×

LingQをより快適にするためCookieを使用しています。サイトの訪問により同意したと見なされます クッキーポリシー.


image

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XI

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XI

Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa sœur.

- Elle est à la cuisine qui fond des balles, lui répondit la servante Saveria.

Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image de la guerre. Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles nouvellement fondues, coupant les jets de plomb.

- Que diable fais-tu là? lui demanda son frère.

- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, répondit-elle de sa voix douce; j'ai trouvé un moule de calibre, et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère. - Je n'en ai pas besoin, Dieu merci! - Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez oublié votre pays et les gens qui vous entourent.

- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-moi, n'est-il pas arrive une grosse malle il y a quelques jours? - Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?

- Toi la monter! mais tu n'aurais jamais la force de la soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire? - Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond, parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune. Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.

Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de l'aider. - Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien garnie. En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne. - Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis en deuil.

Et elle baisa la main de son frère.

- Il y a de l'affectation, ma sœur, à garder le deuil si longtemps. - Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le deuil...

Et elle regardait par la fenêtre la maison des Barricini.

- Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin de la phrase.

- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait trois choses... Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie. - Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles pour plaire à une grande voceratrice comme toi. - Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes de là-bas. « Cela devient de la folie », se dit Orso.

Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.

- Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder pour quand viendra miss Nevil.

Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de chasseur.

- Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien longtemps. Voulez-vous essayer cela?

Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie, de la même couleur, et terminé par une espèce de houppe.

- Voici la cartouchière (1) de notre père, dit-elle, son stylet est dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet. -- (1) Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un pistolet à gauche.

- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria. - C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors' Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu (1) de Bocognano ou de Bastolica n'est pas plus brave! -- (1) Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu, barreta pinsuta.

Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit à sa sœur que sa malle contenait un certain nombre de livres, que son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de la faire travailler beaucoup. - Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent, les enfants apprennent en sortant de nourrice. - Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout si vous voulez bien me donner des leçons. Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires.

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.

- Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.

- Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son bras.

- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.

- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous?

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S'éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur. - Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.

À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel. Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide. - Orso, dit-elle, c'est ici - que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère!

Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. - Voici la chemise de votre père, Orso.

Et elle la jeta sur ses genoux.

- Voici le plomb qui l'a frappé. Et elle posa sur la chemise, deux balles oxydées.

- Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force, Orso! tu le vengeras!

Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise. Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. Les dernières paroles de a sœur retentissaient sans cesse dans ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n'essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un fou. Longtemps il demeura dans la même position sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait.

Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et examina avec quelque sang-froid sa position et lés moyens d'en sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le sait déjà, mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa sœur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés, c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses idées françaises. L'expédient accepté, et méditant les moyens d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la sorte, M. Shandy se consola de la perte de son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne. Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du maquis. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations funèbres, et l'enfant chantait: « À mon fils, mon fils, en lointain pays - gardez ma croix et ma chemise sanglante... » - Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un toi de colère, en paraissant tout à coup. - C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée... C'est une chanson de mademoiselle Colomba... - Je te défends de la chanter, dit Orso d'une voix terrible. L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds. Orso eut honte de sa violence.

- Que portes-tu là, ma petite? lui demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. - À qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.

- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle.

- Et ton oncle n'est-il pas bandit? - Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'. - Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu vas...

- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à manger aux Lucquois qui coupent le maquis. - Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à tes dépens et te prendre tes provisions?

- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle. - En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son dîner... Il t'aime bien, ton oncle? - Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin de la famille, de ma mère, de moi et de ma petite sœur. Avant que maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle leur a parlé. Mais c'est votre sœur surtout qui est bonne pour nous. En ce moment un chien partit dans le sentiers. La petite, portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu: aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça brusquement dans le maquis. Bientôt deuxhommes mal vêtus mais bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso. On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des couleuvres au milieu du fourré de cystes et de myrtes qui couvrait le terrain. - Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas?

- Non, dit Orso le regardant fixement.

- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de Brando Sayelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous dans ce jour de malheur? - Quoi! c'est toi? dit Orso.

Et tu as déserté en 1816!

- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu es une brave fille. Sers-nous vite, car nous avons faim. Vous n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba, ou le maire? - Non, mon oncle, c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous et une couverture pour maman. - Qu'est-ce qu'elle me veut? - Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera. - Les fainéants!... Je verrai. - Sans façon, mon lieutenant, voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a réformé. - Grand merci. - On m'a réformé aussi, moi. - Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas é té bien fâché, je gage. Histoire de régler votre compte à vous. - Allons, curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop s'il est curé, mais il en a la science. - Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais pu être pape, Brandolaccio. - Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda Orso.

- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio, une sœur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il était marié. Que faire?

- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?

- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil (1). -- (1) La scaglia, expression très usitée.

- C'est-à-dire que... - Je lui mis une balle dans la tête, dit froidement le bandit.

Orso fit un mouvement d'horreur, Cependant la curiosité. et peut-être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer chez lui, le firent rester à sa place et continuer la conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un assassinat sur la conscience.

Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco, comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce. - La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de ne connaître d'autre maître que son caprice. Jusque là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en français: - La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous. Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d'un gendarme. - Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave. - Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la petite tourne bien et marche droit.

- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la marierai bien. J'ai déjà un parti en vue. - C'est toi qui feras la demande? dit Orso.

- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays: « Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils épousât Michelina Savelli, » croyez-vous qu'il se fera tirer les oreilles? - Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade a la main un peu lourde.

- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent sous y pleuvraient. - Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les attire?

- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un riche: « J'ai besoin de cent francs », il se dépêcherait de me les envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant. - Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de mœurs simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de l'estime que nous inspirons au moyen de nos passe-ports (il montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en contrefaisant notre écriture? - Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de change?

- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du côté d'Orezza, quand vint à moi un manant qui de loin m'ôte son bonnet et me dit « Ahl monsieur le curé (ils m'appellent toujours ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu amasser. Moi, tout surpris:

- Qu'est-ce à dire, maroufle! cinquante-cinq francs? lui dis-je. - Je veux dire soixante-cinq, me répondit-il: mais pour cent que vous me demandez, c'est impossible. - Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te connais pas. - Alors il me remit une lettre, ou plutôt un chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. - « Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es! » lui dis-je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu soulagé, je lui dis: « - Quand dois-tu porter cet argent au lieu désigné? - Aujourd'hui même. - Bien! va le porter. » - C'était au pied d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un Bastaccio (1), un infâme usurier. Il se baisse pour prendre l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. « Maintenant, drôle! dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi. » Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup de pied d'adieu, et il court encore. -- (1) Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris. - Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil-là. Tu as dû bien rire?

- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers de Virgile: ... Liquefacto tempora plumbo Diffidit, ac multâ porrectum extendit arenâ. Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une erreur ou une vérité? Orso aimait mieux discuter cette question de physique que d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère, l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher: - Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une première pierre, comme on dit..., une bêtise! Il couche ce soir chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela. - Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à leur dire. Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour partir:

- À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours. Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.

- C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des souliers. - Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien autre chose. - Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons, adieu!

Mais, avant de partir, il avait mis l'argent dans la besace du bandit sans qu'il s'en fût aperçu. - Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos études sur Virgile.

Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure, lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses forces. C'était Brandolaccio. - C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine, un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! Bonsoir.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XI MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - chapter XI

Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere qu'ils venaient d'y établir. As soon as he got up, the first object that caught his eye was the house of his enemies and the archers they had just established there. Il descendit et demanda sa sœur.

- Elle est à la cuisine qui fond des balles, lui répondit la servante Saveria. "She's in the kitchen melting balls," the servant Saveria replied.

Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image de la guerre. So he could not take a step without being pursued by the image of war. Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles nouvellement fondues, coupant les jets de plomb. He found Colomba sitting on a stepladder, surrounded by newly melted bullets, cutting the jets of lead.

- Que diable fais-tu là? - What the hell are you doing here? lui demanda son frère.

- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, répondit-elle de sa voix douce; j'ai trouvé un moule de calibre, et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère. - Je n'en ai pas besoin, Dieu merci! - Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez oublié votre pays et les gens qui vous entourent.

- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-moi, n'est-il pas arrive une grosse malle il y a quelques jours? Tell me, didn't a big trunk arrive a few days ago? - Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?

- Toi la monter! - You ride it! mais tu n'aurais jamais la force de la soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire? but you would never have the strength to lift it ... Is there not some man here to do it? - Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond, parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune. Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.

Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de l'aider. - Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien garnie. En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne. - Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les serrer de peur qu'elles ne se gâtent. I will quickly squeeze them lest they spoil. Je les garderai pour ma noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis en deuil. I will keep them for my wedding, she added with a sad smile, because now I am in mourning.

Et elle baisa la main de son frère.

- Il y a de l'affectation, ma sœur, à garder le deuil si longtemps. - Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. "I swore it," Colomba said firmly. Je ne quitterai le deuil...

Et elle regardait par la fenêtre la maison des Barricini.

- Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin de la phrase.

- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait trois choses... - I will only marry, said Colomba, to a man who has done three things ... Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie. - Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà mariée. - Pretty as you are, Colomba, I am surprised that you are not already married. Allons, tu me diras qui te fait la cour. Come on, tell me who's courting you. D'ailleurs j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles pour plaire à une grande voceratrice comme toi. They must be beautiful to please a great vocerator like you. - Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes de là-bas. And then the man who will make me take off my mourning clothes will mourn the women over there. « Cela devient de la folie », se dit Orso.

Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.

- Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque chose à vous offrir. - Brother, said Colomba cuddly, I also have something to offer you. Les habits que vous avez là sont trop beaux pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder pour quand viendra miss Nevil.

Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de chasseur.

- Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien longtemps. Voulez-vous essayer cela?

Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie, de la même couleur, et terminé par une espèce de houppe. She put on her head a pointed cap of black velvet, embroidered in jet and silk, of the same color, and ending in a sort of tassel.

- Voici la cartouchière (1) de notre père, dit-elle, son stylet est dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet. -- (1) Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un pistolet à gauche.

- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria. - C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors' Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu (1) de Bocognano ou de Bastolica n'est pas plus brave! -- (1) Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu, barreta pinsuta. Those who wear the pointed cap are called barreta pinsuta.

Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit à sa sœur que sa malle contenait un certain nombre de livres, que son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de la faire travailler beaucoup. Orso ate lunch in his new costume, and during the meal he told his sister that his trunk contained a number of books, that his intention was to bring some from France and Italy, and to make her work a lot. - Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent, les enfants apprennent en sortant de nourrice. "Because it is shameful, Colomba," he added, "that a grown-up girl like you does not yet know things that, on the continent, children learn when they leave nurses." - Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout si vous voulez bien me donner des leçons. "You are right, my brother," said Colomba; I know what I miss, and I ask nothing better than to study, especially if you will give me lessons. Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et lui parlait souvent de miss Nevil. She was always very caring for her brother, and often spoke to him about Miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires. Orso made him read French and Italian works, and he was surprised sometimes by the accuracy and the good sense of his observations, sometimes by his profound ignorance of the most vulgar things.

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tête. One morning, after breakfast, Colomba went out for a moment and, instead of returning with a book and paper, appeared with her mezzaro on her head. Son air était plus sérieux encore que de coutume.

- Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.

- Où veux-tu que je t'accompagne? - Where do you want me to go with you? dit Orso en lui offrant son bras.

- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.

- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous?

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. Colomba, without answering, hugged the mezzaro around her head, called the guard dog, and left followed by her brother. S'éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Striding away from the village, she took a sunken path which wound through the vineyards, after having sent the dog in front of her, to whom she made a sign that he seemed to know well; for he immediately began to run in a zigzag fashion, passing through the vines, sometimes on one side, sometimes on the other, always fifty paces from his mistress, and sometimes stopping in the middle of the road to look at her while moving the tail. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur. He seemed to do his job as a scout perfectly. - Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile. "If Muschetto barks," said Colomba, "cock your rifle, my brother, and stand still.

À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Half a mile from the village, after many detours, Colomba suddenly stopped in a place where the road made a bend. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. There rose a little pyramid of branches, some green, others withered, piled up to the height of about three feet. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. In several cantons of Corsica, especially in the mountains, an extremely old custom, and which is perhaps linked to superstitions of paganism, obliges passers-by to throw a stone or a branch of a tree on the place where a man has perished a violent death. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel. This is called the cluster, the mucchio of such. Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide. - Orso, dit-elle, c'est ici - que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère!

Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes. Orso burst into tears.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la figure animée. After a few minutes Colomba stood up, her eyes dry, but her face animated. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. She hastily waved the sign of the cross familiar to her compatriots and which usually accompanies their solemn oaths, then, dragging her brother, she resumed the road to the village. Ils rentrèrent dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. She opened it and pulled out a shirt covered with large bloodstains. - Voici la chemise de votre père, Orso.

Et elle la jeta sur ses genoux.

- Voici le plomb qui l'a frappé. Et elle posa sur la chemise, deux balles oxydées. And she put on the shirt, two oxidized bullets.

- Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force, Orso! tu le vengeras!

Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise. Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. Finally, making an effort, he put them back in the cassette and ran to the other end of the room, threw himself on his bed, his head turned towards the wall, sunk into the pillow, as if he wanted to escape. the sight of a specter. Les dernières paroles de a sœur retentissaient sans cesse dans ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n'essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un fou. I will not try to make the feelings of the unhappy young man as confused as those which upset the head of a madman. Longtemps il demeura dans la même position sans oser détourner la tête. For a long time he remained in the same position without daring to turn his head. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait.

Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et examina avec quelque sang-froid sa position et lés moyens d'en sortir. Little by little, the fresh air relieved him; he became calmer and examined with some coolness his position and the means of getting out of it. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le sait déjà, mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de Paris, surtout à miss Nevil. Sometimes, if the prejudices or the instincts of his country came back to assail him and showed him an easy revenge at the bend of a path, he dismissed them with horror, thinking of his comrades in the regiment, of the salons of Paris, especially of Miss Nevil. . Puis il songeait aux reproches de sa sœur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés, c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Only one hope remained to him in this fight between his conscience and his prejudices, it was to start, under any pretext, a quarrel with one of the lawyers' sons and to fight a duel with him. Le tuer d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses idées françaises. Killing him with a bullet or a sword reconciled his Corsican ideas and his French ideas. L'expédient accepté, et méditant les moyens d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son agitation fébrile. The expedient accepted, and pondering the means of execution, he already felt himself relieved of a great weight, when other gentler thoughts still helped to calm his feverish agitation. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. Cicero, desperate for the death of his daughter Tullia, forgot his pain as he went over in his mind all the beautiful things he could say about it. En discourant de la sorte, M. Shandy se consola de la perte de son fils. By saying this, Mr. Shandy consoled himself for the loss of his son. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne. Orso refreshes his blood at the thought that he could give Miss Nevil a picture of the state of her soul, a picture which could not fail to interest this beautiful person powerfully. Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du maquis. He was approaching the village, from which he had moved far away without noticing it, when he heard the voice of a little girl singing, no doubt believing herself to be alone, in a path on the edge of the bush. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations funèbres, et l'enfant chantait: « À mon fils, mon fils, en lointain pays - gardez ma croix et ma chemise sanglante... » It was that slow, monotonous tune devoted to funeral lamentations, and the child sang: "To my son, my son, in a far country - keep my cross and my bloody shirt ..." - Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un toi de colère, en paraissant tout à coup. said Orso with anger, suddenly appearing. - C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée... C'est une chanson de mademoiselle Colomba... - Je te défends de la chanter, dit Orso d'une voix terrible. "I forbid you to sing it," said Orso in a terrible voice. L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds. The child, turning her head to the right and to the left, seemed to be trying to find which way she could escape, and no doubt she would have fled if she had not been restrained by the care of keeping a large package that could be seen on the wall. the grass at his feet. Orso eut honte de sa violence.

- Que portes-tu là, ma petite? lui demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. - À qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.

- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle.

- Et ton oncle n'est-il pas bandit? - Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'. - Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu vas... - If the gendarmes met you, they would ask you where you are going ...

- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à manger aux Lucquois qui coupent le maquis. - Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à tes dépens et te prendre tes provisions? "What if you found some hungry hunter who wanted to dine at your expense and take your provisions?"

- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle. - En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son dîner... Il t'aime bien, ton oncle? - Indeed, he is not the man to let his dinner take ... Does he like you, your uncle? - Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin de la famille, de ma mère, de moi et de ma petite sœur. Since my dad died he has taken care of the family, my mother, me and my little sister. Avant que maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui donnât de l'ouvrage. Before mamma was ill, he recommended her to the rich so that they could give him work. Le maire me donne une robe tous les ans, et le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle leur a parlé. The mayor gives me a dress every year, and the parish priest shows me catechism and reading since my uncle spoke to them. Mais c'est votre sœur surtout qui est bonne pour nous. En ce moment un chien partit dans le sentiers. La petite, portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu: aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça brusquement dans le maquis. The little one, putting two fingers to her mouth, gave a shrill whistle: the dog immediately came to her and stroked her, then suddenly plunged into the bush. Bientôt deuxhommes mal vêtus mais bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso. Soon two poorly dressed but well armed men stood up behind a cépée a few steps from Orso. On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des couleuvres au milieu du fourré de cystes et de myrtes qui couvrait le terrain. It was as if they had crept forward crawling like snakes in the middle of the thicket of cysts and myrtles which covered the ground. - Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas?

- Non, dit Orso le regardant fixement.

- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de Brando Sayelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous dans ce jour de malheur? Don't you remember Brando Sayelli, who tore more than one cartridge next to you on that bad day? - Quoi! c'est toi? dit Orso.

Et tu as déserté en 1816!

- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu es une brave fille. Sers-nous vite, car nous avons faim. Vous n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba, ou le maire? - Non, mon oncle, c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous et une couverture pour maman. - Qu'est-ce qu'elle me veut? - Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera. - Les fainéants!... Je verrai. - Sans façon, mon lieutenant, voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a réformé. - Grand merci. - On m'a réformé aussi, moi. - Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas é té bien fâché, je gage. - Yes, I heard him say; but you weren't very sorry about it, I bet. Histoire de régler votre compte à vous. - Allons, curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop s'il est curé, mais il en a la science. - Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais pu être pape, Brandolaccio. - Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda Orso.

- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio, une sœur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. I then address myself, as you would have done in my place, to the brother of the deceased. On me dit qu'il était marié. Que faire?

- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?

- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil (1). -- (1) La scaglia, expression très usitée.

- C'est-à-dire que... - Je lui mis une balle dans la tête, dit froidement le bandit.

Orso fit un mouvement d'horreur, Cependant la curiosité. et peut-être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer chez lui, le firent rester à sa place et continuer la conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un assassinat sur la conscience.

Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco, comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce. - La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de ne connaître d'autre maître que son caprice. Jusque là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en français: - La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous. Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d'un gendarme. - Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave. - Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur pueris reverentia. - If I speak French, it is because, you see, maxima debetur pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la petite tourne bien et marche droit.

- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la marierai bien. J'ai déjà un parti en vue. - C'est toi qui feras la demande? dit Orso.

- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays: « Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils épousât Michelina Savelli, » croyez-vous qu'il se fera tirer les oreilles? - Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade a la main un peu lourde.

- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent sous y pleuvraient. - If I were a rascal, continued Brandolaccio, a scoundrel, a supposed, I would have only to open my wallet, the pennies would rain in it. - Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les attire?

- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un riche: « J'ai besoin de cent francs », il se dépêcherait de me les envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant. - Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de mœurs simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de l'estime que nous inspirons au moyen de nos passe-ports (il montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en contrefaisant notre écriture? - Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de change?

- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du côté d'Orezza, quand vint à moi un manant qui de loin m'ôte son bonnet et me dit « Ahl monsieur le curé (ils m'appellent toujours ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu amasser. - Six months ago, continued the bandit, that I was walking on the side of Orezza, when a peasant came to me who from afar takes off his cap and said to me "Ahl Monsieur le Curé (they always call me that ), excuse me, give me some time; I could only find fifty-five francs; but, true, that's all I could amass. Moi, tout surpris:

- Qu'est-ce à dire, maroufle! cinquante-cinq francs? lui dis-je. - Je veux dire soixante-cinq, me répondit-il: mais pour cent que vous me demandez, c'est impossible. - Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te connais pas. - Alors il me remit une lettre, ou plutôt un chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. - Then he gave me a letter, or rather a very dirty rag, by which he was invited to deposit a hundred francs in a place indicated, under penalty of seeing his house burned and his cows killed by Giocanto Castriconi, that is, is my name. Et l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. I start by giving my villain a bellows that spins him twice. - « Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es! you take me for a thief, rascal that you are! » lui dis-je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu soulagé, je lui dis: « - Quand dois-tu porter cet argent au lieu désigné? A little relieved, I said to him: "- When should you take this money to the designated place? - Aujourd'hui même. - Bien! va le porter. » - C'était au pied d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures. I stayed there with my man six mortal hours. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un Bastaccio (1), un infâme usurier. Il se baisse pour prendre l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. He bends down to take the money, I fire, and I had adjusted it so well that his head fell on the coins he was digging up. « Maintenant, drôle! dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi. I said to the peasant, take your money back, and don't you dare suspect Giocanto Castriconi of a baseness. » Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer. The poor devil, trembling all over, picked up his sixty-five francs without bothering to wipe them off. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup de pied d'adieu, et il court encore. He says thank you, I give him a good farewell kick, and he runs again. -- (1) Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris. They never say Bastiese, but Bastiaccio: we know that the ending in accio is usually taken in a sense of contempt. - Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil-là. Tu as dû bien rire?

- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers de Virgile: ... Liquefacto tempora plumbo Diffidit, ac multâ porrectum extendit arenâ. Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Do you believe, Mr. Orso, that a lead bullet is melted by the rapidity of its flight in the air? Vous qui avez étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une erreur ou une vérité? Orso aimait mieux discuter cette question de physique que d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère, l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher: Brandolaccio, who was hardly amused by this scientific dissertation, interrupted him to notice that the sun was about to set: - Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir les chemins quand le soleil est couché. And then it is not always good to run the roads when the sun is down. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une première pierre, comme on dit..., une bêtise! Today you have nothing to fear; the Barricini bring the prefect home; they met him on the road, and he stops one day in Pietranera before going to lay a first stone in Corte, as they say ... a nonsense! Il couche ce soir chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela. - Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à leur dire. Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour partir:

- À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours. Now I don't miss anything ... that is to say, I still lack shoes ..., but I will make them the skin of a mouflon one of these days. Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.

- C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des souliers. - Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien autre chose. I accept the bread and the powder, but I don't want anything else. - Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. - Among old soldiers, I thought we could help each other. Allons, adieu!

Mais, avant de partir, il avait mis l'argent dans la besace du bandit sans qu'il s'en fût aperçu. But, before leaving, he had put the money in the bandit's wallet without his realizing it. - Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos études sur Virgile.

Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure, lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses forces. Orso had left his honest companions a quarter of an hour ago when he heard a man running after him with all his might. C'était Brandolaccio. - C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine, un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je ne passerais pas l'espièglerie. From someone else, I wouldn't pass up the playfulness. Bien des choses de ma part à mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! You blew my mind! Bonsoir.