×

LingQをより快適にするためCookieを使用しています。サイトの訪問により同意したと見なされます クッキーポリシー.


image

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XIX

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XIX

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses intimes amis. - Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un médecin doit être aussi discret qu'un confesseur. Et il faisait jouer la batterie de son fusil. Vous avez oublié le lien où nous avons eu l'honneur de nous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait votre connaissance. Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres. - Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit-elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous n'avions personne pour défendre nos intérêts. Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village. - Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l'ai respiré ! Tout en marchant elle lui parlait de son frère; et miss Lydia, que ce sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible ascension, elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.

- Savez-vous, ma chère Colomba. dit-elle, que je crains que nous ne soyons égarées?

- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez-moi.

- Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement c'est là qu'est Pietranera. - Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison; mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis... - Eh bien?

- Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous vouliez. Miss Nevil fit un mouvement de surprise.

- Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans ê tre remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait suivie... Etre si près de lui et ne pas le voir!... Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez tant de plaisir!

- Mais, Colomba, ce ne serait pas convenable de ma part.

- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien. - Mais il est si tard!... Et votre frère que pensera-t-il de moi?

- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir. - Et mon père, il sera si inquiet...

- Il vous sait avec moi... Eh bien! décidez-vous... Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de malice.

- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont là... - Eh bien ! ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous désiriez en voir!...

- Mon Dieu!

- Voyons, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici, je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons voir Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon frère... Dieu sait quand... peut-être jamais...

- Que dites-vous, Colomba?... Eh bien! allons! mais pour une minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.

Colomba lui serra la main, et, sans répondre, elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre. Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne: - N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous pourrions peut-être attraper un coup de fusil. Elle se mit alors à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur rencontre. - Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba.

Où est mon frère?

- Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement: il dort, et c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe bien aussi.

Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougère et couvert d'un pilone. Il était fort pâle, et l'on entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui, et le contempla en silence les mains jointes, comme si elle priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un quart d'heure se passa sans que personne ouvrit la bouche. Sur un signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits avaient trop de couleur locale. Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé. - Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...; mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien? - Si je l'aime, Colomba!... Mais elle... elle me méprise peut-être à présent!

En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a quelques preuves. - Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des choses d'elle à vous conter. La main voulait toujours s'échapper, mais Colomba l'attirait toujours plus près d'Orso. - Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?... Une seule ligne, et j'aurais été content. À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en éclatant de rire: - Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia, car elle entend très bien le corse. Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.

- Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu!

comment avez-vous osé? Ah! que vous me rendez heureux! Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle. - J'ai accompagné votre sœur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi... m'assurer... Hélas! que vous êtes mal ici!

Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux. Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia de s'approcher. - Plus près! plus près! dit-elle: il ne faut pas qu'un malade élève trop la voix. Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé. - Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci? - Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais! - Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.

- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.

Et sa main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée.

- Il faut absolument qu'on vous transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air...

- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué prisonnier. - Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda Colomba.

- Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé vous voir en ce moment. - Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le voir.

- J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre... Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre bravoure. - Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.

- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il veut partir.

Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de miss Lydia, et il y eut un moment de silence.

- Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera... D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait,. et vous n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis... Mais qu'a donc Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court après lui... Voyons ce que c'est. Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits. Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le doux appui que sa sœur venait de lui donner, et, se soulevant sur son bras droit:

- Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? je n'avais jamais pensé que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux pays, ... et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu... Je suis un pauvre lieutenant, ... sans avenir, ... proscrit maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que j'ai soulagé mon cœur. Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur: - Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je venue en ce lieu si... Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel:

- C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi... Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je n'oserais jamais me fâcher contre vous. Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un gémissement douloureux.

- Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle en le soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi...

Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment, les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.

- Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.

- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver... qu'on me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu, qu'on ne la voie pas ici! - Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait exprès. Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais, s'arrêtant bientôt: - Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss Nevil; donnez-moi la main, et adieu!

— Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes. — Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons le temps de décamper par le ravin, là derrière. Monsieur le curé va leur donner de l'occupation. — Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de Dieu, Colomba, emmène miss Nevil!

— Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio; empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en avant, marche!

Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations; miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation, mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe.

— Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper.

On marcha ou plutôt on courut environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les exhortations et les reproches de Colomba. — Où est miss Nevil? demandait Orso.

Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives angoisses. — Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors' Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil. Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand mal à se tirailler de nuit. — Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes sauvés. En effet, un cheval qui passait dans le maquis, effrayé par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. - Nous sommes sauvés! répéta Brandolaccio.

Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la bouche un nœud de corde en guise de bride, fut pour le bandit, aidé de Colomba, l'affaire d'un moment. - Prévenons maintenant le curé, dit-il.

Il siffla deux fois; un sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main le serra fortement, tandis que de l'autre il dirigeait sa monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait tué cent fois. Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne... Après avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux voltigeurs qui lui crièrent: « Qui vive? - Eh bien! messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du tapage. Combien de morts?

- Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez venir avec nous.

- Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il faut que nous la trouvions d'abord. - Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en prison.

- En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant, menez-moi auprès d'elle. Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition, c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil, qui, rencontrée par les soldats, à demi morte de peur, répondait par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits et la direction qu'ils avaient prise. Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: « Ils sont sauvés. Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs: - Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village, où l'on nous attend avec impatience. - On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies. - Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner avec elle.

- Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet, elle a un chapeau.

- Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin, ... l'ivrogne de Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans lui, nous les prenions comme dans un filet. - Vous êtes sept? demanda Colomba.

Savez-vous, messieurs, que si par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez avoir une conversation avec le Commandant de la campagne (1) je ne me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent personne la nuit. -- (1) C'était le titre que prenait Théodore Poli. La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que Colomba venait de nommer parut faire impression sur les voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia, mais Colomba le repoussant aussitôt:

- Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous enfuir? Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part, j'en meurs d'envie. - Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.

- On pensera que vous vous êtes égarée dans le maquis, voilà tout.

- Que dira le préfet ?... que dira mon père surtout ?

- Le préfet? vous lui répondrez qu'il se mêle de sa préfecture. Votre père?... à la manière dont vous causiez avec Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre père. Miss Nevil lui serra le bras sans répondre.

- N'est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne l'aimez-vous pas un peu? - Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion, vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous! Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur le front: - Ma petite sœur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?

- Il le faut bien, ma terrible sœur, répondit Lydia en lui rendant son baiser.

Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait perdre toute contenance. - Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.

Puis, prenant à part Colomba:

- Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres, la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter, et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il faut qu'il quitte le maquis au plus vite et qu'il se constitue prisonnier. Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi et des voltigeurs. Le colonel mangeait, mais ne disait mot, regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave: - Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della Rebbia?

- Oui, mon père, depuis aujourd'hui, répondit-elle en rougissant, mais d'une voix ferme. Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion. - À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais, par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son diable de pays! ou je refuse mon consentement.

- Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous dites. - Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire un voyage en Irlande.

- Oui, volontiers, et je serai la sorella Colomba. Est-ce fait, colonel? Nous frappons-nous dans la main?

- On s'embrasse dans ce cas-là, dit le colonel.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XIX MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - chapter XIX MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - capítulo XIX MÉRIMÉE, Prosper: Colomba - глава XIX 普罗斯珀-梅里美:《科隆巴》--第十九章

Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses intimes amis. - Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un médecin doit être aussi discret qu'un confesseur. Et il faisait jouer la batterie de son fusil. Vous avez oublié le lien où nous avons eu l'honneur de nous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait votre connaissance. Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres. - Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit-elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous n'avions personne pour défendre nos intérêts. Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village. - Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps que je ne l'ai respiré ! Tout en marchant elle lui parlait de son frère; et miss Lydia, que ce sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible ascension, elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.

- Savez-vous, ma chère Colomba. dit-elle, que je crains que nous ne soyons égarées?

- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez-moi.

- Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos. Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement c'est là qu'est Pietranera. - Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison; mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis... - Eh bien?

- Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous vouliez. Miss Nevil fit un mouvement de surprise.

- Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans ê tre remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait suivie... Etre si près de lui et ne pas le voir!... Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez tant de plaisir!

- Mais, Colomba, ce ne serait pas convenable de ma part.

- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien. - Mais il est si tard!... Et votre frère que pensera-t-il de moi?

- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela lui donnera du courage pour souffrir. - Et mon père, il sera si inquiet...

- Il vous sait avec moi... Eh bien! décidez-vous... Vous regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de malice.

- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont là... - Eh bien ! ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous désiriez en voir!...

- Mon Dieu!

- Voyons, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici, je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons voir Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon frère... Dieu sait quand... peut-être jamais...

- Que dites-vous, Colomba?... Eh bien! allons! mais pour une minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.

Colomba lui serra la main, et, sans répondre, elle se mit à marcher avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre. Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne: - N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous pourrions peut-être attraper un coup de fusil. Elle se mit alors à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco, qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis, deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur rencontre. - Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba.

Où est mon frère?

- Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement: il dort, et c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe bien aussi.

Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un tas de fougère et couvert d'un pilone. Il était fort pâle, et l'on entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui, et le contempla en silence les mains jointes, comme si elle priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un quart d'heure se passa sans que personne ouvrit la bouche. Sur un signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits avaient trop de couleur locale. Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit. Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé. - Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...; mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien? - Si je l'aime, Colomba!... Mais elle... elle me méprise peut-être à présent!

En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a quelques preuves. - Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des choses d'elle à vous conter. La main voulait toujours s'échapper, mais Colomba l'attirait toujours plus près d'Orso. - Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?... Une seule ligne, et j'aurais été content. À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en éclatant de rire: - Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia, car elle entend très bien le corse. Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots inintelligibles. Orso croyait rêver.

- Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu!

comment avez-vous osé? Ah! que vous me rendez heureux! Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle. - J'ai accompagné votre sœur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi... m'assurer... Hélas! que vous êtes mal ici!

Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux. Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia de s'approcher. - Plus près! plus près! dit-elle: il ne faut pas qu'un malade élève trop la voix. Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé. - Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une belle nuit comme celle-ci? - Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais! - Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.

- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.

Et sa main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba tenait toujours emprisonnée.

- Il faut absolument qu'on vous transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir, maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air...

- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué prisonnier. - Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda Colomba.

- Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé vous voir en ce moment. - Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le voir.

- J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre... Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre bravoure. - Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.

- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il veut partir.

Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de miss Lydia, et il y eut un moment de silence.

- Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite. Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera... D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait,. et vous n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis... Mais qu'a donc Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court après lui... Voyons ce que c'est. Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits. Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme, en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le doux appui que sa sœur venait de lui donner, et, se soulevant sur son bras droit:

- Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? je n'avais jamais pensé que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux pays, ... et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu... Je suis un pauvre lieutenant, ... sans avenir, ... proscrit maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que j'ai soulagé mon cœur. Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas pour cacher sa rougeur: - Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je venue en ce lieu si... Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de plaisanterie qui lui était habituel:

- C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi... Au milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je n'oserais jamais me fâcher contre vous. Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un gémissement douloureux.

- Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle en le soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi...

Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment, les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.

- Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de marcher, je vous aiderai.

- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver... qu'on me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu, qu'on ne la voie pas ici! - Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba. Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait exprès. Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais, s'arrêtant bientôt: - Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss Nevil; donnez-moi la main, et adieu!

— Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes. — Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons le temps de décamper par le ravin, là derrière. Monsieur le curé va leur donner de l'occupation. — Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de Dieu, Colomba, emmène miss Nevil!

— Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio; empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en avant, marche!

Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations; miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation, mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe.

— Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne, une balle peut vous attraper.

On marcha ou plutôt on courut environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les exhortations et les reproches de Colomba. — Où est miss Nevil? demandait Orso.

Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives angoisses. — Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors' Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil. Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand mal à se tirailler de nuit. — Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes sauvés. En effet, un cheval qui passait dans le maquis, effrayé par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. - Nous sommes sauvés! répéta Brandolaccio.

Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la bouche un nœud de corde en guise de bride, fut pour le bandit, aidé de Colomba, l'affaire d'un moment. - Prévenons maintenant le curé, dit-il.

Il siffla deux fois; un sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main le serra fortement, tandis que de l'autre il dirigeait sa monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait tué cent fois. Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne... Après avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux voltigeurs qui lui crièrent: « Qui vive? - Eh bien! messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du tapage. Combien de morts?

- Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez venir avec nous.

- Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il faut que nous la trouvions d'abord. - Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en prison.

- En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant, menez-moi auprès d'elle. Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition, c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil, qui, rencontrée par les soldats, à demi morte de peur, répondait par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits et la direction qu'ils avaient prise. Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: « Ils sont sauvés. Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs: - Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village, où l'on nous attend avec impatience. - On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies. - Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner avec elle.

- Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet, elle a un chapeau.

- Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin, ... l'ivrogne de Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans lui, nous les prenions comme dans un filet. - Vous êtes sept? demanda Colomba.

Savez-vous, messieurs, que si par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez avoir une conversation avec le Commandant de la campagne (1) je ne me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent personne la nuit. -- (1) C'était le titre que prenait Théodore Poli. La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que Colomba venait de nommer parut faire impression sur les voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia, mais Colomba le repoussant aussitôt:

- Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons envie de nous enfuir? Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper. Pour ma part, j'en meurs d'envie. - Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.

- On pensera que vous vous êtes égarée dans le maquis, voilà tout.

- Que dira le préfet ?... que dira mon père surtout ?

- Le préfet? vous lui répondrez qu'il se mêle de sa préfecture. Votre père?... à la manière dont vous causiez avec Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre père. Miss Nevil lui serra le bras sans répondre.

- N'est-ce pas, murmura Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne l'aimez-vous pas un peu? - Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion, vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous! Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur le front: - Ma petite sœur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?

- Il le faut bien, ma terrible sœur, répondit Lydia en lui rendant son baiser.

Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient, disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait perdre toute contenance. - Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.

Puis, prenant à part Colomba:

- Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres, la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter, et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il faut qu'il quitte le maquis au plus vite et qu'il se constitue prisonnier. Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi et des voltigeurs. Le colonel mangeait, mais ne disait mot, regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave: - Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della Rebbia?

- Oui, mon père, depuis aujourd'hui, répondit-elle en rougissant, mais d'une voix ferme. Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille occasion. - À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais, par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son diable de pays! ou je refuse mon consentement.

- Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous dites. - Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire un voyage en Irlande.

- Oui, volontiers, et je serai la sorella Colomba. Est-ce fait, colonel? Nous frappons-nous dans la main?

- On s'embrasse dans ce cas-là, dit le colonel.