Part (27)
Elle était terriblement pâle, d'une pâleur de craie, le rouge semblait avoir littéralement disparu de ses lèvres et de ses gencives, et les os de son visage étaient saillants ; elle respirait si difficilement que c'était une torture de la voir ou de l'entendre. Le visage de Van Helsing se figea comme de la pierre, et ses sourcils convergèrent jusqu'à presque se toucher au- dessus de son nez. Lucy était étendue, sans bouger, et ne semblait pas avoir la force de parler, et pendant un moment, nous restâmes tous silencieux. Puis Van Helsing me fit signe, et nous sortîmes de la pièce sans un bruit. Dès que la porte fut refermée, il traversa rapidement le passage jusqu'à l'autre porte, qui était ouverte. Il me tira sans ménagements derrière lui, et referma la porte. « Mon Dieu » dit-il, « C'est terrible. Il n'y a pas de temps à perdre. Elle va mourir, faute de sang pour maintenir l'activité du cœur. Nous devons faire une transfusion immédiatement. Vous ou moi ? » « Je suis plus jeune et plus fort, Professeur. Ce doit être moi. » « Alors, préparez-vous sans attendre. Je vais chercher ma sacoche. Je suis prêt. » Je descendis avec lui, et à ce moment on frappa à la porte d'entrée. Quand nous arrivâmes dans le hall, la servante venait tout juste d'ouvrir la porte ; c'était Arthur, qui se précipita vers moi et me dit, dans un murmure fébrile : « Jack, j'étais tellement inquiet. J'ai su lire entre les lignes de votre lettre, et ce fut une torture. Mon père allait mieux, alors j'ai accouru ici pour voir par moi-même. N'est-ce pas là ce gentleman, le Dr. Van Helsing ? Je vous suis si reconnaissant, Sir, d'être venu. » Quand le regard du Professeur s'était posé sur lui, il avait d'abord été mécontent d'être interrompu en un tel moment ; mais maintenant, comprenant sa démarche, et appréciant la forte et jeune virilité qui émanait de lui, ses yeux brillèrent. Sans attendre, il lui dit gravement, tandis qu'il lui prenait la main : « Sir, vous êtes venu à temps. Vous êtes l'amoureux de notre chère demoiselle. Elle est mal, très, très mal. Non, mon enfant, ne réagissez pas ainsi – car le jeune homme, devenu soudain très pâle, s'était laissé tomber dans un fauteuil, proche de
l'évanouissement - Vous allez l'aider. Vous pouvez faire plus que tout autre au monde, et votre courage est votre meilleure arme. » « Que puis-je faire ? » demanda Arthur d'une voix rauque. « Dites-le moi, et je le ferai. Ma vie lui appartient, et je lui donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang. » Le Professeur avait un sens de l'humour très développé, et moi qui le connais si bien, je pus en retrouver la trace dans sa réponse : « Mon jeune Sir, je n'en demande pas tant – Pas la dernière ! » « Que dois-je faire ? » Ses yeux étaient ardents, et ses narines frémissaient d'impatience. Van Helsing lui donna une tape sur l'épaule. « Venez ! » dit-il. « Vous êtes un homme, et nous avons besoin d'un homme. C'est beaucoup mieux que moi, beaucoup mieux que mon ami John. » Arthur le regardait sans comprendre, et le Professeur lui expliqua, avec beaucoup de douceur : « La jeune Miss est mal, au plus mal. Elle a besoin de sang, elle doit en recevoir, ou elle mourra. Je viens tout juste de consulter mon ami John, et nous étions sur le point de procéder à ce que nous appelons une transfusion de sang : le transférer depuis des veines qui en sont pleines, vers des veines qui en manquent. C'était John qui allait donner son sang, parce qu'il est plus jeune et plus fort que moi. » A ce moment, Arthur me prit la main, et, en silence, la serra avec force. « Mais maintenant, vous êtes ici, et vous êtes plus indiqué que nous, jeunes ou vieux, qui combattons le mal avec notre cerveau. Nos nerfs ne sont pas aussi calmes que les vôtres, ni notre sang aussi vif que le vôtre ! » Arthur se tourna vers lui et lui dit : « Si vous saviez seulement comme je serais heureux de mourir pour elle, vous comprendriez… » Mais il s'interrompit, s'étranglant d'émotion. « Bon garçon ! » dit Van Helsing. « Dans peu de temps, vous serez heureux d'avoir fait tout ce que vous pouviez pour celle que vous aimez. Venez maintenant, et taisez-vous. Vous pourrez l'embrasser avant que nous procédions, mais après, vous devrez partir, dès que je vous aurai fait signe. Ne dites pas un mot à Madame, vous savez pourquoi ! Elle ne doit éprouver aucun choc, et c'en serait un si elle avait vent de ceci. Venez ! » Nous regagnâmes la chambre de Lucy. Arthur, sur les indications du Professeur, resta à l'extérieur. Lucy tourna la tête et nous regarda, mais elle ne dit rien. Elle ne dormait pas, mais était tout simplement trop fatiguée pour faire un tel effort ; son regard était éloquent, mais ce fut tout. Van Helsing prit diverses choses dans sa sacoche, et les déposa sur une petite table hors de sa vue. Puis il prépara un narcotique, et s'approchant du lit, il dit avec entrain : « Maintenant, petite Miss, voici votre médicament. Buvez bien tout, comme une bonne petite fille. Voyez, je vous soutiens pour que vous puissiez boire aisément. Voilà. » Elle avait réussi à boire. Je fus étonné de constater le temps que la drogue mit à agir. Cela montrait en fait à quel point Lucy était faible. Un temps infini s'écoula avant que le sommeil ne commençât à faire vaciller ses paupières. Le narcotique finit toutefois par montrer sa puissance, et elle tomba dans un profond sommeil. Quand le Professeur jugea cela suffisant, il fit entrer Arthur, et lui demanda d'enlever son manteau. Puis il ajouta : « Vous pouvez l'embrasser, comme je vous l'avais promis, pendant que je rapproche la table. Aidez-moi, John, mon ami. » Et ainsi, aucun de nous deux ne les regardait tandis qu'il se penchait sur elle. Van Helsing me glissa : « Il est si jeune, si fort, et d'un sang si pur, que nous n'avons pas besoin de le défibriner. » Alors rapidement, mais avec des gestes très sûrs, Van Helsing procéda à l'opération. Tandis qu'il effectuait la transfusion, un semblant de vie sembla revenir aux joues de la pauvre Lucy, et même s'il devenait de plus en plus pâle, le visage d'Arthur rayonnait littéralement de joie. Après un moment, je commençai à m'inquiéter, car la perte de sang semblait commencer à affecter Arthur, aussi fort qu'il fût. Cela me donna une idée de ce qu'avait dû subir l'organisme de Lucy : en effet, tout le sang que venait de lui donner Arthur n'avait réussi qu'à la rétablir très partiellement. Mais le visage du Professeur restait de marbre ; il était là, debout, montre en main, regardant tantôt sa patiente, et tantôt Arthur. Je pouvais entendre les battements de mon propre cœur. Puis il me dit, à voix basse : « Ne perdons pas un instant. C'est assez. Occupez-vous de lui, je m'occuperai
d'elle. » Quand tout fut terminé, je pus constater à quel point Arthur semblait affaibli. Je pansai la plaie, et le pris par le bras pour l'emmener, quand Van Helsing nous parla sans se retourner – l'homme semble avoir des yeux derrière la tête - : « Le brave fiancé mérite je pense un autre baiser, auquel il a droit tout de suite. » Et, l'opération maintenant terminée, il ajusta l'oreiller sous la tête de la patiente, et à ce moment, l'étroit bandeau de soie noire qu'elle portait toujours à la gorge, fermé par une boucle ancienne en diamant que son fiancé lui avait offerte, remonta un peu, révélant des marques rouges sur la gorge de Lucy. Arthur ne les remarqua pas, mais je pus entendre l'inspiration sifflante qui est l'un des signes caractéristiques qui trahissent l'émotion de Van Helsing. Il ne dit rien sur le moment, mais peu après il se retourna vers moi : « Emmenez maintenant avec vous notre brave fiancé, donnez-lui du vin de Porto, et faites-le s'allonger un moment. Il devra ensuite rentrer chez lui et se reposer, dormir beaucoup et manger beaucoup, pour récupérer tout ce qu'il vient de donner à sa fiancée. Il ne doit pas rester ici. Attendez un moment ! J'imagine, Sir, que vous êtes impatient de connaître le résultat de l'opération. Alors partez avec l'idée qu'elle a été en tous points un succès. Vous lui avez sauvé la vie pour cette fois, et vous pouvez rentrer chez vous et vous reposer l'esprit apaisé ; tout ce qui pouvait être fait pour elle a été fait. Je lui dirai tout quand elle ira mieux, et elle ne vous en aimera que plus profondément. Au revoir. » Quand Arthur fut parti, je regagnai la chambre. Lucy dormait paisiblement, mais son souffle était plus régulier : je pouvais voir la courtepointe se soulever à chaque inspiration. Van Helsing était assis à son chevet et la regardait intensément. Le bandeau de soie recouvrait à nouveau les marques rouges. Je demandai au Professeur, dans un souffle : « Et cette marque sur sa gorge, comment l'expliquez-vous ? » « Et vous, comment l'expliquez-vous ? » « Je ne l'ai pas encore examinée » répondis-je, et en même temps, je desserrai le ruban. Il y avait, juste sur la veine jugulaire externe, comme deux marques de ponction, pas très grandes, mais d'aspect malsain. Il n'y avait aucun signe de maladie, mais les bords étaient blanchâtres et presque abîmés, comme par trituration. Il m'apparut tout de suite évident que cette blessure, où quoi que ce pût être, était la cause de l'évidente perte de sang qu'avait subie la malade, mais j'abandonnai immédiatement cette idée, car une telle chose ne pouvait exister. Le lit entier aurait été gorgé de sang, vu la quantité que la jeune fille avait dû perdre pour être aussi pâle avant sa transfusion. « Eh bien ? » dit Van Helsing. « Eh bien », dis-je, « Je ne comprends pas. » Le Professeur se leva. « Je dois retourner à Amsterdam cette nuit », dit-il. « Il y a là-bas des livres et d'autres choses dont j'ai besoin. Vous devrez rester ici toute la nuit, et vous ne devez pas la quitter des yeux. » « Puis-je faire venir une infirmière ? » demandai-je. « Nous sommes vous et moi les meilleures des infirmières. Veillez sur elle toute la nuit, qu'elle se nourrisse bien, et que rien ne vienne la déranger. Vous ne devez pas dormir un seul instant. Nous pourrons toujours dormir plus tard, vous et moi. Je reviens dès que possible. Alors, nous pourrons commencer. » « Commencer ? Mon Dieu, que voulez-vous dire ? » « Nous verrons ! » répondit-il, tandis qu'il sortait en hâte. Il revint un instant après, passa la tête dans l'entrebâillement de la porte, et dit, un doigt levé en signe de mise en garde : « Souvenez-vous qu'elle est confiée à votre garde ! Si vous la quittez et qu'un malheur en résulte, vous ne pourrez plus jamais dormir tranquille ! » Journal du Dr. Seward, suite.
8 septembre. Je restai toute la nuit au chevet de Lucy. Les opiacées firent leur effet jusqu'au crépuscule, puis elle s'éveilla naturellement ; elle semblait devenue un être différent de celui qu'elle était avant l'opération. Elle était même de bonne humeur ; elle était pleine de joie et de vivacité, mais je pouvais percevoir des signes de la période de complète prostration qu'elle venait de traverser. Quand j'informai Mrs. Westenra que le Dr. Van Helsing m'avait ordonné de veiller Lucy, elle rejeta presque cette idée, prétendant que sa fille avait retrouvé sa force et son entrain. Je restai toutefois inflexible, et me préparai à ma longue veillée. Quand la femme de chambre l'eut préparée pour la nuit, je rentrai dans la chambre ayant entretemps soupé, et m'assis à son chevet. Elle n'y fit aucune objection, mais me regardait avec gratitude chaque fois que je croisais son regard. Après un long moment, elle sembla sombrer dans le sommeil, mais elle faisait à chaque fois un effort pour se ressaisir et résister à l'endormissement. Cela se répéta à plusieurs reprises, lui demandant à chaque fois davantage d'efforts et à des intervalles de plus en plus rapprochés. Il était évident qu'elle essayait de ne pas dormir, et je l'interrogeai : « Vous ne voulez pas dormir ? » « Non, j'ai peur. » « Peur de dormir ! Et pourquoi donc ? C'est un bonheur auquel nous aspirons tous. » « Ah, non, pas si vous étiez à ma place – si le sommeil était pour vous le présage de moments d'horreur ! » « Le présage de moments d'horreur !