Hérodias - Chapitre 3 (2)
L'exaltation du peuple grandit. Ils s'abandonnèrent à des projets d'indépendance. On rappelait la gloire d'Israël. Tous les conquérants avaient été châtiés! Antigone, Crassus, Varus...
– Misérables ! dit le Proconsul.
Car il entendait le syriaque ; son interprète ne servait qu'à lui donner du loisir pour répondre.
Antipas, bien vite, tira la médaille de l'Empereur et, l'observant avec tremblement, il la présentait du côté de l'image.
Les panneaux de la tribune d'or se déployèrent tout à coup ; et à la splendeur des cierges, entre ses esclaves et des festons d'anémone, Hérodias apparut, – coiffée d'une mitre assyrienne qu'une mentonnière attachait à son front. Ses cheveux en spirales s'épandaient sur un péplos d'écarlate, fendu dans la longueur des manches. Deux monstres en pierre, pareils à ceux du trésor des Atrides, se dressant contre la porte, elle ressemblait à Cybèle accotée de ses lions ; et du haut de la balustrade qui dominait Antipas, avec une patère à la main, elle cria :
– Longue vie à César !
Cet hommage fut répété par Vitellius, Antipas et les prêtres.
Mais il arriva du fond de la salle un bourdonnement de surprise et d'admiration. Une jeune fille venait d'entrer.
Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie gorge-de-pigeon, en couvrant les épaules, tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores et d'une manière indolente, elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri.
Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse. Puis, elle se mit à danser.
Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et d'une paire de crotales. Ses bras arrondis appelaient quelqu'un, qui s'enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s'envoler.
Les sons funèbres de la gingras remplacèrent les crotales. L'accablement avait suivi l'espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa personne une telle langueur qu'on ne savait pas si elle pleurait un dieu, ou se mourait dans sa caresse. Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins, et son visage demeurait immobile, et ses pieds n'arrêtaient pas.
Vitellius la compara à Mnester, le pantomime. Aulus vomissait encore. Le Tétrarque se perdait dans un rêve, et ne songeait plus à Hérodias. Il crut la voir près des Sadducéens. La vision s'éloigna.
Ce n'était pas une vision. Elle avait fait instruire, loin de Machærous, Salomé, sa fille, que le Tétrarque aimerait ; et l'idée était bonne. Elle en était sûre, maintenant !
Puis, ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des Cataractes, comme les Bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.
Ensuite elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d'une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait :
– Viens ! viens !
Elle tournait toujours; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait.
Mais le Tétrarque criait plus fort :
–Viens! viens! Tu auras Capharnaüm! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume !
Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabée ; et s'arrêta, brusquement.
Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc.
Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.
Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin :
– Je veux que tu me donnes dans un plat... la tête...
Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : – La tête de Iaokanann ! Le Tétrarque s'affaissa sur lui-même, écrasé.
Il était contraint par sa parole, et le peuple attendait. Mais la mort qu'on lui avait prédite, en s'appliquant à un autre, peut-être détournerait la sienne ? Si Iaokanann était véritablement Élie, il pourrait s'y soustraire; s'il ne l'était pas, le meurtre n'avait plus d'importance.
Mannaeï était à ses côtés, et comprit son intention.
Vitellius le rappela pour lui confier le mot d'ordre des sentinelles gardant la fosse.
Ce fut un soulagement. Dans une minute, tout serait fini !
Cependant, Mannaeï n'était guère prompt en besogne.
Il rentra, mais bouleversé.
Depuis quarante ans il exerçait la fonction de bourreau. C'était lui qui avait noyé Aristobule, étranglé Alexandre, brûlé vif Matathias, décapité Zosime, Pappus, Joseph et Antipater ; et il n'osait tuer Iaokanann ! Ses dents claquaient, tout son corps tremblait.
Il avait aperçu devant la fosse le Grand Ange des Samaritains, tout couvert d'yeux et brandissant un immense glaive, rouge, et dentelé comme une flamme. Deux soldats amenés en témoignage pouvaient le dire.
Ils n'avaient rien vu, sauf un capitaine juif, qui s'était précipité sur eux, et qui n'existait plus.
La fureur d'Hérodias dégorgea en un torrent d'injures populacières et sanglantes. Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les deux lions sculptés semblaient mordre ses épaules et rugir comme elle.
Antipas l'imita, les prêtres, les soldats, les Pharisiens, tous réclamant une vengeance, et les autres, indignés qu'on retardât leur plaisir.
Mannaeï sortit, en se cachant la face.
Les convives trouvèrent le temps encore plus long que la première fois. On s'ennuyait.
Tout à coup, un bruit de pas se répercuta dans les couloirs. Le malaise devenait intolérable.
La tête entra ; – et Mannaeï la tenait par les cheveux, au bout de son bras, fier des applaudissements.
Quand il l'eut mise sur un plat, il l'offrit à Salomé.
Elle monta lestement dans la tribune; et plusieurs minutes après, la tête fut rapportée par cette vieille femme que le Tétrarque avait distinguée le matin sur la plate-forme d'une maison, et tantôt dans la chambre d'Hérodias.
Il se reculait pour ne pas la voir. Vitellius y jeta un regard indifférent.
Mannaeï descendit l'estrade, et l'exhiba aux capitaines romains, puis à tous ceux qui mangeaient de ce côté.
Ils l'examinèrent.
La lame aiguë de l'instrument, glissant du haut en bas, avait entamé la mâchoire. Une convulsion tirait les coins de la bouche. Du sang, caillé déjà, parsemait la barbe. Les paupières closes étaient blêmes comme des coquilles ; et les candélabres à l'entour envoyaient des rayons.
Elle arriva à la table des prêtres. Un Pharisien la retourna curieusement; et Mannaeï, l'ayant remise d'aplomb, la posa devant Aulus, qui en fut réveillé. Par l'ouverture de leurs cils, les prunelles mortes et les prunelles éteintes semblaient se dire quelque chose.
Ensuite Mannaeï la présenta à Antipas. Des pleurs coulèrent sur les joues du Tétrarque.
Les flambeaux s'éteignaient. Les convives partirent; et il ne resta plus dans la salle qu'Antipas, les mains contre ses tempes et regardant toujours la tête coupée tandis que Phanuel, debout au milieu de la grande nef, murmurait des prières, les bras étendus.
À l'instant où se levait le soleil, deux hommes, expédiés autrefois par Iaokanann, survinrent, avec la réponse si longtemps espérée.
Ils la confièrent à Phanuel, qui en eut un ravissement.
Puis il leur montra l'objet lugubre, sur le plateau, entre les débris du festin. Un des hommes lui dit :
– Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ !
L'Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu'il croisse, il faut que je diminue. » Et tous les trois, ayant pris la tête de Iaokanann, s'en allèrent du côté de la Galilée. Comme elle était très lourde, ils la portaient alternativement.