Une expérience XI
Et Jo, qui elle-même n'était pas dans son humeur habituelle, se précipita dans le parloir, où elle aperçut Beth sanglotant sur son petit oiseau Pip, qu'elle venait de trouver mort dans sa cage, ses petites pattes étendues pathétiquement comme s'il eût imploré la nourriture qui lui avait manqué.
« C'est ma faute, je l'ai oublié ; il ne lui reste pas une seule goutte d'eau ni un seul grain de millet ! Oh ! Pip, Pip, comment ai-je pu être si cruelle pour vous ? » s'écriait Beth en pleurant et prenant la pauvre petite bête dans ses mains pour essayer de la ranimer.
Jo regarda l'oeil à moitié fermé du petit serin, toucha sa petite poitrine, et, le trouvant raide et froid, secoua la tête et lui offrit sa boîte à dominos pour cercueil.
« Mettez-le dans le four, il se réchauffera peut- être, et il vivra, dit Amy.
– Pip est mort de faim, non de froid ; je ne veux pas, par-dessus le marché, le faire rôtir ; je l'envelopperai dans un linceul, et je l'enterrerai. Je n'aurai plus jamais un autre oiseau. Ah ! mon pauvre Pip ! je suis bien trop méchante pour en mériter un autre, murmura Beth, qui, assise par terre, tenait son favori près de ses lèvres, espérant, mais en vain, qu'il finirait par revivre sous ses baisers.
– L'enterrement se fera cette après-midi, et nous y assisterons toutes, dit Jo. Ne pleurez pas, petite Beth : c'est un grand malheur ; mais rien ne va bien cette semaine, et votre gentil Pip a eu le pire de l'expérience. Croyez-moi, ôtez mes dominos et mettez-les dans leur boîte ; après dîner, nous lui ferons un joli petit enterrement. »
Laissant à ses soeurs le soin de consoler Beth, elle s'en alla dans la cuisine, qu'elle trouva dans un état de confusion décourageant. Elle mit un grand tablier de cuisine et commença à ranger la pièce ; toutes ses assiettes étaient empilées et prêtes à être lavées, lorsqu'elle découvrit que son feu était éteint.
« Voilà une perspective agréable », murmura- t-elle en refermant brusquement la porte du four qui était ouverte, et en remuant vigoureusement les cendres dans lesquelles elle ne parvint pas à trouver trace de feu.
Toutefois, ayant rallumé le feu, elle pensa qu'elle ferait bien d'aller d'abord au marché pendant que l'eau chauffait. Le grand air la remit en bonne humeur, et, se flattant d'avoir fait un très bon marché, elle revint, chargée d'une très jeune langouste, de très vieilles asperges et de deux boîtes de framboises insuffisamment mûres. Hannah avait laissé du pain à faire, Meg l'avait travaillé de bonne heure, l'avait mis sur l'âtre pour le faire lever, puis l'avait... oublié ! Meg causait avec Sallie Gardiner dans le parloir, lorsqu'une porte s'ouvrit avec précipitation, et une figure toute rouge apparut, demandant si le pain n'était pas suffisamment levé lorsqu'il débordait le long des casseroles.
Sallie ne se fit pas faute de rire, et Meg fit des signes de tête et des froncements de sourcils si expressifs que l'apparition s'enfuit. Jo mit sans plus tarder le pain trop levé et peut-être aigri dans le four. Mme Marsch sortit quelques instants après. Elle s'était contentée de regarder un peu de tous côtés comment allaient les choses, et de dire un mot de consolation à Beth, occupée de coudre un linceul de soie blanche pour le pauvre Pip.
Un étrange sentiment d'abandon saisit les quatre soeurs quand elles virent partir leur mère. Mais où le désespoir les saisit, ce fut lorsque, cinq minutes après, miss Crocker arriva en leur disant qu'elle venait leur demander sans façon à dîner ! ! ! Cette dame était une vieille fille maigre et jaune, qui avait un nez pointu, des yeux inquisiteurs qui voyaient tout, et une langue qui s'aiguisait volontiers sur ce qui concernait son prochain.
Les quatre soeurs ne l'aimaient pas du tout ; mais on leur avait appris à être bonnes pour elle, simplement parce qu'elle était pauvre et âgée et qu'elle avait peu d'amis. Aussi Meg lui donna-t- elle immédiatement le fauteuil. Elle se mit même avec résignation en devoir de lui tenir compagnie. La vieille demoiselle en profita pour questionner, critiquer et raconter des histoires peu obligeantes sur les amis de la famille, et bien d'autres.
Il est impossible de décrire les anxiétés de Jo jusqu'à l'heure du dîner, qui a lieu de bonne heure en Amérique. Ce dîner de Jo resta bien longtemps célèbre dans toutes les mémoires comme un sujet de rires sans fin. Sans doute, elle avait fait de son mieux ; mais elle découvrit, ce jour-là, que, pour faire une cuisinière, il faut quelque chose de plus que de l'audace et de la bonne volonté.
Elle fut obligée de reconnaître, en servant chacun des plats de son dîner, que les têtes des asperges étaient presque toutes réduites en bouillie, et que les tiges, les branches étaient dures comme du bois ; que le pain calciné était devenu du charbon ; que les pommes de terre étaient à moitié crues ; que la langouste était belle et très rouge à l'oeil, mais vide ; que sa salade, cent fois trop assaisonnée, était exécrable, et qu'enfin, si le blanc-manger n'était que de l'eau, les framboises étaient sûres.
La pauvre Jo aurait bien voulu pouvoir se cacher sous terre en voyant ses plats aussitôt délaissés que goûtés. Amy riait sous cape, Meg semblait déconcertée, miss Crocker faisait la moue ; seul Laurie faisait à mauvais dîner bon visage. Jo comptait se rattraper sur la crème, qu'elle avait si bien battue et sucrée. En voyant Laurie en avaler gaiement une grande cuillerée, elle crut qu'elle allait pouvoir respirer. Mais que devint-elle, quand, regardant la bonne petite Beth, elle la vit toute suffoquée comme quelqu'un qui a dans la bouche quelque chose dont il ne parvient pas à se débarrasser en l'absorbant !
« Oh ! qu'y a-t-il ? s'écria Jo en tremblant.
– Du sel, bien sûr, au lieu de sucre, ma pauvre Jo, et beaucoup de sel ! » répondit Meg avec un geste tragique.
Jo poussa un gémissement en retombant sur sa chaise. Elle devin écarlate, et était sur le point de pleurer, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Laurie qui, manifestement, faisait un énorme effort pour ne pas pouffer de rire. Le côté comique de l'aventure la frappa alors subitement, et, prenant bravement son parti de son infortune et de celle de ses convives, elle rit à s'en rendre malade. Chacune l'imita ; le malheureux dîner finit donc gaiement sur des olives et des éclats de rire.
« Je n'ai pas assez de force d'esprit pour débarrasser la table maintenant, dit Jo, lorsque le dîner fut terminé, et que miss Crocker fut partie pour raconter sa déconvenue à d'autres amis ; il nous reste à procéder à l'enterrement du pauvre Pip. »
Laurie creusa sous les lilas du bosquet une tombe pour le petit Pip. Sa maîtresse au coeur tendre l'y déposa avec beaucoup de larmes ; on le couvrit de mousse, et l'on déposa une guirlande de violettes et de millet sur la pierre qui portait l'épitaphe suivante, que Jo avait composée au milieu des ennuis de son dîner :
ICI REPOSE PIP MARSCH
ESTIMÉ ENTRE TOUS POUR SES TALENTS DE CHANTEUR.
IL MOURUT LE 7 JUIN,
TENDREMENT AIMÉ ET PLEURÉ
PAR TOUS CEUX QUI L'ONT CONNU ;
IL NE SERA JAMAIS REMPLACÉ.
La cérémonie terminée, Beth, tout émotionnée, se retira dans sa chambre pour se recueillir ; mais les lits n'étaient pas faits. Elle essaya de se distraire en les faisant et en mettant la chambre en ordre. Meg aida Jo à ranger les restes du festin. Cela leur prit la moitié de l'après-midi, et les fatigua tellement qu'elles convinrent entre elles de se contenter pour leur souper de pain et de rôties.
Laurie emmena Amy pour lui faire faire une promenade en voiture, ce qui était une action charitable, car le dîner de Jo l'avait mal disposée.
Lorsque Mme Marsch revint et qu'elle vit ses trois filles occupées à ranger, elle eût pu se rendre compte d'une partie du résultat de l'épreuve à laquelle elle les avait soumises. Avant que les petites maîtresses de maison eussent pu se reposer, il arriva des visites, et elles durent se dépêcher de s'habiller pour les recevoir. Quand, enfin, le crépuscule arriva, elles vinrent s'asseoir l'une après l'autre sur le seuil de la porte du jardin, à côté des roses de juin qui commençaient à fleurir. Chacune d'elles soupirait comme après des mois de fatigues et d'ennuis.
« Quelle terrible journée nous venons de passer ! dit Jo qui était toujours la première à parler.
– Elle m'a paru si désagréable ! soupira Meg.
– Elle ne ressemblait guère à nos bonnes journées d'autrefois, ajouta Amy.
– Elle ne pouvait pas être aussi douce que les autres, sans maman et sans Pip, soupira Beth en regardant la petite cage vide avec des larmes dans les yeux.
– Me voici revenue, ma chérie, et demain vous pourrez avoir, non pas un autre Pip, mais un autre oiseau, si vous le désirez.
– Oh ! non, mère, dit Beth, je ne veux pas oublier Pip... »
Mme Marsch vint alors prendre place et se reposer au milieu d'elles.
« Eh bien ! Êtes-vous heureuses de votre expérience ? Désirez-vous la prolonger d'une semaine ? » demanda-t-elle à ses filles en prenant Beth sur ses genoux.
Les quatre soeurs se tournèrent vers elle comme les fleurs vers le soleil. Jo répondit d'un ton décidé :
« Oh ! non ! »
Et ses soeurs répétèrent en choeur :
« Oh ! non ! oh ! non !
– Vous pensez alors que les jours où le travail alterne avec la récréation ont leur mérite ?
– Il n'est pas bon de ne faire que s'amuser, dit Jo en secouant la tête d'un air grave. Quant à moi, j'en suis fatiguée, et je veux me mettre à travailler sérieusement pendant mes vacances.
– Vous pourriez apprendre à faire un peu de cuisine ; c'est un talent utile, qu'aucune femme ne devrait ignorer, dit Mme Marsch, qui avait rencontré miss Crocker et l'avait entendue décrire le fameux dîner de Jo. Je me reproche de ne vous avoir pas donné, comme cela se pratique dans bien des pays, des leçons de ménage.
– Oh ! maman, est-ce que vous êtes sortie et nous avez laissé tout à faire rien que pour voir comment nous nous en tirerions ? demanda Meg, qui, pendant toute la journée, avait eu des soupçons.
– Oui ; je voulais vous faire voir que le bonheur de toute une famille dépend du concours de chacun de ses membres. Vous vous êtes assez bien tirées des premiers jours de la semaine, quand Hannah et moi avons fait votre ouvrage ; je ne suppose pas cependant que vous ayez été très heureuses pendant ces jours-là. Mon épreuve a eu pour but de vous faire comprendre ce qui arrive lorsque chacun ne pense qu'à soi. Ne trouvez-vous pas qu'il est plus doux de s'entraider et de supporter chacune sa petite part du fardeau, afin d'avoir un intérieur ordonné en vue de toute la famille ?
– Oui, mère, oui !
– Vous verrez, maman, nous allons travailler comme des abeilles, et nous aimerons notre travail, dit Jo. Quant à moi, je vais apprendre à faire le ménage de la cuisine. Je veux avoir un véritable succès la première fois que je donnerai un dîner.
– Et moi, je coudrai le linge de papa, au lieu de vous laisser toute la tâche, maman ; c'est bien mal à moi de n'aimer pas assez à coudre régulièrement, dit Meg. Ce serait plus utile que la mauvaise besogne que je fais quand j'entreprends de l'arranger mes robes, qui vont bien comme elles sont, et que je gâte en voulant en améliorer la façon.
– Moi, je ferai mes devoirs tous les jours, et je ne passerai pas trop de temps à ma musique et à mes poupées ; il faut étudier et non pas jouer », dit Beth.
Et Amy, suivant l'exemple de ses soeurs, s'écria :
« J'apprendrai à faire des boutonnières, et je ferai attention à ma manière de parler.
– Très bien, dit Mme Marsch ; je suis satisfaite de notre expérience, et je m'imagine que nous n'aurons pas à la recommencer. Mais ne vous jetez pas dans l'autre extrême, et ne travaillez pas jusqu'à vous lasser du travail. Ayez des heures régulières de travail et de récréation, et prouvez, en employant bien votre temps, que vous en comprenez la valeur.
– Oh ! mère, soyez-en bien sûre, nous nous souviendrons de la semaine sans travail ! » s'écrièrent-elles comme d'une seule voix.
Et elles tinrent leur promesse.