Part (64)
Si nous avions fait quelque chose, le Comte aurait deviné nos desseins, et aurait sans nul doute pris des mesures préventives pour faire avorter cette tentative, comme il l'a fait pour toutes les autres; mais maintenant il ignore tout de nos intentions. Je dirais même plus, il ne sait probablement même pas qu'il existe un pouvoir tel que celui de stériliser ses repaires, afin qu'il ne puisse plus les utiliser comme avant. Nous sommes maintenant si avancés dans notre connaissance de leurs emplacements, que, quand nous aurons examiné la maison de Piccadilly, nous serons en mesure de déterminer où se trouvent les derniers. Ainsi, aujourd'hui nous appartient ; et c'est en ce jour que repose notre espoir. Puisse le soleil qui s'est levé sur notre tristesse ce matin nous protéger dans sa course. Jusqu'au crépuscule, ce monstre doit conserver la forme qu'il a à présent, quelle qu'elle soit. Il est confiné à l'intérieur des limites de son enveloppe terrestre. Il ne peut se mêler à l'air ni disparaître à travers des fentes, des fissures ou des failles. S'il traverse une porte, il doit d'abord l'ouvrir comme un mortel. Nous disposons donc de toute cette journée pour débusquer ses repaires et les stériliser. Ainsi, même si nous ne l'attrapons pas et ne le détruisons pas tout de suite, nous l'acculerons à se reposer dans un lieu où sa capture et sa destruction ne seront que partie remise. A ces mots, je réagis, car je ne pouvais me contenir plus longtemps à l'idée que les minutes et les secondes si précieusement chargées de la vie et du bonheur de Mina étaient en train de s'envoler loin de nous, puisque pendant ces palabres, toute action était impossible. Mais Van Helsing leva sa main en guise d'avertissement. « Non, ami Jonathan », dit-il, « en cette matière, les raccourcis ne font que rallonger le chemin, comme le dit votre proverbe. Nous agirons tous, et tous avec la rapidité du désespoir, lorsque le temps sera venu. Mais réfléchissez, selon toute probabilité la clé de la situation se trouve dans cette maison de Picadilly. Le Comte peut avoir acheté plusieurs résidences. Pour chacune d'entre elles il doit y avoir des actes de vente, des clés et d'autres choses. Il y aura du papier écrit de sa main; il y aura son carnet de chèques. Il y a beaucoup d'objets qu'il doit entreposer quelque part ; et pourquoi pas dans ce lieu si central, si calme, où il peut aller et venir par devant ou par derrière à toute heure, lorsque, au beau milieu de la cohue, il n'y a personne pour le remarquer ? Nous irons là-bas et fouillerons cette maison ; et quand nous aurons appris ce qu'elle contient, alors nous ferons ce que notre ami Arthur appelle, dans son vocabulaire de chasseur ,débusquer notre vieux renard dans sa tanière - alors ? Qu'en dites-vous ? » « Alors allons-y sur le champ », criai-je, « car nous perdons un temps qui est plus que précieux ! » Le Professeur ne bougea pas, mais dit simplement : « Et comment allons-nous entrer dans cette maison à Picadilly ? » « Par n'importe quel moyen ! criai-je. Nous entrerons par effraction si nécessaire. » « Et votre police, où se trouvera-t-elle, et que dira-t-elle de tout cela ? » J'étais sidéré; mais je savais que s'il souhaitait prendre ce temps, c'était parce qu'il avait une bonne raison. Alors je dis, aussi calmement que je le pus : « N'attendez pas plus que nécessaire; vous savez, j'en suis sûr, quelle torture je suis en train de souffrir. » « Ah mon enfant, si je le sais… Et vraiment il n'y a en moi aucun désir d'aggraver votre angoisse. Mais réfléchissez simplement, que pouvons-nous faire, pendant tout le temps que la rue est pleine de monde ? Mais notre heure viendra. J'y ai pensé et repensé, et il me semble que le meilleur moyen est aussi le plus simple de tous. Nous voulons entrer dans la maison, mais nous n'avons pas de clef, n'est-ce pas ? » J'acquiesçai. « Maintenant, imaginez que vous êtes, réellement, le propriétaire de cette maison, et que vous n'avez pas la clef ; et imaginez que vous n'avez de surcroît nullement l'âme d'un cambrioleur, que feriez-vous ? » « J'appellerais un respectable serrurier, et lui demanderais de crocheter la serrure pour moi. » « Et votre police, n'interviendrait-elle pas ? » « Oh non, pas s'ils savaient que l'homme est dûment mandaté. » « Alors », il me regarda avec autant de douceur qu'il en mettait dans sa voix, « il est question de juger de la bonne foi de l'employeur ? Afin de déterminer s'il est digne de confiance pour vos policiers ? Vos policiers doivent être, vraiment, des hommes zélés et doués - très très doués - pour lire le cœur des gens, s'ils prennent toute cette peine pour de telles affaires. Non, non, mon ami Jonathan, allez crocheter les serrures d'une centaine de maisons vides dans votre Londres, ou dans n'importe quelle cité du monde; et si vous le faites d'une manière conventionnelle, et à une heure où ces choses-là sont habituellement faites, personne ne viendra s'interposer. J'ai lu un article sur un gentleman qui possédait une maison semblable, donnant sur la rue à Londres, et qui est parti passer quelques mois d'été en Suisse après avoir fermé sa maison à clé. Un voleur est venu, a cassé une vitre de derrière et s'est introduit à l'intérieur. Ensuite, il alla ouvrir tous les volets de devant, et fit de multiples passages, entrant et sortant par la porte d'entrée, au nez de la police. Puis il organisa dans la maison une vente aux enchères, et fit même de la publicité, avec un grand panneau, et quand vint le jour de la vente, il vendit à un grand habitué des enchères tous les biens de cet autre homme qui les possédait. Ensuite, il alla voir un promoteur, et il lui vendit la maison, s'arrangeant avec lui pour qu'il la démolisse et nettoie tous les gravats dans un certain délai. Et votre police et les autres autorités l'ont aidé de leur mieux. Et quand le propriétaire revint de ses vacances en Suisse, il ne trouva qu'un trou vide à l'endroit où sa maison s'était tenue. Tout cela s'était fait en règle, et nous aussi, dans notre travail, nous allons être en règle. Nous n'irons pas trop tôt le matin, ce qui pourrait surprendre les policiers à un moment où ils ne sont pas très occupés, et où ils pourraient trouver cela étrange; mais nous irons après dix heures, au moment où il se passe beaucoup de choses, et où de telles choses se feraient si nous étions vraiment les propriétaires de la maison. » Je ne pouvais nier qu'il avait parfaitement raison, et je vis le désespoir terrible sur le visage de Mina se transformer en une réflexion plus paisible; car il y avait de l'espoir dans un si bon conseil. Van Helsing continua : « Quand, une fois dans la maison, nous trouverons éventuellement d'autres indices; nous pouvons envisager qu'un certain nombre d'entre nous restent sur place tandis que les autres partent trouver les autres emplacements de ces boîtes de terre - à Bermondsey et Mile End. » Lord Godalming se leva. « Je peux être utile là-bas », dit-il. « Je pourrai demander à mes gens de m'apporter des chevaux et des voitures quand nous en aurons besoin. » « Ecoutez, vieux camarade », dit Morris, « C'est une chose capitale de tout tenir prêt au cas où nous aurions besoin de monter à cheval; mais ne pensez-vous pas que l'une de vos voitures élégantes, ornées de vos armoiries, dans une pauvre route de Walworth ou de Mile End, attireraient un peu trop l'attention sur nous ? Il me semble à moi que nous devrions prendre des cabs quand nous irons au sud ou à l'est; et même les laisser quelque part à proximité du quartier où nous nous rendons. » « Ami Quincey a raison! » dit le Professeur. Sa tête est, pourrait-on dire, calée sur l'horizon. C'est une tâche difficile que nous avons à accomplir, et nous ne voulons pas de gens pour nous regarder. » Mina prenait un intérêt croissant à tout ce dont on discutait, et je me réjouissais de voir que les exigences du travail l'aidaient à oublier pour un temps la terrible expérience de la nuit. Elle était vraiment très pâle - presque livide, et si mince que ses lèvres s'étiraient vers l'arrière, dévoilant ses dents légèrement proéminentes. Je ne mentionnai pas ce dernier détail, car il lui aurait causé une douleur inutile; mais cela glaça mon sang dans mes veines de penser à ce qui était arrivé à la pauvre Lucy quand le Comte avait sucé son sang. Pour l'instant les dents ne semblaient pas plus aiguisées; mais il ne faudrait pas longtemps; et il y avait toutes les raisons d'avoir peur. Quand nous arrivâmes aux discussions concernant l'ordre de nos actions et la disposition de nos forces, il y eut de nouvelles sources de doute. Il fut finalement convenu qu'avant de partir pour Picadilly, nous détruirions le repaire du Comte qui était à notre portée. Au cas où il le découvrirait trop tôt, nous aurions quand même un coup d'avance sur lui dans notre travail de destruction; et sa présence dans sa forme purement matérielle, dans son état le plus faible, pourrait nous donner de nouveaux indices. Le Professeur suggéra, s'agissant de l'organisation de nos troupes, qu'après notre visite à Carfax, nous entrions tous dans la maison de Picadilly; qu'ensuite je reste là-bas avec les deux docteurs,, tandis que Lord Godalming et Quincey se mettent en quête des repaires de Walworth et de Mile End pour les détruire. Il était possible, sinon probable, exhorta le Professeur, que le Comte apparaisse à Picadilly pendant le jour, et si c'était le cas, nous devions être capables de lui faire face à ce moment et à
cet endroit-là, ou à tout le moins de le poursuivre en force. Je protestai vigoureusement contre ce plan, en tout cas en ce qui concernait ma participation, car, comme je le leur expliquai, j'avais l'intention de rester pour protéger Mina. Je pensais que ma décision était prise sur ce sujet; mais Mina ne voulut pas écouter mon objection. Elle dit qu'il pourrait se présenter une question de loi pour laquelle je me révèlerais utile ; que parmi les papiers du Comte certains pourraient constituer un indice que je serais à même de comprendre grâce à mon expérience de Transylvanie ; et que, les choses étant ce qu'elles étaient, il fallait rassembler toutes les forces disponibles pour rivaliser avec la puissance extraordinaire du Comte. Je dus abandonner la dispute, car Mina était résolue; elle ajouta qu'il s'agissait du dernier espoir pour elle que nous puissions tous travailler ensemble. « S'agissant de moi », dit-elle, « je n'ai pas peur. Il ne peut rien m'arriver de pire, et quoi qu'il puisse m'arriver, cela comportera nécessairement une part d'espoir ou de consolation. Allez, mon époux ! Dieu, s'il le désire, me protégera aussi bien si je suis seule que si je suis en présence de quelqu'un. » Alors je me levai en m'écriant : « Alors au nom de Dieu partons tout de suite, car nous perdons du temps. Le Comte pourrait venir à Picadilly plus tôt que nous ne le pensons. » « Pas tout à fait encore ! » dit Van Helsing, levant sa main en l'air. « Mais pourquoi ? » demandai-je. « Oubliez-vous », dit-il avec un surprenant sourire, « qu'il a fait bombance hier soir, et qu'il va dormir tard ? » Avais-je oublié ! Oublierai-je jamais - pourrai-je jamais oublier ! Aucun de nous pourra-t-il jamais oublier cette terrible scène ! Mina lutta avec difficulté pour sauver les apparences de son courage, mais la douleur la submergea et elle mit ses mains sur son visage, tremblante et sanglotante. Van Helsing n'avait pas eu l'intention de lui rappeler son effrayante expérience. Il avait simplement, dans son effort intellectuel, oublié qu'elle était là et quel rôle elle jouait dans cette affaire. « Oh Madam Mina », dit- il, « chère chère Madam Mina, hélas !