Part (62)
» Il trempa le bout d'une serviette dans de l'eau froide et commença à en gifler le visage de Harker - sa femme se tenant toujours le visage dans les mains, et sanglotant à vous briser le coeur. Je tirai le rideau, et regardai dehors par la fenêtre. Il y avait beaucoup de clarté lunaire, et je pus voir Quincey Morris courir sur le gazon et se cacher dans l'ombre d'un grand if. Cela m'intrigua, et je
me demandai pourquoi il faisait ceci, mais au même moment j'entendis la vive exclamation de Harker qui reprenait partiellement conscience, et je me tournai vers le lit. Sur son visage, de façon bien compréhensible, se lisait un extraordinaire effarement. Il parut hébété pendant quelques instants, puis il parut retrouver toute sa conscience d'un seul coup, et il eut un sursaut. Sa femme fut stimulée par le mouvement brusque, et se tourna vers lui, les bras grands ouverts, comme pour l'embrasser; mais immédiatement, cependant, elle les referma, et, rassemblant ses coudes l'un contre l'autre, elle tint ses mains devant son visage, et frissonna jusqu'à faire trembler le lit sous elle. « Au nom de Dieu, qu'est-ce que cela signifie ? » hurla Harker. « Dr Seward, Dr Van Helsing, qu'est-ce que c'est ? Que se passe-t-il ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Mina, ma chère, qu'y a-t-il ? Que signifie tout ce sang ? Mon dieu, mon Dieu ! En est-on arrivé là ! » Et, se redressant pour s'agenouiller, il frappa sauvagement ses mains l'une contre l'autre. « Dieu de bonté, venez à notre aide ! Aidez-la, oh aidez-la! » Dans un bond, il fut hors du lit, et commença à se vêtir - toutes ses facultés réveillées par le besoin urgent de faire quelque chose. « Que s'est-il passé ? Dites-moi ! » hurla-t-il sans s'arrêter. « Dr Van Helsing, vous aimez Mina, je le sais. Oh, faites quelque chose pour la sauver. Cela ne peut être déjà irréversible. Soyez son gardien tandis que je m'occupe de Lui! » Sa femme, à travers sa terreur, son horreur, son épouvante, prit conscience du danger certain vers lequel il courait: oubliant immédiatement sa propre peine, elle le saisit et cria : « Non ! Non! Jonathan, ne me quittez pas ! J'ai assez souffert cette nuit, Dieu le sait, sans avoir peur qu'il vous fasse du mal. Vous devez rester avec moi. Restez avec ces amis qui vous protégeront ! » Son expression devint frénétique tandis qu'elle parlait, et, comme il abandonnait la lutte, elle le força à s'asseoir sur le bord du lit, et s'accrocha à lui de toutes ses forces. Van Helsing et moi essayâmes de les calmer tous les deux. Le Professeur tint son petit crucifix d'or, et dit, avec un calme incroyable : « N'ayez crainte, ma chère. Nous sommes là; et tant que cela est près de vous, aucune chose immonde ne pourra s'approcher. Vous êtes hors de danger pour ce soir; et nous devons faire preuve de sang-froid et tenir conseil ensemble. » Elle frissonna et se tut, la tête appuyée contre la poitrine de son mari. Quand elle releva la tête, la chemise blanche de Harker était tachée de sang à l'endroit où les lèvres de sa femmes l'avait touchée, et aussi là où les petites blessures de son cou en avaient fait perler quelque gouttes. A l'instant où elle s'en rendit compte, elle recula, avec un gémissement sourd, et murmura, à travers des sanglots étouffés : « Impure ! Impure ! Je ne dois plus le toucher ou l'embrasser. Ou il se pourrait que ce soit moi qui devienne son pire ennemi, moi qui lui donne le plus de raisons d'avoir peur. » A cela, il répondit résolument : « C'est absurde, Mina. C'est une honte d'entendre un pareil discours. Je ne supporterai pas qu'on le tienne sur toi, et je ne supportai pas plus que tu le tiennes toi-même. Que Dieu me juge sur mes manquements, et qu'Il m'inflige la punition d'une souffrance encore plus amère que celle que j'éprouve en ce moment, si j'étais responsable, par quelque action ou volonté de ma part, d'un obstacle entre nous. » Il ouvrit les bras et la tint contre sa poitrine; et pendant un instant elle resta là à sangloter. Il regarda vers nous, au-dessus de sa tête penchée, avec des yeux brillants de larmes au-dessus de ses narines frémissantes; sa bouche était ferme comme l'acier. Après un moment les sanglots s'espacèrent et s'affaiblirent, et alors il me dit, d'une voix volontairement très calme, dont je sentais qu'elle mettait ses nerfs à rude épreuve : « Et maintenant, Dr Seward, dites-moi tout. Je ne connais l'essentiel des faits que trop bien; mais dites-moi comment c'est arrivé. » Je lui dis, exactement, ce qui était survenu, et il écouta avec une apparente impassibilité; mais ses narines tremblaient et ses yeux étincelèrent lorsque je lui racontai comment les mains implacables du Comte avaient tenu sa femme dans cette terrible et effrayante position, sa bouche collée à la blessure ouverte de sa poitrine. Même à cet instant, cela m'intéressa de noter que, tandis que le visage pâle de souffrance de Harker se convulsait par-dessus la tête penchée de sa femme, ses mains quant à elles ne cessaient de caresser ses cheveux ébouriffés avec tendresse et amour. A peine avais-je achevé mon récit que Quincey et Godalming frappaient à la porte. Nous les priâmes d'entrer, et Van Helsing m'adressa un regard lourd de questions. Je compris qu'il souhaitait que nous profitions de leur venue pour détourner autant que possible les pensées des deux infortunés époux de leur propre malheur. Comme je lui faisais un signe d'assentiment, il leur demanda ce qu'il avaient fait et vu. A quoi Lord Godalming répondit : « Je n'ai pu le trouver nulle part dans le couloir, ou dans aucune des pièces. J'ai regardé dans le bureau, mais, bien qu'il s' y soit rendu, il en était déjà parti. Il a, cependant - » Il s'arrêta soudain, avec un
regard pour la pauvre silhouette affaissée sur le lit. Van Helsing dit gravement : « Allez-y, ami Arthur. Nous ne voulons plus aucun secret. Notre espoir, maintenant, réside dans une connaissance totale. Parlez librement. » Alors Art continua : « Il s'était trouvé dans le salon, et bien qu'il n'y soit possiblement resté que quelques secondes, il laissait une sacrée pagaille dans la pièce. Tous les manuscrits avaient été brûlés, et les flammes bleues crépitaient au milieu de leurs cendres blanches; les cylindres de votre phonographe aussi avaient été jetés au feu, et la cire n'avait fait qu'alimenter les flammes. » Ici, je l'interrompis. « Dieu merci, il y en a des copies dans le coffre-fort! » Son visage s'illumina un instant, puis se rembrunit à nouveau quand il reprit : « Je me suis rué en bas, mais ne pus trouver aucun signe de lui. Je regardai dans la chambre de Renfield, mais il n'y avait là aucune autre trace, en dehors de… » A nouveau, il s'était interrompu. « Allez-y », dit Harker d'une voix rauque, aussi il pencha la tête, et, humectant ses lèvres aves sa langue, il ajouta : « En dehors du cadavre de ce pauvre vieux. » Mrs Harker leva la tête, et, s'adressant à nous, l'un après l'autre, elle dit solennellement : « Que la volonté de Dieu soit faite! » Je ne pouvais m'empêcher de penser que Art ne nous disait pas tout, mais, comme je supposais qu'il avait une bonne raison pour cela, je ne dis rien. Van Helsing se tourna vers Morris et demanda : « « Et vous, ami Quincey, n'avez-vous rien à raconter ? » « Si, un peu, répondit-il. Il se peut que ce soit important, à vrai dire, mais je ne peux en être sûr pour le moment. Je me disais que cela serait bon de savoir, si c'était possible, où le Comte se rendrait après avoir quitté la maison. Je ne l'ai pas vu; mais j'ai vu une chauve-souris prendre son envol depuis la fenêtre de Renfield, et se diriger vers l'ouest. Je m'attendais à le voir, sous une forme quelconque, retourner à Carfax; mais il s'est manifestement dirigé vers un autre repaire. Il ne reviendra pas cette nuit; car le ciel rougit déjà à l'est, et l'aube est proche. Nous avons du travail demain! » Il prononça ces derniers mots avec les dents serrées. Pendant un laps de temps d'environ deux minutes, il y eut le silence, pendant lequel je n'étais pas loin de m'imaginer entendre battre nos propres coeurs; puis Van Helsing dit, en plaçant très tendrement sa main sur la tête de Mrs Harker : « Et maintenant, Madam Mina - pauvre, chère, très chère Madam Mina - dites-nous exactement ce qui s'est passé. Dieu sait que je veux vous éviter toute douleur; mais nous devons absolument tout savoir. Car maintenant, plus que jamais, le travail doit être fait avec rapidité et précision, et avec une ardeur mortelle. Le jour qui doit voir la fin de tout ceci se rapproche, s'il doit arriver; et c'est maintenant que nous avons une chance de vivre et d'apprendre. » La pauvre chère femme frissonna, et je pus voir la tension de ses nerfs tandis qu'elle agrippait encore plus fermement son mari, et baissait la tête encore plus bas sur sa poitrine. Puis elle releva la tête fièrement, et tendis une main à Van Helsing, qui la prit dans la sienne, et, après s'être incliné et l'avoir baisée avec beaucoup de respect, la tint serrée. Elle tenait aussi la main de son mari, qui, de son autre bras, l'entourait d'une manière protectrice. Après un silence, pendant lequel elle remit, à l'évidence, de l'ordre dans ses idées, elle commença : « Je pris la potion soporifique que vous m'aviez si obligeamment donnée, mais pendant un long moment, elle n'eut aucun effet. Je me sentais même de plus en plus réveillée, et des myriades d'images horribles commencèrent à éclore dans mon esprit - toutes en relation avec la mort, et les vampires; avec le sang, la douleur, et le trouble. » Son mari gémit involontairement alors qu'elle se tournait vers lui et disait, aimante : « N'ayez pas peur, mon cher. Vous devez être courageux et fort, et m'aider dans cette horrible tâche. Si seulement vous saviez ce qu'il m'en coûte d'articuler un seul mot sur cette chose effrayante, vous comprendriez à quel point j'ai besoin de votre aide. Pour revenir à mon récit, je compris que je devais aider la potion avec ma volonté, si je voulais qu'elle fonctionne un tant soit peu, et je pris la résolution de m'endormir. Cela, sans doute, ne me prit pas longtemps, car je n'ai aucun souvenir ultérieur. Il y avait dans la pièce la même vapeur fine que j'avais remarquée auparavant. Mais je ne sais plus à présent si je vous en ai parlé; vous trouverez ces détails dans mon journal que je vous montrerai après. Je ressentis la même terreur vague qui m'avait déjà envahie, et la même impression d'une présence. Je me tournai pour éveiller Jonathan, mais le trouvai si profondément endormi qu'il me semblait que c'était lui qui avait pris le somnifère, et pas moi. J'essayai, mais ne parvins pas à le tirer du sommeil. Cela me fit très peur, et je regardai autour de moi, terrifiée. Alors, littéralement, mon coeur chavira en moi : à côté du lit, comme s'il était sorti du brouillard - ou
plutôt comme si le brouillard lui-même avait pris sa forme, car il n'y en avait plus du tout dans l'air - se tenait un homme grand et mince, tout de noir vêtu. Je le reconnus immédiatement aux descriptions qui m'en avaient été faites. Le visage de cire; le long nez aquilin, sur lequel la lumière tombait en une fine ligne blanche; les lèvres rouges disjointes, dévoilant le bout des dents blanches et pointues; et les yeux rouges qu'il me semblait avoir vus dans le soleil qui se couchait sur les vitraux de l'Eglise Sainte Marie à Whitby. Je reconnus, aussi, la cicatrice rouge sur son front à l'endroit où Jonathan l'avait frappé. Pendant un instant mon coeur se figea, et j'aurais hurlé si je n'avais été paralysée. Dans cet intervalle il parla, dans un murmure vif et cinglant, tout en montrant Jonathan du doigt : « Silence! Si vous faite un seul son, je le prendrai et je lui ferai sauter la cervelle sous vos yeux. » J'étais épouvantée, et trop désorientée pour faire ou dire quoi que ce fût.