de retour à Marie-Ah Youh,
dans la file d'attente pour passer à la caisse.
La dame devant nous se retourne et me remarque.
Elle demande :
« Oh... Mais qui est ce beau bébé ? »
Dorothée, la bouchère, qui travaillait à la caisse ce jour-là,
lui répond : « Laiza, c'est ta petite-fille. »
La dame devant nous se trouvait être la mère de mon père.
Quelques mois plus tard,
ma mère me confia à elle et son mari pour qu'ils m'élèvent.
L'adoption était leur idée.
Ils avaient les moyens et une maison.
Ma mère avait 19 ans,
elle avait arrêté l'école très jeune, elle était sans emploi, sans maison,
ni père pour son enfant.
Alors, elle m'a laissée partir.
Ça a dû être une décision difficile.
Je sais que moi-même, j'ai eu du mal à la comprendre et l'accepter.
Grandir avec mes grands-parents n'était pas toujours facile.
Il y avait des fantômes dans ma chambre et j'avais peur de mon grand-père.
J'ai été élevée pour être sage, obéissante et studieuse.
Avoir des bonnes notes, travailler dur, être respectueuse et reconnaissante
étaient les piliers de mon éducation.
La prise de parole n'était pas encouragée.
Plus vous étiez petit et invisible, mieux c'était.
Mon grand-père était grand et fort
et ses mains étaient de la taille de ma tête.
Un jour, à l'âge de treize ans,
mon grand-père a été reconnu coupable d'un homicide involontaire
et a été envoyé en prison.
Lorsque c'est arrivé,
mon nom de famille était partout dans les journaux
et j'ai prié pour que mes camarades de classe ne fassent pas le lien avec moi.
Ma prière alternative était d'être kidnappée par des extra-terrestres.
D'une certaine manière, mes prières ont été exaucées,
puisque qu'on m'a ensuite envoyée vivre avec les parents de ma mère à Mahina.
Vivre avec l'autre côté de ma famille a été un choc.
J'avais soudainement plus de liberté et ça m'est monté à la tête.
J'ai commencé à fumer, à me rebeller,
manquer mes cours de catéchèse, répondre à mes professeurs.
Un jour, je suis allée trop loin :
j'ai menti à mon grand-père chinois sur l'endroit où je passais le week-end
et je me suis fait prendre.
Après ce jour-là, il ne m'a plus jamais regardée
de la même manière.
Je l'avais profondément déçu
et il ne m'a pas caché sa désapprobation.
J'ai travaillé dur pour regagner sa confiance.
À l'âge de 14 ans,
il a pris en charge la buvette du stade de Fautau'a.
On y travaillait tous les week-ends, en famille,
pour y vendre du soda, des frites et des brochettes de coeur.
Et chaque semaine, pendant les périodes de championnat,
nous préparions des brochettes de coeur.
Des milliers et des milliers de brochettes de coeur...
Mon grand-père découpait les coeurs de boeuf en petits morceaux,
me les passait et je les enfilais sur un pique-brochette.
J'ai tout fait pour l'impressionner en faisant mes brochettes
exactement comme il les aimait,
en espérant, par la suite, que mon grand-père m'aimerait encore.
Un jour, lors du dernier match de la saison,
nous avons préparé 5 000 brochettes.
J'étais fière de ce que j'avais accompli,
mais mon grand-père... toujours pas impressionné.
Les coeurs de boeuf n'ont pas réussi à reconquérir le coeur de mon grand-père.
J'étais découragée.
Néanmoins, c'était un mal pour un bien,
car j'ai enfin arrêté d'essayer désespérément de conquérir le coeur de tous
et je me suis concentrée sur quelque chose que je pouvais contrôler :
l'école.
Voilà comment c'est arrivé.
Ma marraine, Sandy, assistance sociale, petite de taille mais féroce de caractère,
avait l'habitude de venir me chercher à l'école.
Un jour, elle me demanda :
« Sais-tu pourquoi tu vas à l'école ?
- Parce que je suis obligée ?
- Non, Matatea. Tu vas à l'école pour avoir ce que tu veux dans la vie.
Tu travailles dur aujourd'hui et tu auras des facilités plus tard. »
Je suis restée sans rien dire pendant le reste du trajet.
J'ai pensé à ma mère et à son histoire,
à comment elle avait arrêté l'école très jeune et n'avait pas pu me garder.
Et j'ai commencé à imaginer un avenir différent pour moi
et me dire que l'école était peut-être un moyen d'y arriver.
L'école m'apaisait.
L'école me faisait sentir importante, spéciale,
bien dans ma peau.
Mes cours de langues étaient mes cours préférés.
Ces jours-là, je portais mes plus belles tenues et je m'asseyais au premier rang.
Je regardais mes camarades du fond de classe d'un mauvais air
chaque fois qu'ils se parlaient entre eux.
Je travaillais dur pour perfectionner mon japonais.
Un jour, notre prof nous a dit :
« Pour pouvoir lire le journal en japonais,
il nous fallait maîtriser un minimum de 3 000 symboles.
J'en ai fait une obsession.
À la fin de l'année,
notre prof a proposé de nous emmener à Tokyo pour un voyage d'études.
Sandy savait à quel point le Japon comptait pour moi, alors elle me dit :
« Rapporte-moi les meilleures notes de ta classe et le Japon est à toi. »
Et c'est ce que j'ai fait.
Le Japon était à moi.
Le Japon...
Le Japon était comme un rêve que quelqu'un d'autre était en train d'avoir,
quelqu'un de très étrange et sophistiqué.
Il y avait des gens partout qui marchaient très vite.
Des panneaux mobiles, de grandes lettres, des lumières,
des dessins animés sur les gratte-ciels.
Les piétons s'inclinaient devant chaque voiture, lorsqu'ils traversaient la route.
Les piétons qui étaient pressés s'inclinaient encore plus vite.
Je mangeais de la soupe et des algues pour le petit-déjeuner,
je dormais sur un oreiller rempli de sable et je roulais mon lit chaque matin.
Lorsque j'allais aux toilettes, je ne savais pas tirer la chasse !
Avant que je puisse comprendre comment,
j'ai enclenché de la musique, un séchoir,
et un petit tuyau sorti de nulle part qui essayait de me rincer les fesses.
(Rires)
Faire face à la profondeur de mon ignorance pour la première fois,
c'était choquant...
et j'ai adoré !
Plus je me rendais compte à quel point j'ignorais beaucoup de choses,
plus je devenais excitée et curieuse.
Et de plus en plus, je commençais à me dire que, peut-être,
seulement peut-être, Tahiti n'était pas mon unique option.
J'avais le choix.
Il y avait d'autres possibilités, et j'ai commencé à me dire :
« Et si, moi, Matatea, je pouvais devenir qui je voulais ?
Et si je pouvais aller n'importe où où je voulais aller ? »
Et c'est comme ça que tout a commencé.
Chaque vacance d'été, après ce voyage au Japon,
je partais en Nouvelle-Zélande pour apprendre l'anglais.
Ces étés étaient magiques.
Mes camarades de classe étaient gentils et amicaux.
L'un d'entre eux, Günter, avait 60 ans.
Je ne voulais pas être impolie,
mais je voulais vraiment savoir pourquoi il était là.
Un jour, j'ose lui demander :
« Günter, pourquoi es-tu à l'école ? »
Et là, avec le plus beau des sourires, il m'a répondu :
« Pourquoi pas ? »
Plus tard dans la journée,
j'appelle mon grand-père chinois et je lui demande :
« Grand-père,
pourquoi tu ne viendrais-tu pas à l'école avec moi, en classe d'anglais ?
- Et pourquoi je voudrais faire ça ?
- Pourquoi pas ? »
Après le lycée,
je suis retournée en Nouvelle-Zélande pour poursuivre mes études supérieures
et obtenir un diplôme en études latino-américaines.
Pourquoi des études latino-américaines,
lorsque Sandy voulait que j'intègre une faculté de droit en France ?
Pourquoi pas?
Mes années à Auckland ont été difficiles.
Je les ai passées à construire une nouvelle identité.
Socialement,
il y avait cet accent épais néo-zélandais, livré à vitesse supérieure.
Sur le plan académique,
je ne comprenais pas tout ce que mes professeurs disaient.
En ce qui concerne l'écriture,
tous mes essais revenaient avec de grosses notes rouges :
« Get to the point », « Allez droit au but ».
Mais qu'est-ce qu'il se passe si je ne comprends pas le but ?
Eh bien, j'ai intérêt à comprendre.
Car si je ne le comprends pas, je vais échouer
et si j'échoue, je vais devoir rentrer à Tahiti.
Et je ne voulais pas rentrer.
Les enjeux étaient trop importants
et je voulais vraiment montrer à ma famille que je pouvais réussir.
Peut-être qu'une partie de moi voulait leur montrer que j'étais mieux sans eux.
Quoi qu'il en soit,
maintenir de la distance avec ma famille
m'a permis d'atteindre une vitesse d'évasion dans mon voyage vers l'inconnu.
Après avoir obtenu mon diplôme, en Nouvelle-Zélande,
j'ai simplement continué mon chemin.
Le premier arrêt de mon voyage a été Santiago du Chili.
Pourquoi Santiago du Chili ?
Je ne vais pas vous dire : « Pourquoi pas ? »
C'est parce que j'ai rencontré un Chilien en Nouvelle-Zélande,
qui m'a invitée à lui rendre visite et j'ai dit :
« Pourquoi pas ? »
Contrairement à la Nouvelle-Zélande, je me suis bien intégrée.
J'ai obtenu mon premier vrai travail en tant que coordinatrice de projets,
dans une association qui faisait la promotion des énergies renouvelables.
J'étais fière de mon travail
et j'avais hâte de me faire un nom dans le monde des affaires.
Mais, petit à petit,
mon travail est devenu ma vie.
Et j'ai fini par tomber très malade.
J'ai perdu tout sens à ma vie, motivation.
Tout ce que je voulais, c'était dormir.
Je ne trouvais plus ma place et je n'étais que confusion.
Mais j'étais trop fière et j'avais trop peur pour demander de l'aide.
Comment ces choses arrivent-elles ?
Vous arrive-t-il que dans des moments difficiles,