3-2 Monsieur Lüchner
Monsieur Lüchner
Lorsque Chantecoq et Jacques Bellegarde se retrouvèrent dans la rue, la première phrase que prononça le journaliste fut pour demander au détective si celui-ci était content de lui.
– Très !… répliqua nettement le grand limier… Vous avez admirablement joué votre rôle… Et ce n'était pas commode, surtout avec un gaillard tel que Ferval… – Vous ne pouviez pas me décerner un compliment plus agréable.
– Il n'y a qu'un moment où j'ai eu peur. – Quand donc ?
– Lorsque Ferval a sorti vos lettres.
– Le fait est que sans le regard que vous m'avez lancé et dont j'ai tout de suite compris la signification, je me demande si je serais resté maître de moi. Mais Chantecoq héla un taxi qui passait à vide.
– Maintenant, dit-il, filons vite chez le baron Papillon… J'ai idée que nous y apprendrons des choses intéressantes. Quelques instants après, l'auto de place qui véhiculait le limier et le journaliste s'arrêtait rue de Varenne, devant un très bel hôtel du XVIIe siècle qui évoquait la grandeur solennelle de cette époque. Chantecoq fit fonctionner la sonnette dont la poignée de cuivre était placée à la droite d'un portail monumental, orné d'un frontispice, décoré d'un blason sculpté en relief. Au même instant, une petite auto débouchait dans la rue… C'était la voiturette du bossu… Celui-ci, près duquel se tenait l'homme à la salopette, aperçut le détective et le reporter, stoppa aussitôt à une trentaine de mètres de l'hôtel, devant lequel le détective et le reporter attendaient toujours qu'on leur ouvrit. – Ah ça ! murmura le bossu à l'oreille de son compagnon, qu'est-ce que Chantecoq peut bien venir faire chez les Papillon ?… Certain de n'avoir pas été reconnu – car Chantecoq et le faux Cantarelli lui tournaient le dos – il fit aussitôt marche arrière et s'en fut se mettre à l'abri d'une énorme voiture de déménagement qui stationnait devant une maison voisine. La porte de l'hôtel s'ouvrit enfin… laissant apparaître la tête bourrue d'un concierge en grande livrée qui, tout de suite, dévisagea les visiteurs d'un air hautain et antipathique. – Vous désirez ? interrogea-t-il d'un ton rogue. Chantecoq poliment répliquait :
– Parler à M. le baron Papillon.
– M. le baron est sorti !… répliquait sèchement le cerbère.
Le détective insistait :
– Vous ne savez pas à quelle heure il rentrera ?
– Non.
– Il s'agit d'une affaire urgente. – Je n'y puis rien. – Cependant…
Avec importance et autorité, le concierge daignait expliquer :
– Vous n'aurez qu'à écrire à M. le baron Papillon pour lui demander une audience en lui exposant le but de votre visite. – Comme à un ministre ! goguenardait le limier.
– Parfaitement, comme à un ministre ! martela le concierge, fermé d'ailleurs à toute ironie. Et il referma la porte au nez de son interlocuteur.
– Le baron Papillon peut se vanter d'être bien gardé, constatait Bellegarde. – Ce n'est qu'un retard sans conséquence, affirmait Chantecoq ; nous allons entrer tout de suite dans un bureau de poste d'où j'enverrai un pneu au baron… Je suis certain qu'il me répondra d'une façon favorable et immédiate. Et tous deux s'éloignèrent. Le bossu, qui les guettait, les vit disparaître à l'angle de la rue… Il attendit encore prudemment quelques instants… Puis, remettant sa voiture en marche, il s'en fut s'arrêter devant l'hôtel et fit entendre deux coups de klaxon. Presque aussitôt la porte d'entrée s'ouvrit à deux battants… Le concierge reparut. Il n'avait plus son air renfrogné et souriait même au bossu qui, tout en restant à son volant, l'appela près de lui. L'homme en livrée s'approcha aussitôt et, soulevant sa casquette, il fit : – Bonjour, monsieur Lüchner… vous avez fait une bonne promenade ?
– Oui, très bonne ! répliquait le complice de Belphégor.
Puis, il interrogea aussitôt :
– Que désiraient ces gens qui viennent de partir ?
Le portier déclarait :
– Parler à M. le baron pour une affaire urgente et grave.
Le bossu réfléchit un instant, puis il reprit :
– M. le baron est-il là ?
– Non, monsieur Lüchner… Il est sorti, avec Mme la baronne et il ne rentrera que très tard dans la soirée.
– Bien !
Et, se retournant vers l'homme à la salopette, le bossu lui dit à haute voix : – Je n'ai plus besoin de vous. Et, se penchant à son oreille, il murmura :
– Il est grand temps d'agir… À ce soir, onze heures, où vous savez… L'homme à la salopette fit un signe d'acquiescement et sauta à terre. Le bossu remit sa voiture en marche. Après une manœuvre des plus correctes, il pénétra dans la cour de l'hôtel et s'en fut ranger sa voiture dans le garage qui remplaçait les écuries d'antan. Puis, gravissant le large perron, il pénétra dans un vestibule, gravit un escalier aux marches de pierre et à la rampe de fer forgé qui donnait accès au premier étage, traversa une antichambre et pénétra dans un cabinet de travail moins vaste que celui du château de Courteuil, mais tout rempli de meubles et de bibelots qui en faisaient un véritable musée.
Mathias Lüchner, d'origine indécise et de pays incertain, était acheteur, pour le compte d'un grand marchand d'antiquités parisien, lorsqu'il fit, chez son patron, la rencontre de M. Papillon. Par sa vive intelligence, son apparente honnêteté et sa connaissance remarquable du bibelot, il ne tarda pas à attirer sur lui l'attention du baron, dont, à force de flagorneries et de bassesses, il acheva de faire la conquête. Papillon, qui n'était qu'un négociant enrichi dans la vente du cacao et savait à peine distinguer le « Louis XV » du « Louis XVI », lui offrit de devenir, à des appointements mieux qu'honorables, son conseiller artistique ; et, depuis un an que le bossu occupait ce poste, il avait vu grandir sa faveur à un tel point que le baron ne faisait plus aucune acquisition sans le consulter, ce qui permettait au rusé coquin de toucher d'importantes commissions dont son patron faisait naturellement tous les frais. Comment ce personnage, dont le passé devait être singulièrement louche, était-il devenu le collaborateur du mystérieux Belphégor ? Quels liens assez puissants, en dehors d'un intérêt manifeste, l'unissaient au Fantôme du Louvre pour qu'il lui témoignât un dévouement et une obéissance de tous les instants ? Laissons à Chantecoq le soin de débrouiller cette énigme et contentons-nous dès à présent, de demeurer en tête-à-tête avec ce redoutable bandit.
Après avoir déposé son chapeau de feutre sur un meuble, il s'installa devant une délicieuse table en bois de rose, aux bronzes délicatement ciselés… et il ouvrit un dossier qui contenait un certain nombre de lettres. Lüchner les lut avec attention… jetant les unes au panier, conservant les autres, auxquelles il se mit à répondre avec la ponctualité d'un bureaucrate… Cela le mena jusqu'à sept heures du soir… Il se disposait à se rendre dans le petit appartement particulier que le baron Papillon lui avait fait aménager dans l'aile gauche de l'hôtel, lorsqu'on frappa à sa porte. – Entrez ! fit-il de sa voix de fausset.
C'était un valet de chambre qui, un plateau à la main, s'approchait de lui en disant : – La correspondance de M. le baron.
Le bossu prit les lettres et les rejeta l'une après l'autre sur la table. Seul, un pneumatique retint son attention. Après quelques secondes d'hésitation, il se décida à l'ouvrir… Et voici ce qu'il lut : Monsieur le baron,
J'ai l'honneur de vous demander un entretien. Il s'agit d'une affaire très grave et qui vous intéresse particulièrement. Veuillez agréer, monsieur le baron, l'expression de mes sentiments les plus distingués. CHANTECOQ,
détective privé.
5, allée de Verzy (Les Ternes).
Tél. W. 03-45.
Lüchner eut un ricanement sinistre… Puis il déchira le pneumatique en tous petits morceaux qu'il glissa dans sa poche. Et tout en se frottant les mains, il murmura :
– Et maintenant, monsieur Chantecoq, à nous deux !
Mais, tout à coup, il songea : « Et si, ne recevant pas de réponse, ce diable d'homme s'avisait de téléphoner à ce crétin de baron !… En effet, pour qu'il insiste à ce point, il faut qu'il ait quelque chose de très important à lui demander. Et c'est probablement de moi qu'il s'agit… Diable ! diable ! La prudence la plus élémentaire me commande donc d'empêcher toute rencontre entre Papillon et Chantecoq. Parbleu ! c'est bien simple… Il n'y a qu'à interrompre toute communication téléphonique. Ceci décidé, le bossu se rendit tranquillement dans la salle à manger, où l'attendait un excellent dîner auquel il fit largement honneur. Puis, il descendit à l'office, où se trouvait le standard. Cinq minutes après, il en ressortait, sa besogne accomplie… Il se rendit au garage, dont il ouvrit la porte à deux battants, grimpa sur le siège de la voiturette, mit en marche son moteur et sortit dans la cour.
Attiré par le bruit, le concierge apparut sur le seuil de la loge.
– Vous allez en courses, monsieur Lüchner ?…
– Non, répondit le bossu, je vais passer la soirée chez des amis.
Le cerbère ouvrit le portail… Et le complice de Belphégor, appuyant sur la pédale, gagna la rue de Varenne.
À une allure modérée, il atteignit le boulevard Saint-Germain et obliqua à droite, dans le boulevard Saint-Michel, traversa la place de l'Observatoire, monta jusqu'au Lion de Belfort, longea l'avenue d'Orléans dans toute sa longueur, et, un peu avant d'atteindre la barrière, s'engagea dans la rue Beaunier… puis, dans une impasse faiblement éclairée et bordée de maisons ou plutôt de masures qui profilaient, à la clarté de la lune, leurs silhouettes lézardées. Stoppant devant une bicoque uniquement formée d'un rez-de-chaussée que surmontait un toit auquel il manquait un certain nombre d'ardoises, il arrêta son moteur, boucla le « flic » adapté au volant, se dirigea vers la maisonnette, et tirant de sa poche une assez grosse clef, il l'introduisit dans la serrure d'une porte pratiquée au milieu de la masure, entre deux fenêtres qui, garnies de barreaux de fer rouillés, ne laissaient filtrer aucune lumière. Et s'introduisant à l'intérieur, il referma derrière lui la porte… Puis ce fut un bruit de verrous que l'on tire… de chaînes que l'on tend… Qu'allait donc faire le bossu en ce lieu sinistre ?…