Part (82)
S'il n'y en avait eu qu'une, c'eût été simple en comparaison. Mais trois ! Recommencer deux fois après avoir traversé une pareille horreur ! Car si ce fut terrible avec la douce Miss Lucy, qu'en serait-il avec ces trois étranges femmes qui avaient survécu à travers les siècles, et que le passage du temps avait renforcées, et qui, si elles le pouvaient, défendraient leurs vies maudites… Oh, mon ami John, mais c'était là un travail de boucher ! Si la pensée d'une autre mort, d'une autre existence sur laquelle pesait une chape d'épouvante, ne m'avait donné du courage, je n'aurais pu continuer. J'en tremble encore maintenant, mais tant que tout ne fut pas terminé, Dieu en soit remercié, mes nerfs tinrent bon. Si je n'avais pas vu ce soulagement, et cette joie sur le visage de la première, juste avant la dissolution finale, attestant que l'âme avait été libérée, je n'aurais pu poursuivre mon travail de boucher. Je n'aurais pu supporter l'horrible crissement du pieu qui s'abat dans la chair, le sursaut de douleur, les lèvres pleines d'écume sanglante. J'aurais fui terrifié, laissant ma tâche inachevée. Mais c'est terminé ! Et ces pauvres âmes, je peux maintenant les pleurer et avoir pitié d'elles, quand je me les remémore, calmes dans le sommeil de la mort, juste avant que leur corps ne se dissolve. Car, ami John, à peine mon couteau avait-il tranché leur tête, avant que tout leur corps ne commençât à se désagréger et à retourner à sa poussière originelle, ce fut comme si la mort, qui avait été retenue pendant tant de siècles, venait enfin réclamer son dû et dire, d'une voix forte : « Me voici. » Avant de quitter le château, je fis le nécessaire à toutes les entrées pour m'assurer que le Comte ne pourrait plus pénétrer en ce lieu sous sa forme de Non-mort. Quand j'entrai à nouveau dans le cercle où dormait Madam Mina, elle s'éveilla, et me voyant, elle s'écria en pleurant que j'en avais trop enduré. « Venez », dit-elle, « Quittons cet horrible endroit ! Allons retrouver mon époux, qui, je le sais, vient vers nous. » Elle était maigre, et pâle, et faible, mais ses yeux restaient purs et brillaient de ferveur. J'étais heureux de voir sa pâleur et sa faiblesse, car mon esprit était encore plein de l'horreur du sommeil écarlate des vampires. Et ce fut donc le cœur plein de confiance et d'espoir, et cependant aussi de peur, que nous nous dirigeâmes vers l'est pour retrouver nos amis … et Lui, dont Madam Mina pressentait l'arrivée. Journal de Mina Harker 6 novembre L'après-midi était déjà très avancée lorsque le Professeur et moi nous reprîmes le chemin de l'Est, d'où je savais que Jonathan devait venir. Nous n'allions pas vite, bien que nous fussions en descente, car nous devions porter de lourdes couvertures et des châles avec nous; nous n'osions pas nous exposer au risque de rester sans rien pour nous couvrir dans le froid et la neige. Nous dûmes emporter quelques provisions, également, car nous nous trouvions dans un lieu parfaitement désolé, et, à perte de vue à travers la neige qui tombait, il n'y avait aucun signe d'habitation. Quand nous eûmes traversé environ un mile, je me sentis fatiguée par cette marche, chargée de tous ces bagages, et je m'assis pour me reposer. Ensuite nous regardâmes en arrière et nous vîmes la ligne claire du château de Dracula se découpant dans le ciel; car nous étions si bas sous la colline qu'il surplombait, que la ligne des montagnes des Carpathes était loin en-dessous. Nous le vîmes dans toute sa majesté, perché à mille pieds au sommet d'un véritable précipice, très en retrait des montagnes adjacentes de part et d'autre. Il y avait quelque chose de sauvage et de troublant dans ce lieu. Nous pouvions entendre le hurlement lointain des loups. Ils étaient loin, mais le son, même étouffé par la neige qui tombait, était plein de terreur. Je comprenais, à la façon dont le Dr Van Helsing scrutait les alentours, qu'il était à la recherche de quelque lieu stratégique, où nous serions un peu protégés en cas d'attaque. La route, difficile, descendait toujours; nous pouvions la distinguer à travers la neige tombée.
Au bout d'un petit moment, le Professeur m'appela, et je me levai pour le rejoindre. Il avait trouvé un endroit parfait, une sorte de creux naturel dans le rocher, avec une entrée semblable à une porte entre deux gros rochers. Il me prit par la main et me conduisit à l'intérieur : « Vous voyez! » dit-il « Ici vous serez à l'abri, et si les loups viennent vraiment, je pourrai les prendre un par un. » Il amena nos fourrures, et me fit un nid douillet, puis il sortit des provisions et les mit devant moi. Mais je ne pouvais pas manger; le simple fait d'essayer me révulsait, et, bien que j'eusse aimé lui faire plaisir, je ne pus me contraindre à le faire. Il parut très triste, mais ne me fit aucun reproche. Sortant ses jumelles de la valise, il se tint au-dessus du rocher, et commença à scruter l'horizon. Soudain, il s'écria : « Regardez, Madam Mina! Regardez, regardez! » Je sautai sur mes pieds et vins à côté de lui sur le rocher; il me tendit les jumelles et m'indiqua où regarder. La neige tombait maintenant plus lourdement, et tourbillonnait follement autour de nous, car un vent violent commençait à souffler. Toutefois, il y avait des moments de pause entre les tourbillons de neige, et je pus alors voir assez loin. De la hauteur où nous nous tenions, il était possible de voir à une grande distance; et au-loin, au-delà de la vaste étendue de neige, je pouvais voir la rivière dérouler ses noeuds et ses boucles, comme un ruban noir. Droit devant nous, et pas très loin - en fait, si près que je me demandai comment nous ne les avions pas remarqués plus tôt - arrivait un groupe de cavaliers chevauchant à vive allure. Au milieu d'eux se trouvait un chariot, une longue charrette de paysan, qui glissait d'un côté et de l'autre, comme la queue frétillante d'un chien, à chaque accident du chemin. Comme ils ressortaient bien sur la neige, je pus voir aux vêtements de ces hommes qu'ils étaient des paysans ou des sortes de bohémiens. Sur le charriot se trouvait un grand coffre carré. Mon coeur défaillit quand je le vis, car je sentais que la fin approchait. Le soir n'allait plus tarder, maintenant, et je savais pertinemment qu'au crépuscule, la Chose qui était emprisonnée là recouvrerait sa liberté et pourrait, sous n'importe laquelle de ses nombreuses formes, échapper à toute poursuite. Pleine d'angoisse, je me tournai vers le Professeur; à ma consternation, cependant, il n'était plus là. Un instant plus tard, je le vis au-dessous de moi. Autour du rocher il avait dessiné un cercle, identique à celui qui nous avait protégés la nuit dernière. Quand il l'eut achevé, il me fit face à nouveau, et dit : « Au moins, vous serez ici à l'abri de lui ». Il me reprit les jumelles, et, dès que la neige fut moins dense, il balaya du regard tout l'espace au-dessous de nous. « Vous voyez », dit-il, « ils se dépêchent; ils fouettent leurs chevaux, et galopent aussi vite qu'ils peuvent. » Il s'arrêta et continua d'une voix blanche : « Ils font la course avec le soleil. Il sera peut-être trop tard. Que la volonté de Dieu soit faite! » Alors nous vint une nouvelle rafale de neige, qui nous aveugla, et le paysage entier fut dissimulé. Cela passa vite, toutefois, et encore une fois, les jumelles se fixèrent sur la plaine. Alors j'entendis une exclamation soudaine : « Regardez! regardez ! regardez ! Vous voyez, deux cavaliers les suivent, arrivant à bride abattue du Sud. Ce doit être Quincey et John. Prenez les jumelles, regardez avant que la neige ne dissimule tout ! » Je pris et regardai. Les deux hommes pouvaient être Mr Seward et Mr Morris. En tous les cas, je savais de manière sûre qu'aucun d'entre eux n'était Jonathan - au même instant, je sus pourtant que Jonathan n'était pas loin; regardant tout autour, je vis, du côté du Nord, deux autres cavaliers arrivant sur les autres, galopant à une vitesse folle. L'un d'entre eux était, je le savais, Jonathan, et je supposai que l'autre, bien sûr, était Lord Godalming. Eux aussi étaient sur les traces de la troupe qui traînait le charriot. Quand je le dis au Professeur il hurla de joie comme un écolier, et, après avoir regardé ardemment jusqu'à ce qu'une rafale de neige brouille notre champ de vision, il arma sa Winchester et la posa sur le rocher à l'entrée de notre abri. « Ils convergent tous », dit-il. « Quand le moment va arriver, nous aurons des bohémiens de tous côtés. » Je sortis mon révolver et le préparai, car tandis que nous parlions, les hurlements des loups devenaient plus forts et se rapprochaient. Quand la tempête se calma un moment, nous regardâmes encore. Il était étrange de voir la neige tomber à si gros flocons à côté de nous, et, au-delà, le soleil brillant de plus en plus fort à mesure qu'il sombrait vers le sommet des montagnes lointaines. Balayant du regard les alentours avec les jumelles, je pus voir ici et là des points bougeant seuls ou par deux, trois, ou plus - les loups se rassemblaient pour leur chasse. Durant cette attente, chaque instant semblait une éternité. Le vent soufflait maintenant en violentes rafales, et projetait la neige avec fureur, nous balayant de ses tourbillons. A certains moments, nous ne pouvions pas voir à un mètre de distance; mais à d'autres, le vent mugissant nous assaillait, et faisait le vide autour de nous, de sorte que nous pouvions voir au loin. Nous étions, depuis quelque temps, si accoutumés à surveiller l'aube et le crépuscule, que nous savions exactement quand le soleil
se coucherait; et nous savions que ce moment arriverait avant longtemps. Il était difficile de croire nos montres quand elles disaient que cela faisait moins d'une heure que nous étions en train d'attendre dans cet abri rocheux. Les différents groupes commençaient à converger droit sur nous. Le vent arrivait maintenant avec des rafales encore plus rudes et violentes, et semblait provenir plus régulièrement du Nord. Il avait, semblait-il, chassé les nuages de neige, car la neige ne tombait plus que par averses occasionnelles. Nous pouvions distinguer clairement les individus de chaque groupe, les poursuivants et les poursuivis. Etonnamment, ceux qui étaient poursuivis ne semblaient pas avoir conscience, ou tout au moins pas se soucier, du fait qu'ils étaient poursuivis; ils paraissaient toutefois se hâter, et redoubler de vitesse à mesure que le soleil baissait et se rapprochait de la cime des montagnes. Ils étaient de plus en plus proches. Le Professeur et moi nous accroupîmes derrière notre rocher, et tînmes nos armes prêtes; je pouvais voir qu'il était absolument déterminé à ne pas les laisser passer. Ni les uns ni les autres n'avaient aucune conscience de notre présence. Au même moment, deux voix crièrent : « Halte! » L'une d'elle était celle de mon Jonathan, amplifiée par un regain de passion; l'autre était celle de Mr Morris, qui avait un ton de commandement tranquille, ferme et résolu,. Les bohémiens ne connaissaient peut-être pas la langue, mais ils ne pouvaient se tromper sur le ton, quelle que fût la langue qu'on utilisât. Instinctivement ils ralentirent , et à l'instant Lord Godlaming et Jonathan surgirent d'un côté, et le Dr Seward et Mr Morris de l'autre. Le chef des bohémiens, un homme superbe qui montait son cheval comme un centaure, leur fit un signe, et donna un ordre à ses compagnons d'une voix dure. Ils fouettèrent les chevaux qui s'élancèrent devant eux, mais les quatre hommes ajustèrent leurs Winchesters, et leur ordonnèrent clairement de s'arrêter. Au même moment, le Dr Van Helsing et moi nous nous levâmes de derrière le rocher et pointâmes nos armes sur eux. Voyant qu'ils étaient encerclés, les hommes tirèrent sur les rênes et s'arrêtèrent.