07b. La chèvre, le tailleur et ses trois fils. Chapitre 2.
Chapitre 2.
Table, couvre-toi.
L'aîné marcha cinq ou six jours, ne s'arrêtant que pour boire aux fontaines du chemin, et pour manger le pauvre morceau de pain qu'il demandait le long de sa route quand il croyait reconnaître quelque âme charitable à laquelle il osât avouer qu'il avait faim.
Le sixième jour, il entra chez un menuisier qui voulut bien le prendre comme apprenti.
Il y travailla laborieusement, sans relâche, et, lorsque son temps fut fini, le maître, en récompense de ses bons services, lui donna une petite table dont l'aspect n'avait rien de particulier et dont le bois était fort ordinaire. Mais cette petite table avait une propriété bien rare.
Lorsqu'on la posait à terre et qu'on lui disait : « Table, couvre-toi ! » alors la bonne petite table se trouvait tout à coup recouverte d'une nappe bien blanche sur laquelle étaient rangés une assiette, un couteau, une fourchette, un potage, des plats de rôti et des plats de légumes, tant qu'il y avait de la place. Nous oublions de dire qu'il y avait aussi un verre, et, selon le goût du convive ou des convives, du vin rouge ou blanc qui souriait à l'œil.
Le jeune compagnon fut ravi d'un pareil cadeau, et il se dit :
« Avec une pareille table, mon garçon, tu as ton existence assurée.
Et, sur cette confiance dans l'avenir, il se mit gaiement en route, sans s'inquiéter si les auberges étaient bonnes ou mauvaises, bien ou mal approvisionnées.
Suivant son caprice, en effet, il y entrait ou n'y entrait pas, et souvent, dans les champs, dans les prairies, selon ce qui se présentait sur la route, selon qu'il était fatigué, qu'il avait faim ou qu'il trouvait l'endroit agréable, il ôtait de son dos la petite table, la posait à terre, et disait :
– Table, couvre-toi !
Et, tout ce que son appétit désirait, il le trouvait sur sa table.
Enfin, le désir lui vint de retourner chez son père : la colère de celui-ci devait être apaisée, et, moyennant sa table magique, il était sûr d'être le bienvenu.
Mais, tout en retournant au pays, il arriva un soir à une auberge pleine de voyageurs, qui tous mangeaient avec grand appétit.
Comme notre jeune homme avait la mine d'un joyeux compagnon, quelques-uns l'invitèrent à souper avec eux, lui disant que, s'il refusait, il courait risque de ne rien avoir à mettre sous la dent.
– Merci, répondit le jeune homme, Dieu me garde de vous ôter de la bouche le peu que vous avez là.
Soyez plutôt mes hôtes. Ils se mirent à rire, et crurent qu'il voulait se moquer d'eux.
Mais lui, sans se fâcher de leur raillerie, posant sa petite table de bois au milieu de la salle : – Table, couvre-toi !
dit-il. Et, au même instant, la table se trouva dressée et toute couverte de mets bien mieux assaisonnés qu'on n'eût pu le faire à la cuisine de l'auberge, et exhalant un parfum qui chatouillait agréablement le nez.
– Allons, mes bons amis, à table !
dit le jeune menuisier, à table ! à table !
Et les assistants, voyant que c'était bien sérieusement qu'il les invitait, ne se firent pas prier deux fois.
Ils s'approchèrent, tirèrent leurs couteaux et se mirent bravement à la besogne ; mais ce qui les étonnait le plus, c'était de voir qu'au fur et à mesure qu'un plat était vide, il était immédiatement remplacé par un autre qui était plein. L'hôte, retiré dans son coin, regardait tout cela sans y rien comprendre ; mais ce qu'il comprenait, c'est qu'un pareil cuisinier serait une riche acquisition pour son auberge.
Le jeune menuisier et toute la compagnie s'égayèrent fort avant dans la nuit avec la table, qu'on ne se lassait pas de faire manœuvrer, et qui ne se lassait pas de se couvrir.
Enfin, vers deux heures du matin, on se retira ; le menuisier accrocha sa table contre la muraille et suivit les autres. Mais l'aubergiste eut beau se retirer, lui aussi, il ne pouvait (pas) dormir.
Assis sur son lit, il se rappelait tout ce qu'avait fait la table merveilleuse, et répétait sans cesse : – Table, couvre-toi !
table, couvre-toi ! Enfin, il se rappela qu'il avait dans son grenier une table de forme tout à fait pareille ; il descendit de son lit sur la pointe des pieds, un bougeoir à la main, l'oreille au guet, la langue entre les dents, monta au grenier, prit la table et l'accrocha à la place de l'autre, qu'il cacha soigneusement.
Le lendemain, le jeune menuisier paya sa chambre, prit la table accrochée à la muraille, sans se douter de la substitution qui avait été faite, et continua sa route.
À midi, il arriva chez son père, qui le reçut avec une grande joie.
– Eh bien, mon fils, lui demanda le vieux tailleur, qu'as-tu appris ?
– Mon père, répondit-il, je suis devenu menuisier.
– Bon état !
répliqua le vieillard ; mais qu'as-tu rapporté de tes voyages ? – Mon père, dit le jeune homme, ce que j'ai rapporté de meilleur, c'est une petite table.
Le tailleur examina la table en tous sens, et, secouant la tête :
– Tu n'as pas fait là une fameuse acquisition, dit-il ; c'est une vieille table qui boite d'un pied.
– C'est possible, dit le jeune homme ; mais elle s'appelle : « Table, couvre-toi.
– Ce qui signifie ?
demanda le vieillard. – Ce qui signifie que, quand je la dresse et lui dis de se couvrir, aussitôt elle se couvre du plus délicat service, et, avec cela, elle tire elle-même, et d'une cave inconnue, un vin qui réjouit le cœur.
Invite donc tous nos parents et tous nos amis, afin qu'ils se régalent et se réjouissent ; car, grâce à ma petite table, je m'engage à les régaler tous. Le vieux tailleur fit les invitations, et, de tous côtés, ses parents accoururent pour fêter le retour de son fils.
Quand toute la société fut réunie, le jeune menuisier plaça la table au milieu de la société, et, d'un ton plein de confiance, il dit :
– Table, couvre-toi !
Mais la petite table ne fit pas mine d'obéir le moins du monde, et le pauvre garçon, tout désappointé, eut beau lui dire, cinq ou six fois de suite et avec un accent de plus en plus impératif : « Table, couvre-toi !
» la table resta vide comme eût fait une table ordinaire qui n'aurait pas compris ce langage. Alors le pauvre compagnon devina qu'on lui avait changé sa table, et fut tout honteux de passer pour un menteur.
Les parents et les amis, de leur côté, se moquèrent de lui, et, comme le vieux tailleur, qui n'avait plus même sa chèvre, était plus pauvre que jamais, ils durent, après avoir été invités à faire un bon repas, s'en aller à jeun.