MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XI
Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa sœur.
- Elle est à la cuisine qui fond des balles, lui répondit la servante Saveria.
Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image de la guerre. Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles nouvellement fondues, coupant les jets de plomb.
- Que diable fais-tu là? lui demanda son frère.
- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, répondit-elle de sa voix douce; j'ai trouvé un moule de calibre, et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère. - Je n'en ai pas besoin, Dieu merci! - Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez oublié votre pays et les gens qui vous entourent.
- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-moi, n'est-il pas arrive une grosse malle il y a quelques jours? - Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?
- Toi la monter! mais tu n'aurais jamais la force de la soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire? - Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond, parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune. Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.
Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de l'aider. - Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien garnie. En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne. - Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis en deuil.
Et elle baisa la main de son frère.
- Il y a de l'affectation, ma sœur, à garder le deuil si longtemps. - Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le deuil...
Et elle regardait par la fenêtre la maison des Barricini.
- Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin de la phrase.
- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait trois choses... Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie. - Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles pour plaire à une grande voceratrice comme toi. - Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes de là-bas. « Cela devient de la folie », se dit Orso.
Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.
- Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder pour quand viendra miss Nevil.
Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de chasseur.
- Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien longtemps. Voulez-vous essayer cela?
Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie, de la même couleur, et terminé par une espèce de houppe.
- Voici la cartouchière (1) de notre père, dit-elle, son stylet est dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet. -- (1) Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un pistolet à gauche.
- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria. - C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors' Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu (1) de Bocognano ou de Bastolica n'est pas plus brave! -- (1) Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu, barreta pinsuta.
Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit à sa sœur que sa malle contenait un certain nombre de livres, que son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de la faire travailler beaucoup. - Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent, les enfants apprennent en sortant de nourrice. - Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout si vous voulez bien me donner des leçons. Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son ignorance profonde des choses les plus vulgaires.
Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.
- Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.
- Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son bras.
- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.
- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous?
Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S'éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses fonctions d'éclaireur. - Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.
À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel. Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide. - Orso, dit-elle, c'est ici - que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère!
Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.
Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent dans leur maison. Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit, portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. - Voici la chemise de votre père, Orso.
Et elle la jeta sur ses genoux.
- Voici le plomb qui l'a frappé. Et elle posa sur la chemise, deux balles oxydées.
- Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et l'étreignant avec force, Orso! tu le vengeras!
Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise. Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. Les dernières paroles de a sœur retentissaient sans cesse dans ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n'essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un fou. Longtemps il demeura dans la même position sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant devant lui sans savoir où il allait.
Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et examina avec quelque sang-froid sa position et lés moyens d'en sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le sait déjà, mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa sœur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés, c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses idées françaises. L'expédient accepté, et méditant les moyens d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la sorte, M. Shandy se consola de la perte de son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne. Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du maquis. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations funèbres, et l'enfant chantait: « À mon fils, mon fils, en lointain pays - gardez ma croix et ma chemise sanglante... » - Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un toi de colère, en paraissant tout à coup. - C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée... C'est une chanson de mademoiselle Colomba... - Je te défends de la chanter, dit Orso d'une voix terrible. L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds. Orso eut honte de sa violence.
- Que portes-tu là, ma petite? lui demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. - À qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.
- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle.
- Et ton oncle n'est-il pas bandit? - Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'. - Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu vas...
- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à manger aux Lucquois qui coupent le maquis. - Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à tes dépens et te prendre tes provisions?
- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle. - En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son dîner... Il t'aime bien, ton oncle? - Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin de la famille, de ma mère, de moi et de ma petite sœur. Avant que maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle leur a parlé. Mais c'est votre sœur surtout qui est bonne pour nous. En ce moment un chien partit dans le sentiers. La petite, portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu: aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça brusquement dans le maquis. Bientôt deuxhommes mal vêtus mais bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso. On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des couleuvres au milieu du fourré de cystes et de myrtes qui couvrait le terrain. - Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas?
- Non, dit Orso le regardant fixement.
- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de Brando Sayelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous dans ce jour de malheur? - Quoi! c'est toi? dit Orso.
Et tu as déserté en 1816!
- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu es une brave fille. Sers-nous vite, car nous avons faim. Vous n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba, ou le maire? - Non, mon oncle, c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous et une couverture pour maman. - Qu'est-ce qu'elle me veut? - Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera. - Les fainéants!... Je verrai. - Sans façon, mon lieutenant, voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a réformé. - Grand merci. - On m'a réformé aussi, moi. - Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas é té bien fâché, je gage. Histoire de régler votre compte à vous. - Allons, curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop s'il est curé, mais il en a la science. - Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais pu être pape, Brandolaccio. - Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda Orso.
- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio, une sœur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il était marié. Que faire?
- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?
- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil (1). -- (1) La scaglia, expression très usitée.
- C'est-à-dire que... - Je lui mis une balle dans la tête, dit froidement le bandit.
Orso fit un mouvement d'horreur, Cependant la curiosité. et peut-être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer chez lui, le firent rester à sa place et continuer la conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un assassinat sur la conscience.
Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco, comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce. - La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de ne connaître d'autre maître que son caprice. Jusque là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en français: - La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous. Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la femme d'un gendarme. - Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave. - Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la petite tourne bien et marche droit.
- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la marierai bien. J'ai déjà un parti en vue. - C'est toi qui feras la demande? dit Orso.
- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays: « Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils épousât Michelina Savelli, » croyez-vous qu'il se fera tirer les oreilles? - Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade a la main un peu lourde.
- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent sous y pleuvraient. - Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les attire?
- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un riche: « J'ai besoin de cent francs », il se dépêcherait de me les envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant. - Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de mœurs simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de l'estime que nous inspirons au moyen de nos passe-ports (il montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en contrefaisant notre écriture? - Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de change?
- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du côté d'Orezza, quand vint à moi un manant qui de loin m'ôte son bonnet et me dit « Ahl monsieur le curé (ils m'appellent toujours ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu amasser. Moi, tout surpris:
- Qu'est-ce à dire, maroufle! cinquante-cinq francs? lui dis-je. - Je veux dire soixante-cinq, me répondit-il: mais pour cent que vous me demandez, c'est impossible. - Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te connais pas. - Alors il me remit une lettre, ou plutôt un chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. - « Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es! » lui dis-je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu soulagé, je lui dis: « - Quand dois-tu porter cet argent au lieu désigné? - Aujourd'hui même. - Bien! va le porter. » - C'était au pied d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un Bastaccio (1), un infâme usurier. Il se baisse pour prendre l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. « Maintenant, drôle! dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi. » Le pauvre diable, tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup de pied d'adieu, et il court encore. -- (1) Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris. - Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil-là. Tu as dû bien rire?
- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, et cela me rappela ces vers de Virgile: ... Liquefacto tempora plumbo Diffidit, ac multâ porrectum extendit arenâ. Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une erreur ou une vérité? Orso aimait mieux discuter cette question de physique que d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère, l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher: - Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une première pierre, comme on dit..., une bêtise! Il couche ce soir chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela. - Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à leur dire. Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour partir:
- À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours. Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.
- C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des souliers. - Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien autre chose. - Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons, adieu!
Mais, avant de partir, il avait mis l'argent dans la besace du bandit sans qu'il s'en fût aperçu. - Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos études sur Virgile.
Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure, lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses forces. C'était Brandolaccio. - C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine, un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! Bonsoir.