Part (59)
Alors je ne pus que poser tout simplement la question, même si je comprenais aussi que par là, je baisserais dans l'estime de l'aliéné : « Et pourquoi Enoch ? » « Parce qu'il marchait avec Dieu. » Je ne voyais as bien l'analogie, mais ne voulais pas l'admettre, alors je préférai revenir à sa déclaration précédente :
« Alors, vous ne vous souciez pas de la vie et ne voulez pas d'âmes. Et pourquoi ? » Je posai la question rapidement et de façon assez abrupte, pour le déconcerter, et j'y parvins : pendant un instant, il revint à ses anciennes manières serviles, se courba devant moi, et me répondit d'un ton flatteur : « Je ne veux pas d'âmes, c'est vrai, c'est vrai ! Je ne pourrais m'en servir si j'en avais, elles ne me seraient d'aucune utilité. Je ne pourrais ni les manger ni les… » Il s'arrêta soudain, et sa vieilles expression rusée se répandit sur son visage, comme les rides que produit le vent sur l'eau. « Et, Docteur, la vie, qu'est-ce que c'est finalement ? Quand vous avez tout ce dont vous avez besoin, et que vous savez que vous ne manquerez jamais de rien, tout est bien. J'ai des amis – de bons amis – comme vous, Dr. Seward. » Il prononça cette dernière phrase avec un regard incroyablement rusé. « Je sais que je ne manquerai jamais de moyens de subsistance ! » Je pense que dans la confusion de sa folie, il perçut ma réprobation, car il s'enfonça immédiatement dans son ultime refuge – un silence obstiné. Après un moment, je vis qu'il était inutile d'essayer de parler avec lui pour le moment, et je partis. Plus tard dans la journée, il me fit appeler. En temps ordinaire je ne serais pas venu sans une raison précise, mais j'éprouvais maintenant pour lui un tel intérêt que je fus heureux de faire cet effort. Par ailleurs, j'étais heureux d'avoir cette occasion d'occuper mon temps. Harker était sorti, poursuivant ses recherches, ainsi que Lord Godalming et Quincey. Van Helsing était assis dans mon bureau, compulsant les rapports préparés par les Harker, il semble penser qu'en connaissant le moindre détail sur le bout des doigts, il pourra tomber sur quelque indice. Il ne veut pas être dérangé de son travail sans raison valable. Je l'aurais bien emmené avec moi voir le patient, mais je pensais qu'après la rebuffade qu'il avait essuyée, il ne souhaiterait pas y retourner. Mais j'ai une autre raison : Renfield ne parlera peut-être pas aussi librement devant une tierce personne que si lui et moi sommes seuls. Je le trouvai assis au milieu de la pièce sur son tabouret, une position qui généralement indiquait chez lui une certaine activité mentale. Quand j'entrai, il me dit immédiatement, comme si la question lui brûlait les lèvres : « Et les âmes ? » Mes suppositions étaient donc exactes : les processus mentaux inconscients suivaient leur cours, même chez les aliénés. Je résolus d'en avoir le cœur net et lui demandai : « Et vous, qu'en pensez-vous ? » Il ne répondit pas immédiatement ; il regarda autour de lui, vers le haut et vers le bas, comme s'il espérait trouver quelque inspiration pour sa réponse. « Je ne veux pas d'âmes ! » dit-il d'une voix faible, comme s'excusant. Le sujet semblait le tourmenter, et, déterminé à en tirer profit – « je dois être cruel, uniquement afin d'être bon », comme dirait Shakespeare – je lui dis : « Mais vous aimez la vie, et vous voulez de la vie ? » « Oh oui ! Mais tout va bien, ne vous faites pas de souci pour ça. » « Mais » demandai-je, « comment peut-on prendre une vie sans prendre l'âme en même temps ? » Cela sembla le perturber, et je poursuivis : « Vous serez bien quand vous vous envolerez d'ici, parmi les âmes de milliers de mouches et d'araignées, et d'oiseaux et de chats, qui bourdonneront, et gazouilleront, et miauleront autour de vous ! Vous avez pris leurs vies, vous voyez, et vous devrez bien vous accommoder de leurs âmes ! » Quelque chose sembla frapper son imagination, car il se boucha les oreilles et ferma les yeux, comme un petit garçon à qui on lave le visage. Cette image avait quelque chose de pathétique et j'en fus touché ; elle me donna aussi une leçon, car j'avais l'impression d'avoir devant moi un enfant, seulement un enfant, bien que ses traits fussent ceux d'un vieil homme, et que sa barbe naissante fût blanche. Il était évident qu'il était sujet à une perturbation mentale, et sachant comment dans le passé il avait interprété des évènements qui pourtant ne le concernaient pas du tout, je pensais que je devais entrer dans son jeu autant que possible. La première chose à faire était de restaurer la confiance ; je lui demandai donc, en lui parlant suffisamment fort pour qu'il m'entende, malgré ses oreilles bouchées : « Voudriez-vous un peu de sucre pour faire revenir vos mouches ? » Il sembla se réveiller à l'instant, et secoua la tête. Il me répondit en riant : « Non, merci bien ! les mouches sont de pauvres petites choses en vérité ! » Et après un moment il ajouta : « Mais quand même, je ne veux pas qu'elles bourdonnent autour de moi. » Je continuai : « Ou des araignées ? » « Au diable les araignées ! A quoi servent-elles ? Il n'y a rien en elles qu'on peut manger ou… » Il s'arrêta soudainement, comme s'il se rappelait qu'il abordait un sujet interdit. « Tiens, tiens » pensais-je, « c'est la seconde fois qu'il s'arrête sur le mot ‘boire'. Qu'est-ce que cela signifie ? » Renfield semblait conscient d'avoir fait une erreur, car il se hâta d'ajouter, comme pour détourner mon attention : « Je n'éprouve aucun intérêt pour tout cela ; ‘des rats, des souris et tous ces petits animaux', comme le dit Shakespeare, ‘à manger pour les poulets !' J'en ai assez de toutes ces idioties. Autant demander à un homme de manger des molécules avec des baguettes, que me demander de m'intéresser à tous ces carnivores inférieurs, quand je sais ce qui m'attend ! » « Je vois ! Vous voulez de plus grands corps, que vous pourrez mordre à pleines dents ! Et que diriez-vous d'un éléphant pour le petit déjeuner ? » « Vous dites des bêtises ! » Je trouvais que son esprit s'éveillait à nouveau ; j'accentuai donc ma pression : « Je me demande » dis-je d'un air pensif, « à quoi ressemble l'âme d'un éléphant ! » J'obtins l'effet désiré : il perdit de sa superbe et redevint tel un enfant. « Je ne veux pas d'une âme d'éléphant, je ne veux pas d'âme du tout ! » dit-il. Pendant un moment, il resta assis, comme abattu. Soudain, il bondit sur ses pieds, les yeux brillants, et montrant tous les signes d'une intense excitation cérébrale. « Au diable, vous et vos âmes ! » cria-t-il. « Pourquoi me torturez-vous avec ces âmes ? N'ai-je pas déjà assez de soucis et de souffrance, sans devoir encore m'occuper d'âmes ? » Il semblait si hostile que je pensais qu'il était au bord d'une nouvelle crise homicide. Aussi, j'utilisai mon sifflet afin d'appeler à l'aide, mais il se calma à l'instant, et me dit en s'excusant : « Pardonnez-moi, Docteur, je m'oublie. Vous n'avez pas besoin d'aide. Je suis si inquiet que j'en deviens irritable. Si seulement vous saviez quel problème je dois affronter, vous auriez pitié, vous seriez tolérant et me pardonneriez. S'il vous plaît, ne me mettez pas une camisole de force. Je dois réfléchir, et je ne peux pas réfléchir librement lorsque mon corps est sous contrainte. Je sais que vous comprendrez ! » Il avait évidemment retrouvé le contrôle de lui-même ; ainsi, quand les surveillants arrivèrent, je leur dis de ne pas tenir compte de mon appel, et ils se retirèrent. Renfield les regarda partir, et quand la porte se referma, il me dit, avec une grande dignité et grande douceur : « Docteur Seward, vous m'avez témoigné beaucoup d'égards. Soyez sûr que je vous suis très, très reconnaissant. » Je pensais que c'était le moment de le quitter, tant qu'il était dans cette disposition d'esprit, et je pris congé. L'état de cet homme me donnait à réfléchir. Il y avait quelques points qui auraient pu constituer ce que les journalistes américains appellent une « story », pour peu qu'on parvienne à y mettre un peu d'ordre. Voici quels étaient ces points : Ne mentionne jamais le terme « boire ». A peur d'être encombré de l' « âme » de quelque créature que ce soit. N'a aucune crainte de manquer de « vies » dans le futur. Méprise toutes les formes de vie inférieures, même s'il craint d'être hanté par leurs âmes. En toute logique, tout cela mène à une seule conclusion : d'une façon ou d'une autre, il a l'assurance d'accéder à une forme de vie supérieure. Il a peur des conséquences – le fardeau d'une âme. C'est donc à une vie humaine qu'il s'attend ! Et avec tant de certitude..! Dieu miséricordieux ! Le Comte est venu à lui, et il prépare quelque nouvelle machination infernale !
Plus tard Après ma ronde, j'allai voir Van Helsing et lui fis part de mes soupçons. Il prit un air grave, et après avoir réfléchi un moment, me demanda de le conduire à Renfield. Ce que je fis. En arrivant devant la porte, nous entendîmes l'aliéné qui chantait gaiment, comme il le faisait en un temps qui me semble maintenant si lointain. En entrant, nous vîmes avec effarement qu'il avait répandu du sucre comme il le faisait auparavant, et les mouches, en peu léthargiques en automne, commençaient à bourdonner dans la pièce. Nous tentâmes en vain de le ramener sur le sujet de notre précédente conversation : il n'écoutait pas. Il continuait à chanter, comme si nous n'étions pas présents. Il avait replié une feuille de papier et la rangea dans un petit calepin. Nous dûmes ressortir, aussi ignorants que lorsque nous étions entrés. C'est vraiment un bien curieux cas. Nous devons le surveiller cette nuit. Lettre de Mitchell, Fils et Candy à Lord Godalming 1er octobre Monsieur, Accéder à vos désirs est toujours un honneur et un plaisir pour nous. Conformément au souhait exprimé par votre Seigneurie, par la voix de Mr Harker, nous avons l'honneur de vous apporter les informations suivantes, relatives à la vente et à l'acquisition du n°347, Piccadilly. Les vendeurs sont les exécuteurs testamentaires de feu M. Archibald Winter-Suffield. L'acquéreur est un aristocrate étranger, le Comte de Ville, qui a conclu la vente en réglant le montant de l'acquisition « de la main à la main », si votre Seigneurie veut bien me passer l'expression. Nous ne disposons, en dehors de cela, d'aucune autre information le concernant. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de notre complet dévouement. MITCHELL, FILS et CANDY Journal du Dr Seward, 2 octobre J'ai placé un homme dans le corridor la nuit dernière, et lui ai demandé de prendre note de tous les sons qu'il pourrait entendre en provenance de la chambre de Renfield. Je lui dis aussi de m'appeler si quoi que ce soit d'étrange se produisait. Après le repas, une fois que nous fûmes tous réunions autour du feu dans le bureau – Mrs. Harker étant allée au lit – nous discutâmes de nos tentatives et de nos découvertes de la journée. Harker était le seul à avoir obtenu quelque résultat, et nous avions bon espoir que son indice se révèlerait important. Avant d'aller me coucher, je me rendis devant la chambre de mon patient et regardai par le guichet. Il dormait profondément, et sa poitrine se soulevait régulièrement.
Ce matin, l'homme de garde me rapporta qu'un peu après minuit, Renfield s'est agité et à commencé à réciter ses prières à voix haute. Je lui demandai si c'était tout, il me répondit que c'est tout ce qu'il avait entendu. Il y avait quelque chose de si suspect dans son comportement que je lui demandai sans détours s'il s'était endormi. Il m'assura que non, mais admit avoir piqué du nez quelques fois. Il est bien dommage qu'on ne puisse pas faire confiance aux hommes quand on ne les surveille pas ! Aujourd'hui, Harker va continuer à suivre sa piste, et Art et Quincey vont chercher des chevaux. Godalming pense que ce sera une bonne chose d'avoir des chevaux en cas d'urgence ; en effet, quand nous aurons les informations que nous recherchons, il n'y aura pas de temps à perdre. Il va nous falloir stériliser toute cette terre que le Comte a fait amener, entre le lever et le coucher du soleil.