Chapitre X (2)
– C'est que personne ne vous a jamais aimée comme je vous aime.
– Voyons, franchement, vous m'aimez donc bien ?
– Autant qu'il est possible d'aimer, je crois.
– Et cela dure depuis… ?
– Depuis un jour que je vous ai vue descendre de calèche et entrer chez Susse, il y a trois ans.
– Savez-vous que c'est très beau ? Eh bien, que faut-il que je fasse pour reconnaître ce grand amour ?
– Il faut m'aimer un peu, dis-je avec un battement de coeur qui m'empêchait presque de parler ; car, malgré les sourires demi-moqueurs dont elle avait accompagné toute cette conversation, il me semblait que Marguerite commençait à partager mon trouble, et que j'approchais de l'heure attendue depuis si longtemps.
– Eh bien, et le duc ?
– Quel duc ?
– Mon vieux jaloux.
– Il n'en saura rien.
– Et s'il le sait ?
– Il vous pardonnera.
– Hé non ! Il m'abandonnera, et qu'est-ce que je deviendrai ?
– Vous risquez bien cet abandon pour un autre.
– Comment le savez-vous ?
– Par la recommandation que vous avez faite de ne laisser entrer personne cette nuit.
– C'est vrai ; mais celui-là est un ami sérieux.
– Auquel vous ne tenez guère, puisque vous lui faites défendre votre porte à pareille heure.
– Ce n'est pas à vous de me le reprocher, puisque c'était pour vous recevoir, vous et votre ami.
Peu à peu je m'étais rapproché de Marguerite, j'avais passé mes mains autour de sa taille et je sentais son corps souple peser légèrement sur mes mains jointes.
– Si vous saviez comme je vous aime ! lui disais-je tout bas.
– Bien vrai ?
– Je vous jure.
– Eh bien, si vous me promettez de faire toutes mes volontés sans dire un mot, sans me faire une observation, sans me questionner, je vous aimerai peut-être.
– Tout ce que vous voudrez !
– Mais je vous en préviens, je veux être libre de faire ce que bon me semblera, sans vous donner le moindre détail sur ma vie. Il y a longtemps que je cherche un amant jeune, sans volonté, amoureux sans défiance, aimé sans droits. Je n'ai jamais pu en trouver un. Les hommes, au lieu d'être satisfaits qu'on leur accorde longtemps ce qu'ils eussent à peine espéré obtenir une fois, demandent à leur maîtresse compte du présent, du passé et de l'avenir même. À mesure qu'ils s'habituent à elle, ils veulent la dominer, et ils deviennent d'autant plus exigeants qu'on leur donne tout ce qu'ils veulent. Si je me décide à prendre un nouvel amant maintenant, je veux qu'il ait trois qualités bien rares, qu'il soit confiant, soumis et discret.
– Eh bien, je serai tout ce que vous voudrez.
– Nous verrons.
– Et quand verrons-nous ?
– Plus tard.
– Pourquoi ?
– Parce que, dit Marguerite en se dégageant de mes bras et en prenant dans un gros bouquet de camélias rouges apporté le matin un camélia qu'elle passa à ma boutonnière, parce qu'on ne peut pas toujours exécuter les traités le jour où on les signe. C'est facile à comprendre.
– Et quand vous reverrai-je ? dis-je en la pressant dans mes bras.
– Quand ce camélia changera de couleur.
– Et quand changera-t-il de couleur ?
– Demain, de onze heures à minuit. Êtes-vous content ?
– Vous me le demandez ?
– Pas un mot de tout cela ni à votre ami, ni à Prudence, ni à qui que ce soit.
– Je vous le promets.
– Maintenant, embrassez-moi et rentrons dans la salle à manger.
Elle me tendit ses lèvres, lissa de nouveau ses cheveux, et nous sortîmes de cette chambre, elle en chantant, moi à moitié fou.
Dans le salon elle me dit tout bas, en s'arrêtant :
– Cela doit vous paraître étrange que j'aie l'air d'être prête à vous accepter ainsi tout de suite ; savez-vous d'où cela vient ? Cela vient, continua-t-elle en prenant ma main et en la posant contre son coeur, dont je sentis les palpitations violentes et répétées, cela vient de ce que, devant vivre moins longtemps que les autres, je me suis promis de vivre plus vite.
– Ne me parlez plus de la sorte, je vous en supplie.
– Oh ! consolez-vous, continua-t-elle en riant. Si peu de temps que j'aie à vivre, je vivrai plus longtemps que vous ne m'aimerez.
Et elle entra en chantant dans la salle à manger.
– Où est Nanine ? dit-elle en voyant Gaston et Prudence seuls.
– Elle dort dans votre chambre, en attendant que vous vous couchiez, répondit Prudence.
– La malheureuse ! Je la tue ! Allons, messieurs, retirez-vous ; il est temps.
Dix minutes après, Gaston et moi nous sortions. Marguerite me serrait la main en me disant adieu et restait avec Prudence.
– Eh bien, me demanda Gaston, quand nous fûmes dehors, que dites-vous de Marguerite ?
– C'est un ange, et j'en suis fou.
– Je m'en doutais ; le lui avez-vous dit ?
– Oui.
– Et vous a-t-elle promis de vous croire.
– Non.
– Ce n'est pas comme Prudence.
– Elle vous l'a promis ?
– Elle a fait mieux, mon cher ! On ne le croirait pas, elle est encore très bien, cette grosse Duvernoy !